Albanie : l'adoption du nouveau code électoral compromet la tenue d’elections libres



 

 

Le 17 novembre dernier, le parlement albanais adoptait le nouveau code électoral, inspiré par la réforme constitutionnelle initiée, en avril, par les deux principaux partis politique du pays : le Parti démocrate (PD) et le Parti socialiste (PS).

 

A seulement quelques mois des élections législatives de juin 2009, le Premier ministre albanais Sali Berisha (PD) et son rival de toujours Edi Rama (PS) sont parvenus, grâce à ce nouveau code, à verrouiller le système électoral en excluant l’ensemble des petits partis politiques par un nouveau mode de scrutin et en s’assurant le contrôle de l’ensemble des commissions qui régissent l’organisation des consultations électorales.

 

Cette réforme avait pourtant suscité l’indignation d’une part importante de l’opinion publique albanaise[1], de nombreuses formations politiques ainsi que d’intellectuels et de personnalités locales et européennes. L’ancien Premier ministre Ilir Meta, aujourd’hui à la tête du Parti socialiste pour l’intégration (PSI), avait entamé avec dix autres députés albanais une grève de la faim afin de dénoncer les conséquences de cette réforme sur le pluralisme et donc sur le processus de démocratisation engagé en Albanie depuis la chute du régime communiste.

 

 

1)    Une réforme qui verrouille le système politique albanais

 

Avec 112 voix sur 140, le parlement a adopté le nouveau code électoral inspiré des amendements constitutionnels votés par les députais albanais en avril dernier. D’après la réforme, le système électoral devient proportionnel et régional. Une des conséquences est que le nombre de parlementaires sera proportionnel à la densité de la circonscription. Cela signifie que dans les zones où le nombre de mandats sera le plus bas, les partis devront dépasser un seuil relativement élevé, qui pourrait atteindre 20%. S’ils n’y parviennent pas (par exemple s’ils n’obtiennent que 19%), ils seront privés de représentations et leurs votes seront perdus.

Par ailleurs, les électeurs ne seront plus appelés à se prononcer sur des personnes mais sur des partis. Les partis présenteront des listes de candidats fermées, ce qui, dans la tradition albanaise, sera effectué par les présidents des partis[2].

 

Il est également prévu qu’un parti doive présenter 140 candidats afin d’être autorisé à prendre part au scrutin. De même, si une formation politique souhaite participer aux élections dans le cadre d’une coalition, elle devra disposer d’au moins 70 candidats. Les partis non représentés au parlement seront quant à eux contraints de nommer 70 candidats dans les douze circonscriptions électorales albanaises[3].

 

Un autre élément de cette réforme est la suppression de la Commission électorale centrale (CEC) en tant qu’organe indépendant[4]. La CEC continuera d’exister mais sera privée de sa pluralité en devenant une commission bipartisane au sein de laquelle, seuls le PS et le PD seront représentés. Cela signifie également que les autres partis politiques ne seront pas associés à l’organisation des élections et aux procédures de dépouillement des urnes et de comptabilisation des voix.

 

 

2)   Mobilisation contre le nouveau code électoral

 

En raison de ses conséquences sur le pluralisme en Albanie avec la disparition probable de nombreuses petites formations politiques, la réforme du code électoral a été particulièrement contestée.

 

Afin d’attirer l’attention sur cette question centrale pour la démocratie albanaise, onze députés ont entamé une grève de la faim le 10 novembre. Plusieurs personnalités politiques de premier plan, comme l’ancien Premier ministre Ilir Meta,  actuel président du PSI, ont pris part à ce mouvement. La participation du leader chrétien démocrate Nard Ndoka et de Petro Koci, à la tête d’un groupe de dissidents du PS en désaccord avec les méthodes de direction autoritaires de M.  Rama, ont donné à cette initiative une dimension non partisane, à la hauteur de la menace représentée par cette réforme.

 

Durant les sept jours que dura cette grève de la faim, les députés ont reçu le soutien de milliers de manifestants massés devant le parlement albanais à Tirana[5]. Ils ont également reçu l’appui de plusieurs députés du PS et du PD qui, bien qu’appartenant aux deux partis à l’origine de la réforme, se sont exprimés pour dénoncer les risques de ce nouveau code électoral. Toutefois – c’est révélateur du climat régnant actuellement en Albanie – les députés contestataires ont voté en faveur de la réforme. On imagine que les partis de MM. Berisha et Rama ont dû exercer des pressions sur ces parlementaires afin que ces derniers, s’ils désirent apparaître sur les listes fermées pour les prochaines élections, rentrent dans le rang.

 

Par ailleurs, les grévistes de la faim ont reçu le soutien de nombreux intellectuels et personnalités politiques albanaises, dont Alfred Moisiu et Rexhep Mejdani, tous deux anciens présidents de la République d’Albanie. Dans une lettre ouverte, les signataires s’inquiètent de « l’absence d’un large consensus autour de la réforme du code électoral » et dénoncent les manœuvres du PS et du PD dont le projet va à l’encontre des « demandes de la communauté internationale, de l’OSCE, de l’UE et d’autres partenaires internationaux[6] ».

 

L’initiative de M. Meta a également eu un retentissement international avec la visite du député belge Denis Ducarme, le 14 novembre à Tirana. Ce dernier a souligné qu’une grève de la faim d’une dizaine de parlementaires était un phénomène sans précédent en Europe qui illustrait la gravité de la situation. Il a par ailleurs insisté sur le fait que l’Albanie, dont l’avenir est en Europe, se devait d’avoir un processus électoral transparent, juste et qui respecte chacun y compris les minorités politiques[7].

 

 

3)   Une réforme ignorée par Bruxelles

 

A l’instar de nombreux anciens satellites européens de l’Union soviétique, l’Albanie s’est tournée vers l’Union européenne (UE) et l’OTAN en quête de soutien, de stabilité politique et de prospérité économique.

 

Or, sur une question aussi fondamentale que la tenue d’élections libres, l’Union européenne n’a pas été à la hauteur des espoirs placés en elle par le peuple albanais. Cette absence de réaction devant la reprise en main du processus électoral par deux partis est d’autant plus surprenante que les autorités européennes n’ont cessé de dénoncer les irrégularités électorales constatées en Albanie. Les Vingt-sept avaient d’ailleurs clairement laissé entendre à Tirana que la tenue d’élections libres et irréprochables en juin 2009 était un préalable à l’adhésion à l’UE. De même, l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) avait souligné un certain nombre d’irrégularité en décrivant le scrutin municipal de janvier 2007 comme une « opportunité manquée » pour la classe politique locale de démontrer sa maturité[8].

 

Certains députés européens comme Paulo Casaca (Parti socialiste européen, PSE) avaient pourtant alerté la Commission sur la probable disparition de plusieurs partis parlementaires et sur l’affaiblissement du débat démocratique en Albanie si le nouveau code électoral était adopté. M. Casaca avait ainsi exhorté le pouvoir exécutif européen à s’assurer de la tenue d’élections libres en Albanie, pays qui aspire à intégrer l’Union[9].

 

La réponse de la Commission, par l’intermédiaire d’Olli Rehn, responsable de l’élargissement, n’a pas donné l’impression que Bruxelles avait pris la mesure des enjeux de cette réforme. M. Rehn explique ainsi que cette réforme s’appuie sur un « large consensus politique[10] ». Or au dernier scrutin de janvier 2007, le PS et le PD n’ont totalisé à eux deux que 43% des suffrages[11]. Par ailleurs, le responsable européen de l’élargissement évoque un des points centraux de cette réforme : la composition de la Commission électorale centrale (CEC). M. Rehn affirme à ce sujet que la Commission entend ne pas « interférer avec les discussions techniques en cours au parlement » et ajoute que la composition de la CEC « doit faire l’objet d’un débat ouvert au parlement entre tous les partis politiques ». M. Rehn semble ignorer que la réforme portée par le PS et le PD n’a pas fait l’objet d’un débat au sein de la Commission parlementaire de la réforme électorale qui a été délibérément contournée. Ce procédé a d’ailleurs été largement critiqué par de nombreux observateurs qui lui ont reproché son caractère précipité et une absence de concertation[12]. De son côté, l’OSCE a dénoncé l’absence d’un véritable débat impliquant « la société civile et les acteurs compétents[13] ».

 

Par ailleurs, on notera que le nouveau code électoral ne prend pas en compte les recommandations de l’OSCE d’après lesquelles « toutes les dispositions aboutissant à une inégalité de traitement des partis devraient être supprimées[14] » conformément au paragraphe 7.6 du Document de la réunion de Copenhague de l’OSCE. A propos de la réforme de la Commission électorale, l’OSCE avait préconisé que le code électoral « apporte plus de pluralisme dans l’organisation des élections, c’est-à-dire que l’ensemble du processus ne soit pas uniquement administré par les deux principaux partis[15] ». Cela n’a, à l’évidence, pas été pris en compte dans le nouveau code électoral. On notera que l’OSCE est restée silencieuse face à ces mesures qui vont l’encontre de ses recommandations et violent les principes de l’organisation d’élections libres.

 

Il semble, aujourd’hui, que tant l’OSCE que l’Union Européenne se satisfont du fait que le PD et le PS se parlent et soient sortis de la position d’affrontement qui a été longtemps la leur. Le fait que ces deux formations s’entendent, en fait, pour museler la démocratie albanaise ne semble guère inquiéter Bruxelles et Vienne….

 

 

4)   Conclusion

 

Malgré la mobilisation, MM. Berisha et Rama sont arrivés à leurs fins en faisant adopter un nouveau code électoral jetant les bases d’un système qui favorise le bipartisme. En prévoyant notamment le passage à un scrutin proportionnel régional et en confiant le contrôle et l’organisation des consultations électorales à une commission dirigée exclusivement par le PS et le PD, la réforme est en passe d’éliminer plus de la moitié de la représentation politique en Albanie.

 

De plus, dans un pays qui a une longe histoire d’irrégularités et de fraudes électorales, la mainmise de deux formations politiques sur le contrôle des bureaux de vote n’apparaît pas comme le gage d’une évolution positive pour la démocratie albanaise. Dans ces conditions, il est en effet difficile de ne pas avoir de doutes sérieux sur la régularité des prochaines élections législatives qui se tiendront en juin 2009. Cela sera confirmé par les résultats qui devraient consacrer la domination du PS et du PD, au détriment des autres formations politiques dont la plupart seront exclues du parlement.

 

Il est regrettable que tout ceci se soit produit sous les yeux de l’Union européenne qui, en cherchant à favoriser le bipartisme incarné par MM. Berisha et Rama, est complice du recul démocratique que s’apprête à connaître l’Albanie dans les mois à venir. Cela est d’autant plus dommage que le peuple albanais aspire, contrairement à ses dirigeants actuels, aux valeurs démocratiques théoriquement représentées par l’UE et ses institutions.

 

Pour les Balkans, c’est un nouveau rendez-vous manqué avec l’Europe.

 

 

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[1] Fatjona Mejdini, « Albania Uneasy over ‘Hasty’ Voting Reforms », Koha Jone, 27 mai 2008. http://balkaninsight.com/en/main/analysis/10486

[2] « Albania PM Pans Opposition on Poll Reforms », BalkanInsight.com, 30 juin 2008. http://balkaninsight.com/en/main/news/11430

[3] « Albania should hurry up for election reform », The Journal of Turkish Weekly, 7 octobre 2008.

[4] Rozeta Rapushi, « Albanie : une réforme de la Constitution sur mesure pour Sali Berisha », Koha Jone, 22 avril 2008.

[5] Dardan Malaj, « Albania’s New Electoral Code Raises Political Storm », BalkanInsight.com, 27 novembre 2008. http://www.balkaninsight.com/en/main/analysis/15133

[6] Open letter to the support of the hunger strike of the Members of the Parliament of Albania, 14 novembre 2008.

[7] Le député belge Denis Ducarme et Claude Moniquet, Président de l’ESISC, visitent les députés grévistes de la faim à Tirana, Communiqué de presse, 16 novembre 2008.

[8] Dardan Malaj, « Albania’s New Electoral Code Raises Political Storm », op. cit.

[9] Written question by Paulo Casaca (PSE) to the Commission, E-5712/08.

[10] Answer given by Mr. Rehn on behalf of the Commission, E-5712/08EN, 27 novembre 2008.

[11] Claude Moniquet, Albanie : Quand une réforme du code électoral affaiblit la démocratie, ESISC, 15 octobre 2008. http://www.esisc.org/documents/pdf/fr/albanie-reforme-du-code-electoral-414.pdf

[12] Ibid.

[13] OSCE Presence welcomes progress made on Albanian electoral system, OSCE Press Release, 22 avril 2008. http://www.osce.org/albania/item_1_30810.html

[14] OSCE/ODIHR Election Observation Mission Report: Republic of Albania Parliamentary Elections, OSCE, Voarsovie, 7 novembre 2005, p. 25.

[15] Ibid.


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