El Watan: « L’EI veut empêcher la Tunisie de bâtir un état « laïc » et « démocratique » au sud de la Méditerranée »



Ancien agent de renseignement de la DGSE française, Claude Moniquet dirige le centre d’analyse stratégique d’intelligence économique à Bruxelles. Il estime que l’EI islamique veut empêcher à tout prix la naissance d’un pays « démocratique » et « laïc » au sud de la Méditerranée. Le seul où le printemps arabe a triomphé.

 

Pourquoi selon vous la Tunisie est le pays le plus visé par l'EI dans le Maghreb? Absence de services de sécurité efficients? Ou nombre important de tunisiens dans l'EI?

Il y a deux raisons au ciblage de la Tunisie par l’E.I. D’abord elle est le seul pays directement concerné par le soi-disant « Printemps arabe » qui s’en soit plutôt bien tiré : la Tunisie post-Ben Ali a adopté une constitution exemplaire. Elle a organisé des élections parfaitement libres et celles-ci ont entériné la progression d’une coalition laïque, les institutions fonctionnent bien. Tunis pourrait donc, à terme bâtir sur le rivage sud de la Méditerranée un Etat « laïque » et démocratique et cela, bien entendu, les islamistes radicaux, de l’EI, comme d’autres factions ne veulent pas en entendre parler.

Deuxièmement, la Tunisie est effectivement, à l’heure actuelle, le plus gros « exportateur net » de djihadistes vers la Syrie, et ce non seulement dans le Maghreb mais aussi dans l’ensemble du monde. Environ 3000 Tunisiens sont impliqués dans le Djihad en Syrie et en Irak, sans doute le même nombre se trouve en Libye. Il y a au moins un millier de « salafistes » armés dans le pays lui-même, entre autres dans l’Ouest, à la frontière algérienne, dans le Djebel Chaâmbi.

Les affrontements y sont d’ailleurs réguliers. Cette combinaison de la volonté de construire une vraie démocratie pluraliste et d’un nombre extrêmement élevés d’extrémistes place la Tunisie très haut dans l’échelle d’évaluation du risque…

 

Pourquoi le terroriste de l'EI a attaqué seulement les touristes étrangers? Quel est le message derrière cet acte?

Il est clair que l’homme a volontairement épargné ceux qu’il identifiait comme des Tunisiens, leur faisant signe de s’écarter et leur disant même, semble-t-il, qu’il n’était « pas là pour eux ».

Le message est clair, la volonté était de tuer le maximum d’étrangers », ces « infidèles » et ces « croisés » (pour reprendre les termes mêmes de la propagande radicale) dont les pays, pour certains, participent à la coalition.

Cet attentat est donc à la fois une attaque contre la Tunisie et une attaque contre l’Europe dont les ressortissants ont été particulièrement ciblés. Cela étant que cela ne nous fasse surtout pas oublier que, quotidiennement, de Somalie au Nigéria, d’Egypte à Bagdad, dans le Maghreb comme en Asie centrale ou en Asie du sud-est, ce sont les musulmans qui sont les premières victimes du terrorisme islamiste.

 

Tunis demande de l'aide à l'Europe, notamment la France qui a fait tomber Kadhafi, mais en vain. Pourquoi les européens ne veulent-ils pas aider concrètement la Tunisie dans sa lutte contre le terrorisme?

Je ne pense pas que l’on puisse dire que l’Europe n’aide pas la Tunisie : il existe un soutien politique fort à Tunis, et des échanges importants existent entre les services de renseignement tunisiens et ceux de certains pays d’Europe.

D’autres coopérations existent dans le détail desquelles je ne rentrerai pas pour des raisons évidentes. Mais cette coopération a des limites. Que pourrions-nous faire d’autre ? Envoyer des troupes ? Je doute que Tunis le souhaite et cela me semble peu réalisable. La seule chose que l’Europe pourrait faire et qui aurait un impact réel sur la situation, c’est d’envoyer des troupes en Libye pour y mener les opérations de « nettoyage » qui sont nécessaires et qui ramèneraient un peu de calme dans la région. Mais je doute que cela se fasse à court terme.

Tout d’abord, c’est exclu sans mandat de l’ONU, ensuite ce serait une opération difficile et coûteuse à la fois financièrement et en vies humaines pour un résultat final qui est loin d’être assuré. Et enfin, qui mènerait cette opération ? Les deux seuls pays à avoir de tels moyens en Europe sont la Grande-Bretagne et la France. Et la France est déjà très occupée et à la limite de ses capacités avec les opérations en cours dans le Sahel, en Centre-Afrique et en Irak….

 

Comment peut-on donc sécuriser la frontière libyenne par ou passent les terroristes?

Nous parlons d’une frontière de 450 kilomètres. Il me semble que la seule solution serait l’édification d’un « mur » ou d’une « clôture de sécurité » mettant en œuvre des obstacles physiques et différents moyens d’observation, tels que caméras, radars de sol, détecteurs, etc.

Il faudrait évidement y adjoindre des patrouilles et des forces d’intervention rapide, en partie héliportées pour réagir en temps réel à toute tentative d’intrusion. Ici, l’Europe pourrait jouer un rôle en finançant le projet et en y apportant sa technologie. Mais comment réagiraient les populations locales ?

 

Quel est selon vous le rôle que doit jouer l'Algérie? Doit-elle rentrer directement en guerre contre l'EI en Libye et intervenir en Tunisie?

Je ne suis pas certain qu’Alger gagnerait à affronter directement l’E.I. et je ne suis pas certain qu’une intervention en Tunisie serait bien vue. Mais les services de renseignement et de sécurité algériens qui ont gagné, au prix de lourds sacrifices, la guerre contre le terrorisme dans les années quatre-vingt-dix, et qui ont, ainsi, acquis une grande expérience, pourraient participer à la mise à niveau de leurs homologues tunisiens et les conseiller.

Mais le rôle principal d’Alger, me semble-t-il, est de sécuriser son propre territoire, et entre autres le Sahara, de manière à empêcher que l’E.I. puisse ouvroir un nouveau « front » même symbolique mais aussi à éviter qu’AQMI puisse mener des incursions dans ces zones, comme ce fut le cas à In Anemas, en janvier 2013. Par ailleurs il ne faut pas oublier que l’Algérie, elle aussi, a une frontière (de près de 1000 kilomètres) avec la Libye, et que cette frontière doit être bien sécurisée, dans l’intérêt de la Tunisie comme de l’Algérie…

 

Manuel Valls a évoqué dimanche un choc de civilisation entre l'islam et le christianisme. Pensez vous qu'il a raison?

A mon avis, c’est une phrase à l’emporte-pièce, qui ne veut pas dire grand-chose. Il aurait mieux valu déclarer que la civilisation, y compris musulmane était en guerre avec une fraction minoritaire de l’islam, qui veut imposer sa vision rétrograde et, pour tout dire fasciste à l’ensemble du monde. Cette minorité est importante et virulente, et elle se développe, malheureusement, mais la majorité des musulmans la rejette. Vous en savez quelque chose en Algérie où vous avez vaincu ce cancer au prix de quelques 200 000 morts… 


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