Traite des êtres humains, exploitation sexuelle et prostitution : le poids du crime organisé



Rapport présenté le 4 octobre 2016 dans le cadre du colloque « The growing threat of trafficking in women, sexual exploitation and prostitution : protecting human rights of women and ending violence »[1]

Bruxelles - Palais d’Egmont

I-                 Introduction : La prostitution, un marché mondialisé et « porteur »

 

En février 2005, le sociologue canadien Richard Poulin[2] tirait la sonnette d’alarme :

« Humankind is witnessing the industrialization of prostitution, trafficking in women and children, pornography and sex tourism. The various sectors of the sex industry are flourishing ; they are organized and managed by networks of pimps and organized crime. The liberalization of the laws governing prostitution in some countries has allowed the pimps involved in organized crime to acquire, emerging from the underground, the status of entrepreneurs and respected business partners. »[3]

Onze ans plus tard, force est de constater que l’observateur honnête, non seulement, ne peut retirer un seul mot à cette analyse mais qu’il est, surtout, obligé d’admettre que la situation a empiré.

Europol considère que le trafic des êtres humains est, aujourd’hui, l’une des activités les plus importantes menées par le crime organisé, arrivant en troisième position derrière le trafic de stupéfiants et les fraudes[4].

Dans son rapport publié en 2012, la Fondation SCELLES, qui s’est donnée pour vocation de se battre « pour que tout être humain puisse vivre sans avoir recours à la prostitution » écrit :

« Mondialisée, la prostitution est devenue un marché économique. Un marché très « porteur ». Selon des estimations, le chiffre d’affaires de l’industrie du sexe s’élèverait à plus de 1,5 milliards d’Euros en Grèce (soit environ 0,70% du PIB du pays), plus de deux milliards d’Euros en Fédération de Russie, jusqu’à 18 milliards d’Euros en Espagne… »[5]

Ce dernier chiffre – 18 milliards d’Euros pour la seule Espagne – est tellement énorme que l’on serait tenté de le mettre en doute. Il s’agit pourtant d’une estimation admise par les spécialistes locaux et les associations de terrain. Ainsi, dans une étude de 2007, la Federación de Mujeres Progresistas explique comment on arrive à cette somme : « En España se calcula que hay alrededor de 400.000 mujeres prostituidas, de las cuales el 90% son inmigrantes procedentes, en su mayoría, de Europa del Este, África y Latinoamérica. Asimismo se calcula que casi 1 de cada 3 hombres ha recurrido, en alguna ocasión, a la prostitución (Instituto Nacional de Estadística, 2003), y que un millón de hombres compra diariamente los servicios de mujeres prostituidas, lo que genera 50 millones de euros diarios de beneficios y más de 18000 millones de euros al año. »[6] [7]

L’estimation avancée par les experts espagnols pourrait même sembler assez conservatrice si on se réfère à d’autres sources, généralement considérée comme sérieuses. Ainsi, Havoscope, qui s’est donné pour vocation de recueillir et d’analyser des données permettant d’évaluer le poids économique du crime et l’économie « noire », évoque 26, 5 milliards de dollars (sur un total mondial de 186 milliards), ce qui ferait le l’Espagne le deuxième marché prostitutionnel au monde après la Chine[8].

Cela étant, cette discussion sur les chiffres peut sembler assez vaine. Ce qui importe c’est d’avoir à l’esprit que l’exploitation des êtres humains à des fins sexuelles (au premier rang desquels, les femmes, mais également, ne les oublions pas, les enfants) est clairement et incontestablement l’une des principales sources de revenus du crime organisé mondial, et ce pour trois raisons essentielles : 

  •  La demande est forte

 

  •  La main d’œuvre est abondante

 

  • Dans de trop nombreux pays, les peines encourues (quand elles sont réelles) sont très loin d’être suffisamment dissuasives au regard des bénéfices possibles.

 

Enfin, le calcul lui-même est extrêmement complexe, ce qui explique les différences énormes qui peuvent apparaître entre les estimations provenant de sources différentes :

 

  • Les seules données objectives dont nous bénéficions sont celles provenant du travail policier et judiciaire (démantèlement de réseaux, saisies, estimations). Par définition, cette « fenêtre » ne permet d’observer qu’une fraction, minime, de l’activité criminelle dont la plus grande part reste invisible.

 

  • Même quand un réseau est entièrement démantelé, il reste aléatoire d’évaluer le volume d’activité qui a été le sien.

 

  • Une partie des revenus de la prostitution peut passer pour « légale » grâce aux systèmes mis en place (« répartition des tâches ») pour exploiter l’activité et blanchir ses revenus.

 

  • Etc.

 

Pour juger de l’importance de ces flux financiers, on se rappellera que l’ONU, en 2002, il y a quatorze ans, estimait le bénéfice du trafic des femmes et enfants à des fins sexuelles de 7 à 12 milliards de dollars par an au plan mondial...[9]

Cette croissance inouïe s’explique par différents facteurs :

 

  •  L’apparition des nouvelles technologies de l’information et des communications, qui profitent, bien entendu à toutes les formes de criminalité et favorise, en ce qui concerne notre sujet, la plus large diffusion d’annonces et publicités à caractère sexuel voire la mise en ligne de véritables catalogues dans lesquels le consommateur peut choisir la « marchandise » dont il louera les services en fonction des « spécialités » ou des types ethniques qu’il recherche.

 

  • La mise en œuvre progressive des accords de Schengen et la disparition des frontières intra-européennes entre 22 Etats de l’Union et quatre Etats tiers, totalisant une population de plus de 419 millions de personnes, qui ont aboli les contrôles et facilitent ainsi les déplacements.

 

  •  L’accroissement du clivage économique Nord/Sud et le maintien de très larges zones de pauvreté en Europe orientale et dans l’espace post-soviétique.

 

  •  L’état général du monde qui crée chaos et instabilité dans de nombreux pays et favorise l’immigration illégale.

 

  •  La faiblesse relative (ou la non-application) de la loi dans certains pays.

 

  • La concentration de moyens régaliens énormes dans la lutte (plus que justifiée) contre le terrorisme international qui amène certains services à « désinvestir » dans la lutte contre d’autres formes de criminalité.

 

  •  La légalisation parfois totale de la prostitution dans certains Etats (nous reviendrons plus largement sur ce point un peu plus loin).

 

  •  Etc.

 

Si l’Europe est l’un des continents les plus touchés par ce double phénomène de mondialisation de la prostitution et de prise de contrôle de cette activité par le crime organisé transnational, il n’est pas le seul. Des chiffres permettent d’en juger. Ils sont déjà anciens, mais, comme nous venons de le voir, rien ne permet d’estimer que la tendance s’est inversée, bien au contraire : dans des pays comme les Philippines, la Malaisie ou la Thaïlande, de 0,25 à 1,5% de la population vivraient de la prostitution[10] et celle-ci pourrait représenter 5% du PIB des Pays-Bas ou 1 à 3% du PIB japonais[11].

 

II           Activité prostitutionnelle et terrorisme

 

L’interaction entre crime organisé et terrorisme n’a pas encore, à ce jour, été examinée et analysée de façon satisfaisante et, surtout, globale.

Certes, à l’occasion des tragédies vécues par la France et la Belgique (entre autres) depuis le 7 janvier 2015, des éléments apparaissent qui permettent de deviner que ce champ de recherche est prometteur. Ceci s’explique par le fait que la « nouvelle génération » des djihadistes européens, façon Daech, est largement (mais évidemment pas exclusivement) formée de jeunes radicaux provenant des sphères criminelles : braquages, trafics de stupéfiants, etc. Un deuxième point à prendre en considération est que les prisons sont devenues des lieux de radicalisation importants[12].  

 

Donc : des voyous se convertissent à la cause djihadiste et lui apportent leur expérience de voyous tandis que, dans d’autres cas, des liens d’amitié – parfois renforcés par la sociologie et les pratiques claniques des « quartiers » - se créent entre « radicaux » et voyous. Par ailleurs, le crime organisé comprend qu’il peut bénéficier, avec la mouvance djihadiste d’une nouvelle source de revenus (fourniture d’arme, de « planques », de véhicules) mais le terrorisme lui-même, toujours à la recherche de nouvelles sources de financement, intègre le fait que certaines pratiques criminelles peuvent lui procurer les revenus souhaités ou, parfois, faciliter son implantation et/ou son développement.

 

En juin 2010, dans une thèse présentée à la Naval Postgraduate School de Monterey (Californie), Richard J. DiGiacomo fut l’un des premiers à s’intéresser à cet aspect des choses [le financement du terrorisme par la prostitution][13] :

 

« The case of Ansar al-Fath[14] in France suggests that a small home-grown Fench cell used prostitution to fund their operations. Furthermore, the case of Daewood Ibrihim[15], a definite purveyor of prostitution, indicates that he funded and masterminded the 1993 Mumbai[16] bombings which killed almost 250 and wounded another 700 […]. He may also have provided funding for LeT[17] as they carried out the 2008 Mumbai attacks[18] which killed at least another 173 and wounded more than 300 […] What is also certain is that terrorist organizations are increasingly relying on criminal enterprises to fund their activities […] Prostitution is highly profitable, requiring no specialized skill set, little to no cost to entry, and has unlimited opportunity. On top of all that, it is a crime that systemically, law enforcement, prosecutors, and courts do not consider a serious crime, rather a harmless vice. Accordingly, the system marginally enforces the laws related to prostitution. Given all this, not only is it logical and reasonable to conclude that prostitution could be successfully used as a funding source for terrorism; it would seem illogical and unreasonable if it were not.»[19]

 

Ajoutons que, par son action locale dans les pays où il prospère, le terrorisme génère lui-même de la prostitution. Ainsi, les désordres de la guerre et la violence ayant fait plus d’1,5 millions de veuves en Irak, jusqu’à 50 000 femmes irakiennes auraient été, à un moment ou l’autre, contraintes à la prostitution en Syrie.[20] [21]

 

De même, bien entendu, le sort des femmes Yézidis, chrétiennes ou appartenant à diverses minorités (Chabaks, Turkmènes, Kurdes) enlevées par Daech depuis 2014 et revendues comme « esclaves sexuelles », essentiellement à des « combattants » de l’organisation est comparable à une pratique de prostitution forcée.

 

Certaines femmes kidnappées par Daech ne restent pas en zone Syro-Irakiennes et sont revendues à des réseaux criminels de traite des êtres humains qui les acheminent vers la Jordanie, la Turquie, le Liban, l’Iran, le Yémen et des pays du Golfe.[22] En mars 2015, des membres ou sympathisants de Daech se livrant à l’exploitation sexuelle de filles mineures syriennes ont été arrêtés en Turquie… Selon Mark Lattimer, l’un des responsables de l’ONG britannique Minority Rights Group[23],  une femme irakienne ou syrienne pourrait être revendue jusqu’à 20 000 dollars et une nuit passée avec une jeune fille vierge de même origine serait tarifée entre 200 et 500 dollars suivant les pays concernés.

 

Selon certains témoignages des volontaires européens de Daech, renouant avec leur passé crapuleux, auraient mis sur pied et exploiteraient des bordels en Syrie et en Irak, ceux-ci ayant largement recours à une main d’œuvre forcée non-musulmane.[24]

 

Les mêmes phénomènes sont constatés en Afrique de l’Ouest, dans les régions soumises à l’influence de Boko Haram. On se rappellera du cas particulièrement emblématique des quelques 300 « Filles de Chibok », enlevées en avril 2014.

 

III    Importance du crime organisé dans l’activité prostitutionnelle

 

On estime généralement qu’entre 700 000 et deux millions de personnes seraient, chaque année, victimes de la traite des êtres humains[25].  Environ 90% de ces victimes sont trafiquées dans un but d’exploitation sexuelle.

 

Estimation de la répartition des flux des victimes du Trafic des êtres humains par Europol[26]

 

 

III.A. Définir le « crime organisé » (CO)

 

Ce trafic est aujourd’hui, extrêmement structuré et correspond très exactement à la définition du crime organisé par l’Union européenne à savoir :

 

« une association structurée, de plus de deux personnes, établie dans le temps, et agissant de façon concertée en vue de commettre des infractions punissables d’une peine privative de liberté ou d’une mesure de sûreté privative de liberté d’un minimum d’au moins quatre ans ou d’une peine plus grave, que ces infractions constituent une fin en soi ou un moyen pour obtenir des avantages patrimoniaux et, le cas échéant, influencer indûment le fonctionnement d’autorités publiques »[27]

 

On peut ajouter à cette définition a minima, d’autres caractéristiques :

 

  •  Le crime organisé est hiérarchisé, avec des chefs ou une direction « centrale » (ou une « coordination » lorsqu’on est en face d’une « mouvance » plus que d’une « organisation »), des sous-chefs et des responsables de secteurs géographiques et/ou d’activités, et des « soldats ».

 

  •  Il développe souvent (mais pas toujours) ses activités dans plusieurs pays.

 

  •  Il est fréquemment, mais pas toujours actif dans plusieurs domaines criminels. 

 

  •  Il applique généralement le principe de la spécialisation à ses personnels, les tâches de chacun étant rigoureusement définies et l’ensemble de l’activité étant segmenté.

 

  •  Il intègre toute une chaîne d’activités : acquisition de la marchandise faisant l’objet de son business, acheminement de celle-ci, distribution, collecte des gains, blanchiment des profits.

 

  •  Il tend, quand il atteint une certaine masse critique à réinvestir ses profits dans l’économie légale.

 

III.B. L’attractivité de l’activité prostitutionnelle pour le CO.

 

L’exploitation sexuelle est particulièrement attractive pour les milieux criminels.

 

Alors que la vente d’une cargaison de stupéfiants, d’armes ou de véhicules volés ne pourra être monétisée qu’une seule fois, la « location » de prestations sexuelles peut se répéter très fréquemment (en dehors des circuits d’abattage où l’acte sexuel peut être imposé plusieurs dizaines de fois par jour, la prostituée, en moyenne,

effectuera 5 à 15 « passes » par jour, 5 à 6 jours par semaine sinon 7[28] et ce sur une période pouvant atteindre 15 à 20 ans…. 

 

Les tarifs de la prostitution sont extrêmement variables en fonction de la région, de l’âge de la prostituée et des « prestations » demandées. Eu Europe, on assiste, de manière générale à une baisse des prix du fait de l’abondance de l’offre mais aussi à une très forte segmentation de l’offre : de quelques Euros ( !) pour l’abattage à 1500 ou 2000 Euros pour une escort-girl haut de gamme.

 

En Belgique par exemple, les prix peuvent s’échelonner de 15 à 20 Euros pour un « service minimal » à plus de 1000 Euros pour une « escort » retenue pour la nuit.  

 

Risquons donc un calcul :

 

Un réseau de prostitution gérant une dizaine de professionnelles rapportant chacune 6 x 20 Euros, cinq jours par semaine générera un chiffre d’affaire de 24 000 Euros par mois. Or, un réseau ne gérant « que » dix filles peut être considéré comme une petite organisation. Les grands réseaux d’Europe orientale sont fréquemment à la tête de filières exploitant plusieurs dizaines de victimes dans un seul pays. A titre d’exemple, en 2014, on a démantelé au Royaume-Uni un réseau formé de Hongrois et de Britannique qui exploitait plus de 100 prostituées. Si on applique notre calcul minimal à ce groupe, on arrive à un chiffre d’affaire de 240 000 Euros par mois.

 

Les « frais d’exploitation », eux, sont minimes : les filles sont mal logées, mal nourries, ne reçoivent que peu ou pas de soins médicaux et ne touchent qu’une part minime des revenus de leurs prestations. Seule exception : le segment « haut de gamme » qui requiert des jeunes femmes en bonne santé, bien éduquées, souvent multilingues, ayant une bonne présentation et qui nécessitent donc des investissements importants. Mais les bénéfices sont à la hauteur de cet investissement : une « escort » ayant fidélisé une « bonne » clientèle peut rapporter au moins 20 000 à 30 000 Euros par mois. 

 

Qu’il s’agisse de n’importe quel « segment », la répétition de ces prestations sur des périodes très longues assure des revenus considérables.

 

Dans une étude réalisée dans le cadre du CHEMI[29] en 2014, le commissaire divisionnaire Thierry Ourgaud estimait que, pour la France, la prostitution de rue produisait un chiffre d’affaires de 507 millions d’Euros et que le CA global de la prostitution dans l’hexagone pouvait être estimé à 1,15 milliards d’Euros… 

 

III.C. Le fonctionnement « classique » de la filière prostitutionnelle gérée par le CO.

 

Le fonctionnement de la prostitution en tant qu’industrie gérée par le crime organisé est bien connu, nous n’y reviendrons donc que pour mémoire[30]

 

Le cycle peut s’analyser comme suit :

 

1)    Recrutement des victimes

 

Celui-ci peut se faire de plusieurs manières :

 

  •  Promesse d’un travail bien rémunéré : la victime est approchée et on lui miroiter un travail peu qualifié mais bien payé à l’étranger (barmaid, danseuse, entraîneuse, mannequin, etc.)

 

  •  Recrutement par un « loverboy » : souvent utilisé pour recruter des mineures (de 12 à 15 ans en moyenne) littéralement « draguées à la sortie des écoles » par un jeune homme (18 à 25 ans) qui les séduit et les amène peu à peu (ou les force) à se prostituer.

 

  • « Achat » de la jeune fille à sa famille (dans l’espace européen et proche, cette pratique est courante en Moldavie, en Bulgarie et en Roumanie).

 

  • Enlèvement (pratique assez rare mais existant néanmoins).

 

2)  « Conditionnement » des victimes

 

Toutes les prostituées entrant dans le périmètre du crime organisé font l’objet d’une période de « conditionnement »  plus ou moins longue (de quelques jours à un mois) visant à briser leur volonté et  à les habituer à des rapports sexuels fréquents et non-choisis ainsi qu’à satisfaire tous les désirs des futurs clients. Cette période est dite, aussi, « de dressage »  

 

De manière générale, le « dressage » s’effectue de la manière suivante :

 

  •  Acheminement de la victime dans un pays tiers (loin de sa famille, de ses amis et de son environnement naturel).

 

  •  Confiscation des documents d’identité et séquestration ;

 

  •  Viols multiples par les proxénètes et leurs complices (dans certains cas, on fait état de dix viols ou plus par jour….)

 

  •  Apprentissage de la « discipline » : par la violence, le passage à tabac, les menaces contre la victime ou sa famille. On rapporte des cas où des proxénètes ont montré à leurs nouvelles « recrues » les photographies de prostituées torturées et/ou de leurs cadavres afin de le leur faire comprendre le risque qu’elles encouraient si elles « trahissaient ». 
  • Eventuellement : addiction forcée de la victime aux stupéfiants pour la rendre totalement dépendante du réseau.

 

« En dix jours », estime un spécialiste, la violence et les viols collectifs permettent de « conditionner » à peu près n’importe quelle victime. [31]

 

3)  Acheminement des victimes sur leur zone de « travail »[32]

 

La plupart du temps, les victimes seront actives dans un pays qui n’est pas le leur (pour éviter tout contact avec des personnes connues) ni celui où a eu lieu le « dressage » (pour protéger le « cloisonnement » du réseau en cas d’arrestations).

 

  •  Si les prostituées sont des ressortissantes de l’Union européenne « travaillant » dans un pays de l’UE, cet acheminement se fera avec les véritables papiers d’identité de la victime.

 

  •  En cas « d’importation » de victimes extra-européennes, on utilisera de faux documents (faux papiers, faux contrats d’embauche, etc.)

 

  •  De plus en plus, on remarque une tendance du CO à utiliser les flux de migrants pour faire pénétrer les victimes dans l’UE.

 

  • Dans presque tous les cas, l’acheminement se fera « accompagné » par un ou plusieurs membres du réseau de manière à éviter toute défection.

 

 

4)  « Mise au travail »

 

Une fois arrivée à destination, la victime est « mise au travail », dans un bordel, un club, en appartement ou sur le trottoir. On trouve, ici, deux cas de figure :

 

  •  Le réseau n’est pas totalement « intégré » et ne s’occupe que du recrutement, du dressage et de l’acheminement de la victime : dans ce cas, celle-ci sera « vendue » ou « louée » à des exploitants locaux.

 

  •  Le réseau est totalement intégré : dans ce cas, la victime sera « placée » sous la responsabilité d’un membre de l’organisation gérant un ou plusieurs établissement(s) ou un ou plusieurs quartier(s)

 

 

5)  Contrôle

 

Le contrôle de la victime est permanent. Soit celle-ci est privée de ses papiers et séquestrée soit elle est surveillée par un membre du réseau (qui « protège » la prostituée contre les agressions, « décourage » la concurrence, veille à la « bonne exécution » du contrat, etc.) et même par ses « collègues » (qui ont appris, lors de la période de « dressage » la nécessité de dénoncer tout comportement « non conforme ».[33]

 

6)  Gestion des revenus

 

La plus grande partie (entre 75% et 90%) des revenus de la prostituée sont confisqués, chaque jour, par le réseau. Dans de nombreux cas, le réseau confisque jusqu’à 100% des revenus, prétextant de « dettes «  à rembourser (prix d’achat à la famille, frais d’acheminement et d’entretien, « frais de protection », etc.) De toute façon, les victimes n’ont, évidemment, aucun recours.

 

On remarquera que, plus le réseau est structuré et plus il travaille dans les segments haut-de-gamme, plus la collecte des revenus est sophistiquée. Dans le cas des agences d’escort-girls, il n’est pas rare de trouver une prostituée travaillant dans un pays « A », alors que ses rendez-vous sont pris via un site web hébergé dans un pays « B » et que le règlement de la prestation se fait, par voie électronique, dans un pays « C ». Ces techniques compliquent évidemment fortement le travail des enquêteurs et rendent parfois impossible l’apport de la preuve de l’activité délictueuse…

 

 

7)   Mobilité

 

De manière générale, les réseaux intégrés font « tourner » les prostituées d’un établissement à l’autre et/ou d’un pays à l’autre. Cette pratique répond à une triple nécessité :

 

  •  Renouveler régulièrement le « cheptel » pour éviter la lassitude de la clientèle.

 

  •  Echapper à la détection policière.

 

  • Empêcher la victime de nouer des relations suivies avec un ou des clients et de tenter de se créer ainsi une « zone de confort » qui pourrait lui permettre d’échapper à l’emprise du réseau[34].

 

 

8)  « Fin de carrière »

 

La carrière d’une prostituée en réseau est relativement courte. Les clients veulent, dans la plupart des cas, des filles jeunes et « fraiches ». Dès lors après avoir commencé sa « carrière » à 18 ans (ou avant…) une prostituée est nettement moins « attractive » au-delà de 30 ou 35 ans. Plusieurs options seront alors envisageables :

 

  •  Dans des cas rares, la victime quittera sa place dans l’organisation pour entrer dans « l’encadrement » subalterne et se fera confier des responsabilités sur d’autres filles (dressage, surveillance, gestion d’un lieu de prostitution, etc.)[35]

 

  •  Elle sera « orientée » vers certaines spécialités dans lesquelles son âge n’est pas d’importance, ou peut même devenir un « avantage commercial » : sado-masochisme, coprophilie...

 

  •  Elle sera « revendue » à un réseau pratiquant « l’abattage » : rapports sexuels très fréquents (jusqu’à plusieurs dizaines par jour) à très bas prix.

 

  •  Elle pourra « retrouver la liberté » mais ne pourra le plus souvent, faute de moyens ou de qualifications, que tenter de survivre en continuant à se prostituer ou par d’autres activités illégales.

 

 

9)  Gestion des bénéfices

 

Les revenus de la prostitution sont investis dans le salaire des membres du réseau, le train de vie des « cadres » et les frais de fonctionnement  de l’organisation.

 

Toutefois, plus celle-ci est riche et structurée, plus elle cherchera à investir dans l’économie légale.

 

IV       Intrusion du crime  organisé prostitutionnel dans l’économie légale et interaction  avec d’autres formes de CO.

 

IV.A. Interaction avec d’autres activités du CO

 

A la lecture de ce qui précède, on comprend que le CO axé principalement sur l’exploitation sexuelle ne peut qu’entretenir des rapports étroits avec d’autres formes de CO, soit en les intégrant, soit en établissant des relations durables avec d’autres organisations ;

 

Citons notamment :

 

  •  Les réseaux de passeurs capables d’acheminer des victimes vers des pays/continents tiers.

 

  •  Les réseaux spécialisés dans la production de faux papiers (pour les documents de voyage et de résidence).

 

  •  Les réseaux de trafic d’armes (pour la protection du réseau et de son « investissement »).

 

  •  Les réseaux de trafic et de maquillage de véhicules (pour l’acheminement transfrontaliers des victimes)

 

  •  Les réseaux de trafic de stupéfiants (pour l’asservissement des victimes et l’entretien de leur dépendance au réseau)

 

  •  Les réseaux de blanchiment (pour l’investissement des bénéfices)

 

  •  Enfin, nous soulignerons qu’à l’évidence, le trafic des êtres humains à des fins d’exploitation sexuelle peut être financé par des investissements provenant d’autres branches du CO.

 

On retiendra donc que le trafic des êtres humains à des fins d’exploitation sexuelles soutient, finance et aide à prospérer de nombreuses autres formes de criminalité.

 

 IV.B. Investissement dans l’économie légale

 

Mais il y a plus grave.

 

Les réseaux du CO actifs dans la traite des êtres humains à des fins d’exploitation sexuelle tendent « naturellement » à investir dans l’économie légale.

 

Cette politique répond à trois buts distincts: protéger les bénéfices de l’activité criminelle en les dissimulant dans des  activités légitimes, s’assurer le contrôle de branches d’activités nécessaires au bon fonctionnement des organisations criminelles et au développement de leurs activités et assurer une « couverture » et des sources de revenus légales aux proxénètes.

 

Citons notamment :

 

  •  La restauration, les débits de boissons et clubs privés et l’hôtellerie qui permettent de « placer » les victimes.

 

  •  Les agences de voyages et le secteur des transports qui permettent de les faire voyager.

 

  •  Les agences de placement, d’intérim et de mannequins qui peuvent fournir de faux contrats justifiant les mouvements des personnes voire servir de « couverture » à des activités prostitutionnelles (« escort »).

 

V            « Pays cibles » et pays d’origine des réseaux criminels

 

Les pays européens les plus ciblés par le crime organisé international actif dans le domaine de la prostitution sont l’Allemagne, l’Autriche, la Belgique, l’Espagne, la France, la Grèce, l’Italie, les Pays-Bas, le Royaume-Uni et la Suisse, ce qu’Europol explique par une « forte demande en prestations sexuelles peu coûteuses[36] ».

 

Europol, toujours constate qu’un même pays peut être à la fois le pays d’origine, de transit ou de destination des victimes[37]. La Hongrie, par exemple est un pays d’origine pour les femmes hongroises envoyées en Europe de l’Ouest, de transit pour les femmes venant des Balkans et prenant la même direction et de destination pour des femmes asiatiques destinées au marché local.

 

V.A. Origine et particularités des principaux réseaux actifs en Europe[38]

 

Les réseaux internationaux alimentant le marché européen sont, principalement, originaires d’Europe orientale, avec une nette prédominance des Balkans (principalement : Roumanie, Bulgarie et l’Albanie), d’Asie et du Nigéria.

 

Dans le cas des Balkans, les réseaux Roms sont particulièrement intéressants à observer. Avec une population d’environ 12 millions de personnes, les Roms sont, aujourd’hui, la plus importante minorité intra-européenne. Mal intégrés, souvent rejetés par les populations locales, les Roms se sont organisés pour vivre dans une relative autarcie organisée autour de la famille (de structure patriarcale), elle-même intégrée à un clan qui appartient à une sous-ethnie, elle-même partie intégrante de l’ethnie Rom.

 

Les règles de vie sont connues par tous et « administrées » par la famille. En cas de transgression, c’est un tribunal clanique – dans lequel sont représentés les « anciens » - qui tranche et peut prononcer des sanctions financières (mise à l’amende), physiques (de plus en plus rares) et aller jusqu’à l’exclusion de la communauté.

 

La précarité sociale et économique des Roms et leur fonctionnement autarcique favorise la délinquance qui se répartit en trois types d’activité : mendicité organisée, vols et prostitution.

 

L’exploitation de prostituées mineures est courante et apparaît dans plusieurs affaires judiciaires récentes, entre autres en France. 

 

De manière générale, du fait de l’organisation famille/clan, l’activité criminelle, quelle qu’elle soit, se passe dans le cadre familial « élargi ». Dans de nombreux cas, les jeunes filles sont vendues par leurs familles, parfois l’imposition de la prostitution est une « punition » pour ne pas avoir respecté les règles ou pour ne pas remplir ses « quotas » dans une autre activité criminelle (mendicité ou vol). De manière générale, les prostituées Rom se recrutent dans les familles les plus défavorisées des clans. On notera que la femme a d’autant moins le choix que la culture clanique traditionnelle la soumet totalement à la volonté de la famille et plus particulièrement de ses éléments mâles.

 

La plupart des autres groupes criminels venant d’Europe orientale (Bulgarie, ex-Yougoslavie, Albanie, Hongrie, etc.) partagent plusieurs points communs : forte hiérarchisation et principe de spécialisation des tâches, propension à l’usage de la violence,  sophistication de l’activité (avec création de réseaux d’escort-girls et usage intensif du web), présence active dans plusieurs pays, ce qui permet de faire tourner plus facilement les filles.

 

Les réseaux Nigériens sont les seuls dans lesquels des femmes peuvent, assez fréquemment, occuper des postes de commandement après avoir été elles-mêmes des victimes du trafic. La plupart des prostituées nigérianes sont des migrantes clandestines, entrées dans l’Union européenne avec de faux papiers et qui se prostituent pour un temps donné dans « le but » de payer leur passage en Europe. 

 

Dans certaines familles de Cosa Nostra aux Etats-Unis, entre autres le clan Gambino (affaire impliquant Suzanna Porcelli, en 2010[39] ; elle gérait un réseau employant des mineures) on a trouvé d’autres exemples de femmes occupant un poste de responsabilité dans le proxénétisme, mais le phénomène demeure rare.

 

On remarquera que face à des réseaux multinationaux, s’adaptant sans cesse aux conditions légales, jouant avec les frontières, bien organisés et très mobiles acheminant des dizaines de milliers de femmes en Europe et/ou les maintenant dans l’exploitation sexuelle, la performance policière et judiciaire peine à s’adapter, même si elle s’améliore.

 

V.B. Importance économique de la prostitution pour les pays d’origine

 

C’est évidemment une lapalissade que de le souligner, mais plus le pays ou la communauté d’origine des victimes sont pauvres plus l’activité prostitutionnelle sera attractive pour le CO, les victimes faciles à « recruter » et l’apport économique important.

 

  •  Une prostituée bulgare rapporte, en moyenne, 23 500 dollars, soit 10 x plus qu’un autre travailleur forcé.

 

  •  Au moins 20 000 prostituées bulgares « travaillent » dans l’Union Européenne et 270 000 dans le reste du monde[40]. L’argent qu’elles génèrent pour le crime organisé est l’une des principales ressources du pays….[41] [42] [43].

 

  •  La Moldavie est l’un des pays les plus pauvres de l’aire proche de l’U.E, avec un salaire moyen oscillant entre 100 et 200 dollars par mois. Une fille mineure peut s’y acheter entre 500 et 600 dollars[44]. Résultat : 40% des prostituées moldaves dans le monde seraient mineures.

 

VI      Les conséquences de l’exploitation sexuelle sur la santé publique

 

Les conséquences de la prostitution du point de vue de la santé publique sont désastreuses. Nous ne nous intéresserons ici, qu’à la santé des prostituées.

 

Toutes les études existant depuis plus de 20 ans sont univoques[45] : l’état de santé psychique et physique des prostituées devient rapidement lamentable. 

 

Nous avons ainsi personnellement connu, en France, au début des années quatre-vingt, une affaire de prostitution d’abattage sur des chantiers de travaux publics dans laquelle les victimes, entre eux passes (elles étaient astreintes à plusieurs dizaines d’actes sexuels par jour) se désinfectaient…à l’eau de Javel. On imagine l’état pitoyable de leurs organes….

 

Ecoutons les experts de la Fondation SCELLES :

 

« Le cortège de maux liés à la précarité se retrouvent chez la majorité des personnes prostituées : malnutrition, dentition ravagée, maladies infectieuses non soignées… S’y ajoutent des risques spécifiques accrus : IST, conséquences sanitaires liées à l’addiction au tabac, à l’alcool et aux stupéfiants, dont la consommation, fréquemment imposée par les proxénètes, mais aussi volontaire, apparaît comme le corollaire quasi-incontournable de la prostitution : « ça aide à tenir ». […] Les études réalisées dans les années 90, qui servent encore de source principale aux publications plus récentes, soulignaient le rapport étroit entre pratique prostitutionnelle, taux de suicide (75% de tentatives de suicide chez les escort-girls) et taux de mortalité (40 fois plus élevé que la normale)».[46]

 

Ajoutons-y, bien entendu, la violence physique pure, intrinsèquement liée au proxénétisme et à l’activité prostitutionnelle :

 

« Selon un rapport de 2008 de la députée européenne Maria Carlsharme, une personne prostituée a 60 à 120 fois plus de risques d’être agressée ou assassinée que les autres personnes »[47].

 

Un rapport britannique de 1995[48] sur la prostitution de rue établissait que 87% des femmes interrogées avaient subi des violences graves durant les 12 derniers mois et  que 43% continuaient à souffrir des conséquences de ces violences. Une étude de l’université de Chicago soulignait que 21,4% des femmes travaillant comme danseuses ou escorts ont été violées plus de dix fois. Une étude de Minneapolis  allait plus loin : 78% des prostituées ont été victimes de viols par les proxénètes ou des clients avec une moyenne de 49 viols par an[49]

 

Nous l’avons vu dans le rappel du « cycle » de la prostitution gérée par le crime organisé : à tous les stades la violence est présente, sans même parler de la violence que représentent les rapports sexuels non-désirés. 

 

 

VII-     Le cas spécifique de la Belgique

 

La Belgique tolère la prostitution mais l’encadre de manière relativement stricte. Du moins en théorie, car, dans la pratique, les choses sont très différentes.

 

En résumé:

 

  •  L’article 380 du code pénal punit « d’un an à cinq ans » d’emprisonnement le proxénétisme.

 

  •  La prostitution en tant que telle n’est pas interdite mais le racolage l’est.

 

  •  La prostitution en maisons-closes, bars et vitrines est tolérée de fait.

 

  •  Les personnes exerçant la prostitution « contrôlable » (en établissement, donc) sont sensées être ressortissantes de l’U.E.

 

  •  L’offre prostitutionnelle, comme dans de nombreux autres pays de l’Union, se développe de plus en plus sur Internet, via des sites spécialisés et l’utilisation de réseaux sociaux.

 

On remarquera que la lutte contre le proxénétisme se concentre essentiellement sur la prostitution « non déclarée », donc « illégale ». De manière générale les tenanciers et gérants de bars, clubs ou parfois même « Eros Centers » ne font pas ou rarement l’objet de poursuites alors qu’il est évident que la seule raison d’être et la seule activité économique réelle des établissements gérés est l’offre de services prostitutionnels.

 

Le milieu proxénète a en effet trouvé une parade, mais celle-ci est transparente : les gérants de club, par exemple, ne perçoivent pas de pourcentage sur la « passe » effectuée mais les « filles » travaillant chez eux ne peuvent avoir de relations sexuelles avec un client que si celui-ci a payé un nombre donné de bouteilles de champagne. Ils peuvent, dès lors, échapper à l’accusation de proxénétisme, le service sexuel lui-même ne donnant pas lieu à un prélèvement. Cet arrangement étant, à l’évidence, cousu de fil blanc, il suffirait aux Parquets de faire preuve d’un minimum de volonté pour poursuivre la majorité des gérants (et faire fermer leurs clubs) mais ce courage manque manifestement. 

 

Il y a plus grave : les communes concernées prélèvent, en toute connaissance de cause, des taxes sur ces établissements ou même, plus spécifiquement, dans les quartiers concernés, sur les vitrines elles-mêmes. On constate aussi, dans certaines communes, l’obligation faite aux prostituées « légales » de payer une taxe de « gestion » de leur dossier. Cette pratique permet à certaines associations d’accuser les pouvoirs publics d’être « les premiers proxénètes ».

 

On notera toutefois que, dans certaines communes, le produit de cette imposition n’est pas reversé de manière indistincte au budget de la commune mais consacré à des actions spécifiques visant à lutter contre la prostitution et à porter assistance aux professionnelles qui cherchent à quitter ce milieu.

 

Mais parallèlement à cette prostitution « tolérée » ou même « légale », existe une autre prostitution, souvent de rue ou en appartement, illégale et entièrement tenue par le milieu criminel.

 

Même les quartiers les plus huppés de la capitale n’échappent pas à cette activité. Il en va ainsi de l’avenue Louise, artère haut-de-gamme reliant les boulevards de la « Petite ceinture » au Bois de la Cambre. Sur ces trottoirs, la fermeture des magasins correspond à l’arrivée de prostituées qui font le trottoir. L’appartenance (dans tous les sens du terme) de ces jeunes femmes à des réseaux criminels ne fait aucun doute. L’un des auteurs de ce rapport a pu, entre 1999 et 2003, participer à de nombreuses opérations de police[50] visant à contrôler et à éradiquer ce phénomène qui, malheureusement, est toujours vivace quinze ans plus tard. 

 

Nous avions pu constater, à l’époque que :

 

  •  La grande majorité sinon la totalité des prostituées contrôlées étaient originaires d’Europe orientale (Roumanie, Bulgarie, et, souvent, Albanie un pays non-membre de l’Union. 

 

  • La prostitution était leur seule activité.

 

  •  La majorité sinon la totalité de ces jeunes femmes étaient en situation de séjour illégal.

 

  •  Un nombre significatif d’entre elles, déjà contrôlées à de nombreuses reprises, avaient fait l’objet d’un Ordre de Quitter le Territoire (OQT), remontant parfois à plus d’un an. Mais elles étaient toujours présentes sur le sol belge, faute de volonté politique de faire exécuter l’OQT.

 

  •  Un certain nombre de ces femmes étaient de santé précaire et/ou présentaient des signes de mauvais traitement.

 

  •  Celles qui acceptaient de parler à la police (toujours de manière anonyme) faisaient état de ces mauvais traitements, tels que séquestration, viols, ou coups répétés. L’immense majorité d’entre elles refusaient toutefois de porter plainte par peur de représailles contre elles ou leurs familles.

 

  •  Leur appartenance à des réseaux se manifestait entre autres par le fait qu’elles arrivaient sur les lieux et en repartaient en groupe, souvent dans les mêmes véhicules ou encore par la présence plus ou moins discrètes d’hommes, souvent de la même origine nationale, faisant office de « guetteurs » et assurant à la fois la « sécurité » et le contrôle des prostituées. 

 

Outre les femmes d’origine est-européenne, nous avons pu constater la présence, significative, dans la prostitution illégale en Belgique de femmes originaires d’Afrique, d’Amérique latine (Brésil) et d’Asie (essentiellement des Philippines).

 

Enfin, lors de nos entretiens plus récents avec des fonctionnaires de police, il nous a été dit qu’un nombre significatif de mineurs isolés en situation illégale en Belgique « étaient soumis à la prostitution forcée » : des chiffres de 25% à 40% ont été avancés par nos interlocuteurs.[51]

 

La crainte de ceux-ci est que les déplacements récents et massifs de population en lien avec les conflits du Moyen-Orient, mais également les futures vagues, d’ores et déjà prévisibles, de déplacements (réfugiés de guerre, réfugiés « climatiques », réfugiés économiques) n’aggravent cette tendance, comme elle aggravera, de manière générale, la traite des êtres humains.  

  

L’impression que nous avons conservé de cette époque est que, dans un premier temps, les services d’intervention de première ligne (police communale) étaient désireux d’éradiquer l’activité prostitutionnelle et d’identifier et arrêter les proxénètes mais que, rapidement, découragés par le manque de suivi et de volonté au niveau du Parquet, de l’Office des étrangers ou de l’autorité politique, ils se contentaient de procéder à des contrôles de routine dans le but de « donner l’impression » que la situation était sous contrôle alors qu’elle ne l’était absolument pas.

 

Nous pouvons toutefois témoigner du fait que, quand d’une part, cette volonté d’agir du Parquet et des autres acteurs impliqués était présente et que, d’autre part, une ou plusieurs prostituées collaboraient, des enquêtes parfois menée avec des moyens dérisoires permettaient de mettre hors-jeu des proxénètes voire des réseaux entiers.

 

Il est donc manifeste que si la volonté politique et judiciaire était présente, la police ferait son travail.

 

 

VIII La question de la légalisation totale de la prostitution

Un certain courant de pensée se développe depuis quelques années défendant l’idée que la légalisation totale de la prostitution aurait pour effet de la transformer en activité économique « normale », d’assurer une meilleure protection légale et sanitaire des prostituées et de briser les réseaux du crime organisé actifs dans ce domaine.

 

Rien n’indique que cette proposition se vérifie dans les faits. Bien au contraire.

 

Prenons trois exemples

 

En Grèce, la prostitution est légale, de même que l’existence de bordels. Que constate-t-on ? Le pays est une destination majeure de prostituées venues d’Europe orientale. Et si un millier de prostituées sont « dans le système » et déclarées, on compterait entre 20 000 et 40 000 femmes se livrant à la prostitution de manière non déclarée, la majorité d’entre elles étant des victimes du trafic.

 

En Allemagne, la prostitution est légale et encadrée, entre autres dans des Eros centers. Le pays est devenu la destination européenne majeure de la traite des êtres humains à des fins d’exploitation sexuelle : si environ 400 000 personnes se prostituent en RFA, plus de 60% sont des immigrées provenant majoritairement d’Europe centrale et orientale, mais aussi d’Amérique latine, d’Asie ou d’Afrique. Si 150 000 prostituées sont enregistrées, 250 000 travaillent en dehors du cadre légal.

 

Aux Pays-Bas, la libéralisation du marché du sexe a eu des conséquences dramatiques. En 1960, 95% des prostituées opérant à Amsterdam étaient originaires du pays. Aujourd’hui alors que l’on y compte environ 250 maisons closes et 8 000 prostituées générant un profit annuel de 800 millions d’Euros, 80% des prostituées sont étrangères et 70% sont démunies de tout statut légal et donc victimes du trafic des êtres humains. Et l’on estime à 30 000 le nombre de prostituées dans l’ensemble du pays.

 

A titre de comparaison, en France, pays abolitionniste, (63 millions d’habitants) on trouve environ 20 000 prostituées. Soit « seulement » 30% de plus qu’en Belgique (pays six fois moins peuplé….) mais surtout deux fois moins qu’aux Pays-Bas  (quatre fois moins peuplés avec 16 millions d’habitants) et 20 fois moins qu’en Allemagne fédérale….

 

Le professeur Axel Dreher, de l’université de Heidelberg, le souligne à raison, après avoir examiné les données provenant de 150 pays : « là où la prostitution est légale, il y a plus de trafic qu’ailleurs… »[52]

 

Et c’est logique : les organisations criminelles profitent du laxisme légal et de la tolérance pour se couler dans la masse, travailler derrière les écrans de fumées des entreprises licite qu’elles ont créées et générer, en toute tranquillité des bénéfices colossaux. 

 

Non, en matière de traite des êtres humains à fin d’exploitation sexuelle, la réponse au crime organisé n’est pas dans plus de tolérance face à la prostitution mais, certainement dans une répression accrue, des lois plus dures permettant de prononcer des peines plus fortes et des confiscations plus importantes, et dans des mesures de protection efficaces pour les victimes et leurs familles, de manière à leur permettre de témoigner contre leurs bourreaux.

 

La réponse est, peut-être, aussi, dans la criminalisation de l’achat de services sexuels.

 

Casser l’offre en s’attaquant de manière décidée et coordonnée internationalement aux réseaux et faire baisser la demande par l’action judiciaire ne peut, à terme, que faire diminuer le nombre de victimes.

 

Toutefois, pour être efficace et juste, cette politique abolitionniste doit s’accompagner d’une autre politique, sociale et volontariste d’accompagnement des femmes qui quittent la prostitution mais également de mesures renforcées offrant une protection réelle (permis de séjour définitif, changement d’identité et relocalisation, accompagnement social et professionnel…) des femmes qui osent prendre tous les risques pour briser la li du silence et acceptent de témoigne contre leurs bourreaux et exploiteurs. Cette politique, devrait, évidemment, s’accompagner le cas échéant, de mesures identiques pour les familles proches de ces femmes qui, souvent, sont un important moyen de pression contre elles. 

 



[1] Ce rapport a été revu et complété le 31 mars 2017.

[2] Professeur à l’université d’Ottawa, spécialistes du trafic des êtres humains à des fins d’exploitation sexuelle.

[3] Richard Poulin, The legalization of prostitution and it impact on trafficking in women and children, 6 février 2005 : http://sisyphe.org/imprimer.php3?id_article=1596

[4] Europol, Socta 2013, EU Serious  organized crime Threat Assessment :

https://www.europol.europa.eu/content/eu-serious-and-organised-crime-threat-assessment-socta 

[5] Fondation SCELLES, Exploitation sexuelle, Prostitution et crime organisé, Paris, Economica, 2012 ; page 2.

[6] Nous traduisons : « En Espagne, on calcule qu’il existerait autour de 400 000 femmes prostituées, desquelles 90% sont des immigrantes d’Europe de l’Est, d’Amérique Latine et d’Afrique. De la même manière, on calcul qu’un homme sur trois recourt, en quelque occasion, à la prostitution (Institut National de Statistiques, 2003) et qu’un million d’hommes achètent chaque jour les services de femmes prostituées, ce qui génère 50 millions d’Euros de bénéfices par jour et plus de 18 000 millions d’Euros par an ». 

[7] Federación de Mujeres Progresistas, Trata de mujeres con fines de explotación sexual en España [estudio exploratorio], 2007, page 210. L’étude complète peut être trouvée à l’adresse suivante : http://www.redfeminista.org/nueva/uploads/Estudio_Trata_FMP.pdf

[9] Richard Poulin, article cité.

[10] Richard Poulin, article cite.

[11] Idem.

[12] Sur ces deux tendances, voir, notamment, Claude Moniquet : Néo-Djihadistes, Editions Jourdan, Bruxelles-Paris, 2013 et Daech, la main du diable, Editions de l’Archipel, Paris, 2016.

[13] Richard J. DiGiacomo, Prostitution as a possible funding mechanism for terrorism, Naval Postgraduate School, Monterey, Juin 2010. Le document peut être consulté à l’adresse suivante: https://www.hsdl.org/?abstract&did=20517 .

[14] Créé en 2003 par l’islamiste Safé Bourada (déjà condamné à 10 ans de détention pour sa participation aux attentats de 1995 en France) Ansar al-Fath (« Partisans de la Victoire ») a été démantelé en 2005. Le groupe s’était donné pour mission d’acheminer des djihadistes aux Moyen-Orient et de commettre des attentats sur le sol français.

[15] Né le 26 décembre 1955, Daewodd Ibrahim, alias Daewood Bhai, est le « parrain » de D-Company, un véritable « syndicat du crime » indien. Toujours en fuite, figurant à la troisième place sur la liste des World’s 10 most Wanted du FBI, il entretient, estime le renseignement américain, des liens étroits avec l’Inter Service Intelligence (ISI), le principal service de renseignement du Pakistan, connu pour son soutien aux réseaux djihadistes agissant en Inde ou contre les intérêts indiens. C’est à ce titre qu’il aurait financé des opérations djihadistes en Inde.

[16] Une série de 12 attaques à la bombe commises le 12 mars 1993 en représailles d’émeutes nationalistes hindouistes ayant entraîné la mort de musulmans. Il s’agit de l’une des plus importantes campagnes d’attentats de l’histoire indienne.

[17] Le LeT ou Lashkar-e-Taiba (« Armée des justes), fondée en 1987 et proche de la mouvance al-Qaïda est l’une des plus importantes organisations terroristes d’Asie du Sud.

[18] Série de 12 attaques particulièrement meurtrières lancées à Mumbai le 26 novembre 2008 et qui s’acheva quatre jours plus tard. Furent notamment visés : la gare centrale, l’Oberoi Trident, le Taj Palace and Tower, le Leopold Cafe, l’hôpital Cama, le cinéma Métro, le Saint-Xavier College et Nariman House, un centre communautaire juif.

[19] DiGiacomo, pages 53-54.

[20] Fondation Scelles, Terrorisme et exploitation sexuelle, 26 mai 2015. Le document peut être consulté à l’adresse suivante : http://www.fondationscelles.org/fr/tribunes/81-terrorisme-et-exploitation-sexuelle .

[21] Sur le sort des femmes irakiennes, voir notamment le rapport No place to turn : violence against women in the Iraq conflict, février 2015. Le document peut être consulté à l’adresse suivante : http://minorityrights.org/publications/7554-2/

[22] Fondation Scelles, Terrorisme et exploitation sexuelle. Ce phénomène nous a été confirmé par des sources dans les milieux du renseignement européen et arabe mais il reste difficile à quantifier.

[24] Idem.

[25] Encore ne s’agit-il, ici, que d’une estimation conservatrice. A l’intérieur de l’espace Schengen, à défaut de plainte de la victime, Il est extrêmement difficile, par exemple, de déterminer si un ressortissant de l’Union européenne présent dans un pays tiers de cette même Union a été ou non victime du trafic. De même, les chiffres que nous citons sur le nombre de prostituées et les chiffres d’affaires générés par la prostitution ne peuvent être, pour des raisons évidentes, que des estimations.   

[26] Europol, Situation Report : Trafficking in Human Beings in the EU, La Haye, février 2016

[27] Conseil de l’Union Européenne, 21 décembre 1998.

[28] Pour les proxénètes, la rentabilité passe bien avant le bien-être de leurs victimes. On rapporte ainsi que, le 24 décembre 2012, la « demande » était telle que plusieurs maisons closes de Nuremberg (RFA) ont obligé leurs pensionnaires à « travailler 24 heures d’affilée sans période de repos….

[29] Centre des Hautes Etudes du Ministère de l’Intérieur, France.

[30] Le schéma qui suit est établi en fonction des observations personnelles de terrain effectuées entre 1999 et 2003 en Belgique dans le cadre de la coopération de l’un des auteurs avec les forces de police en vue de produire des programmes de télévision. Ces observations ont été affinées et précisées par des entretiens plus récents avec des fonctionnaires de police, appartenant essentiellement à l’Office Central pour la Répression de la Traite des Etres Humains (OCRTEH) et à l’Office Central pour la Répression des Violences aux Personnes (OCRVP), Direction Centrale de la Police Judiciaire, Paris.

[31] Déclaration du directeur d’un centre de réhabilitation bulgare cités dans Richard Poulin, The legalization of prostitution and its impact on trafficking in women and children, 6 février 2005 :

http://sisyphe.org/imprimer.php3?id_article=1596

[32] Selon Europol, dans l’Union européenne, la majorité des prostituées identifies par les services de police (qui ne représentent qu’une fraction du total des prostituées) sont des ressortissantes de l’Union généralement originaires de l’Europe centrale et orientale. Les prostituées non-européennes sont principalement originaires d’Albanie, du Brésil, de Chine, du Nigéria et du Vietnam.  

 

[33] Nous avons eu à connaître, en 2002, le cas d’une prostituée albanaise de Bruxelles dont les proxénètes pensaient  qu’elle avait « trahi leur confiance ». La règle interdisait à, une Albanaise d’avoir des rapports sexuels avec un concitoyen. Une prostituée avait acquis, à tort, la conviction que l’une de ses « collègues » avait enfreint cette règle. Elle l’a dénoncée. La jeune femme a été emmenée dans un terrain vague ou ses proxénètes lui ont brisé, un à un, à coups de barre de fer, tous les os des hanches aux pieds, avant de la laisser pour morte. La jeune femme a survécu mais, par peur de représailles contre sa famille, a refusé de dénoncer ses bourreaux.

[34] Dans un certain nombre de cas dont nous avons eu connaissance, les victimes ayant échappé à un réseau ont pu le faire grâce à l’aide d’un client compatissant ou d’un policier. 

[35] Les femmes jouent en général un rôle minime dans le crime organisé, milieu masculin par définition. On soulignera l’exception des réseaux de prostitution nigérians dans lesquels il est fréquent de trouver des femmes à des niveaux de direction.

[36] Europol, Situation Report : Trafficking in Human Beings in the EU, La Haye, février 2016

[37] Idem.

[38] Données extraites du Situation Report d’Europol et confirmée par nos observations personnelles  et nos entretiens.

[39] Emanuella Grinberg, Ex-cop : Child prostitution mark a new low for mafia, CNN, 21 avril 2010.

[40] Chiffres cites par la  Fondation Scelles.

[41] Jord Madslien, Sex Trade’s reliance on forced labour, http://news.bbc.co.uk/2/hi/business/4532617.stm , BBC News Online, 12 mai 2005.

[42] Crime gangs make billions from Bulgaria sex slaves, Reuter,12 décembre 2007. http://www.reuters.com/article/us-bulgaria-prostitution-idUSL1291056220071212

[43] Thank Godfor Bulgarians abroad, novinite.com, 26 mars 2014,

http://www.novinite.com/articles/159277/Thank+God+For+Bulgarians+Abroad

[44] Moldova: Lower prices behind sex slavery boom and child prostitution, The Tiraspol Times, 12 mars 2007.

 http://web.archive.org/web/20080501093606/http://www.tiraspoltimes.com/node/653

[45]  Et notamment Hunter: Prostitution is Cruelty and Abuse to Women and Children, Michigan Journal of Gender and Law; 1994; Farley:  Prostitution in five countries: violence and post-traumatic stress disorder (South Africa, Thailand, Turkey, USA, Zambia); Feminism & Psychology. 1998; Gupta:  HIV vulnerabilities of sex-trafficked Indian women and girls, International Journal of Gynaecology and Obstetrics. 2009; les rapports de la fondation SCELLES déjà cites, etc.

[46] Fondation SCELLES,op. cit., page 440-441.

[47] Idem, page 441.

[48] In J. Miller, Gender and power on the streets : street prostitution in the era of crack, cocaine, Journal of Contemporary Ethnography, volume 23, N°4, pages 427-452.

[49] Janice Raymond, Health effects of prostitution, Kingston university.

[50] Voir note 30.

[51] Entretiens avec des fonctionnaires de police , menés en septembre 2016.


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