Albanie : quand une réforme du code électoral affaiblit la démocratie



 

 

 

Près de vingt ans après la chute du communisme, le processus de démocratisation de l’Albanie se trouve une nouvelle fois menacé, cette fois, paradoxalement, par une réforme constitutionnelle initiée par les deux principaux partis politiques du pays : le Parti démocrate (PD) et le Parti socialiste (PS).

 

En effet, au printemps dernier, un consensus entre le PS et le PD – formations dominantes de la scène politique locale - permettait au parlement albanais d’adopter, à une large majorité, une série d’amendements modifiant la constitution du pays. Le changement le plus important concerne la transformation du système électoral qui favorisera désormais les deux principales forces politiques nationales, au détriment de nombreux petits partis.

 

Ces changements doivent toutefois être transposés dans un nouveau code électoral dont la rédaction, inachevée, est actuellement source de dissensions entre les deux alliés de circonstances.

 

Alors que l’Albanie, devenue démocratique en 1991, à la chute du communisme, a derrière elle une longue histoire de violences et d’irrégularités électorales, on peut se demander si cette nouvelle réforme n’est pas un moyen pour les deux grands partis de verrouiller le système politique national et, par extension, la démocratie albanaise en marginalisant voire en éliminant purement et simplement les « petits » partis. Cette question est d’autant plus importante que des élections législatives sont prévues pour le mois de juin 2009. Dès lors, afin de déterminer la nature et l’ampleur des menaces représentées par ces changements, il convient de présenter les principales dispositions de la réforme, les motivations des principaux protagonistes et les conséquences de ces amendements sur l’évolution du processus de démocratisation entamé par l’Albanie depuis 1991.

 

 

1)     Principales dispositions de la réforme du code électoral

 

Le 22 avril dernier, le parlement albanais approuvait l’ensemble des amendements proposés pour modifier la constitution albanaise. Le principal changement touche le système électoral qui, en plus d’être proportionnel, devient également régional. D’après la réforme, les circonscriptions électorales devront coïncider avec un des niveaux administratifs du pays. Cela signifie que le nombre d’électeurs, de députés ainsi que le seuil permettant d’élire un parlementaire varieront d’un secteur électoral à l’autre. Ainsi, dans les zones les plus peuplées, le seuil pour obtenir un élu sera relativement bas alors que dans les zones où la densité de population est moins importante, il sera beaucoup plus élevé. Précisons que d’après un des amendements, les partis ne dépassant pas un seuil de 10% des suffrages, qui dans certaines régions peut atteindre 20%, seront privés de représentation.

 

Par ailleurs, les électeurs ne seront plus appelés à se prononcer sur des personnes mais sur des partis. La réforme prévoit en effet une « dépersonnalisation » du mode de scrutin car les bulletins de vote ne comporteront plus le nom d’un candidat mais uniquement celui d’un parti[1].

 

Il est également prévu qu’un parti doive présenter 140 candidats afin d’être autorisé à prendre part au scrutin. De même, si une formation politique souhaite participer aux élections dans le cadre d’une coalition, elle devra disposer d’au moins 70 candidats. Les partis non représentés au parlement seront quant à eux contraints de nommer 70 candidats dans les douze circonscriptions électorales albanaises[2].

 

Un autre élément de cette réforme est la suppression de la Commission électorale centrale (CEC) en tant qu’organe indépendant[3]. La CEC continuera d’exister mais sera privée de sa pluralité en devenant une commission bipartisane au sein de laquelle seuls le PS et le PD seront représentés. Cela signifie également que les autres partis politiques ne seront pas associés à l’organisation des élections et au contrôle des bureaux de vote.

 

Les amendements constitutionnels renforcent également les pouvoirs du Premier ministre au détriment de ceux du président. Ce dernier ne pourra en effet plus procéder à la dissolution du parlement. Cette capacité revient désormais au chef du gouvernement, ce qui compliquera grandement le vote d’une motion de censure. Par ailleurs, il est également prévu que l’élection du président par la représentation nationale ne nécessite plus une majorité des trois cinquièmes mais seulement le vote de 71 députés sur les 140 qui composent l’assemblée[4].

 

 

2)    Une réforme faite pour et par le PS et le PD

 

La réforme adoptée le 22 avril par 115 voix pour, 17 contre et 3 abstentions a été portée par les deux principaux partis et par leurs leaders : Sali Berisha, actuel Premier ministre, pour le PD et Edi Rama pour le PS. L’influence de ces deux hommes politiques, et notamment du chef du gouvernement, est telle que la presse locale a pu évoquer une « réforme de la Constitution sur mesure pour Sali Berisha[5] ». Les amendements votés renforcent en effet les pouvoirs du Premier ministre au détriment de ceux du président. L’abaissement de la majorité nécessaire à l’élection du président va ainsi augmenter l’influence du Premier ministre. Autre illustration de l’état d’esprit régnant au sein du parti de M. Berisha, ce dernier, interrogé sur les conséquences de ces changements sur sa relation avec le président Bamir Topi, a désigné le chef de l’Etat albanais comme étant son « collaborateur[6] ».

 

L’entente entre MM. Berisha et Rama peut être appréhendée à la lumière d’intérêts économiques partagés par les deux responsables. Les deux hommes pourraient en effet tirer profit de leur alliance pour faire adopter une série de lois favorisant des projets de travaux publics dans lesquels ils sont impliqués. Ainsi, la presse a rapporté que des proches de M. Berisha participant à la construction d’immeubles résidentiels auraient tout à gagner si la législation pouvait autoriser la reconversion de terrains sportifs en propriétés privées. D’autres exemples concernant des projets de parkings souterrains et de zones résidentielles dans lesquels les deux hommes ont des intérêts sont bien connus de l’opinion publique albanaise. Ces intérêts communs permettent également de comprendre pourquoi M. Rama, pourtant chef de file de l’opposition, ne s’est pas exprimé sur les scandales dans lesquels M. Berisha est impliqué. Les deux hommes ont en effet pris l’habitude de se rendre des services comme l’illustre le changement du Procureur général, dont le nouveau titulaire aurait donné des garanties à M. Rama qu’il ne serait pas poursuivi dans des affaires de détournements de fonds publics intervenues alors qu’il était ministre de la Culture et maire de Tirana. Une fois le Procureur général parti, M. Rama a dénoncé l’accord qu’il avait avec d’autres partis d’opposition pour rechercher un accord politique avec le Premier ministre.

 

Par ailleurs, la réforme constitutionnelle favorise indéniablement les socialistes et les démocrates. L’objectif des deux grands partis étant clairement de créer un système basé sur le bipartisme. En ajoutant une dimension régionale et proportionnelle, les amendements rendent quasiment impossible l’élection de parlementaires issus de petits partis comme c’est actuellement le cas. Une des principales cibles de cette décision semble être LSI, le parti d’Ilir Meta qui est, à gauche, le seul véritable parti à menacer le leadership faible exercé sur l’opposition par le PS de M. Rama. Mais d’autres formations, comme le Mouvement pour le Développement National, de M. Dashamir Shehu, sont également menacés par la réforme en cours d’adoption. De plus, les dispositions prises vont, de fait, empêcher les petits partis d’intégrer des coalitions, renforçant ainsi l’emprise du PS et du PD sur la vie politique albanaise. Le fait que les électeurs soient appelés à se prononcer non plus pour des candidats mais uniquement pour des partis est un autre moyen pour les deux principales forces politiques albanaises de renforcer leur base électorale. Les partis restants, moins médiatisés, seront donc désavantagés et seront, à terme, exclus du parlement.

 

On notera également que cette réforme a été menée sans qu’un débat ne permette aux différentes forces politiques du pays de s’exprimer sur un thème dont les enjeux pour la vie politique albanaise sont cruciaux. Le consensus existant entre les deux principaux partis politiques leur a permis d’accélérer l’examen des amendements par le parlement albanais. Ces derniers n’ont en effet pas fait l’objet d’un débat au sein de la Commission parlementaire de la réforme électorale qui a été délibérément contournée.

 

Le procédé employé par le PS et le PD pour faire adopter ces amendements a été critiqué par de nombreux observateurs qui lui ont reproché son caractère précipité et une absence de concertation. Ainsi, Njazi Jaho, un constitutionnaliste de premier plan, estime que ces changements « auraient dû faire l’objet d’un débat beaucoup plus large » incluant l’ensemble des forces politiques du pays. « La Constitution n’est pas le monopole de deux partis politiques et il est donc nécessaire de consulter des experts et la société dans son ensemble avant que de tels changements soient opérés[7] »,  a-t-il indiqué.

 

 

3)    Un risque d’affaiblissement de la démocratie albanaise

 

En verrouillant le système électoral, la réforme du code électoral porte un coup dur à la cause de la démocratie en Albanie. Contrairement aux propos des représentants du PS et PD, ces changements ne produisent pas de véritable représentation proportionnelle des électeurs mais risquent, au contraire, d’exclure tous les petits partis du système politique albanais. Ces derniers ont d’ailleurs vivement critiqué cette réforme et la façon dont elle a été menée par MM. Berisha et Rama. Si les petits partis venaient à être exclus de la vie politique albanaise, le débat public serait considérablement affaibli, étant donné la faible représentativité des deux principales forces politiques nationales. Rappelons qu’au dernier scrutin de 2007, le PD et le PS n’ont réalisé à eux deux que 43% des suffrages.

 

Par ailleurs, on remarquera que ces amendements constitutionnels ont considérablement altéré, en faveur du Premier ministre, l’équilibre des pouvoirs au sein du système albanais. Le principe de séparation des pouvoirs, qui constitue le socle du fonctionnement démocratique d’un Etat, a été modifié et affaibli par la réforme portée par le PS et le PD.

 

Il semble que ces inquiétudes concernant l’évolution du système électoral aient été ressenties par la population albanaise qui n’a pas accueilli favorablement la réforme. De nombreux électeurs sont en effet désorientés par les modifications apportées par les amendements et les sondages indiquent qu’un nombre croissant d’Albanais envisage de ne pas voter lors des prochaines élections législatives de juin 2009. D’après une récente enquête, la part d’électeurs albanais désireux de participer au prochain scrutin a baissé de 13% en un an[8].

 

Les observateurs internationaux, qui ont assisté l’Albanie dans son processus de démocratisation, se sont également montrés préoccupés par la réforme du système électoral albanais. Alors que le processus de rédaction du nouveau code électoral s’éternise, des responsables de la politique européenne d’élargissement ont exprimé la nécessité que ces problèmes soient résolus au plus vite afin que les élections législatives de 2009 puissent se tenir dans un climat apaisé[9]. De son côté, l’OSCE (Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe), si elle a salué les initiatives destinées à réformer un code électoral qu’elle a largement critiqué, elle s’est montrée prudente sur les changements proposés. Pour Robert Bosch, responsable de l’OSCE en Albanie, les problèmes liés à « l’organisation et au contrôle des élections, aux procédures d’appel et aux recours concernant les résultats, au financement des partis politiques et à la participation des femmes ne sont pas pris en compte[10] » par les amendements constitutionnels. Il a également dénoncé l’absence d’un véritable débat impliquant « la société civile et les acteurs compétents ».

 

Par ailleurs, le scepticisme des électeurs albanais et des observateurs internationaux concernant la réforme électorale semble également inquiéter certains parlementaires qui avaient pourtant voté, en avril, en faveur des amendements. Ainsi, Prec Zogaj, un des plus anciens parlementaires albanais, considère désormais son choix comme une erreur, estimant que ce changement va détruire le lien qui unit les électeurs et leurs représentants. D’après M. Zogaj, cette réforme va à l’encontre d’une tradition albanaise qui remonte à la chute du communisme en 1991 et d’après laquelle « les électeurs choisissent des personnes » et pas uniquement des partis[11].

 

 

4)    L’Europe attentive

 

L’Europe, en règle générale, se soucie malheureusement assez peu de la petite Albanie, semblant ignorer que sa stabilité est l’une des clés de la sécurité dans les Balkans.

 

Cette fois, pourtant, un frémissement révélateur a eu lieu. Alors que le PD et le PS ont tenté de neutraliser tout débat sur leur gestion des affaires au sein du Parlement européen, en exerçant « d’amicales pressions » sur leurs alliés au sein de cette assemblée, six parlementaires courageux ont, à l’initiative du socialiste portugais Paulo Casaca, brisé la loi du silence[12].

 

Dans une lettre ouverte envoyée début juillet aux présidents du Conseil, de la Commission et à diverses hautes personnalités européennes, dont M. Javier Solana, ces élus de l’Europe démocratique dénonçaient les dérives sous-tendues par les réformes en cours d’adoption à Tirana.

 

Un débat est donc désormais ouvert au sein du Parlement européen, et il se poursuivra dans les mois à venir.

 

 

5)    La tentative de contourner le pouvoir judiciaire

 

Cette réforme qui aurait pour conséquence non seulement de polariser le jeu politique albanais autour de deux partis mais également d’affaiblir le pouvoir législatif au profit du pouvoir exécutif, et plus précisément d’un de ses éléments, le Premier ministre, n’est pas le seul signe inquiétant de la dérive du pays vers un pouvoir personnel fort et sans contrôle.

 

M. Sali Berisha a également la tentation de contourner le pouvoir judiciaire dont l’existence et l’indépendance sont pourtant une pierre angulaire indispensable de la démocratie.

 

Lançant récemment, à la télévision, une « campagne anti-corruption », le Premier ministre a en effet appelé ses concitoyens à le saisir personnellement des cas de corruption dont ils pourraient être témoins ou victimes. Une manière subtile de jouer la carte du populisme et de la démagogie en éliminant purement et simplement la justice de l’équation.

 

Cette proposition – qui tend à faire de M. Berisha une sorte d’homme providentiel se trouvant de fait au dessus des lois - est d’autant plus surprenante, pour ne pas dire inquiétante, que le Premier ministre lui-même, certains membres de sa famille et des membres éminents de son gouvernement ont été régulièrement cités dans des affaires de corruption ces dernières années. La dernière en date n’est pas la moindre puisqu’il s’agit d’un gigantesque trafic d’armes à destination de l’Afghanistan. L’affaire avait été révélée en mars dernier lors de l’explosion catastrophique qui tua plusieurs dizaines de personnes dans les entrepôts de Gërdec où étaient stockées ces armes. Dans les tout derniers jours de septembre, cette affaire ténébreuse a connu un rebondissement rocambolesque lorsque l’un des principaux témoins du scandale a trouvé la mort dans un accident de voiture des plus suspects.

 

Il est dès lors permis de se demander si l’initiative « anti-corruption » de M. Berisha vise à traquer la délinquance ou, au contraire, à mieux brouiller les cartes en mettant la justice dans l’impossibilité de fait de travailler.

 

 

6)    Conclusion

 

Près de six mois après l’adoption des amendements constitutionnels par le parlement albanais, le retard qui touche le processus de rédaction du nouveau code électoral illustre les doutes inspirés par la réforme portée par MM. Berisha et Rama. Si, au vu des difficultés rencontrées dans le passé par l’Albanie pour organiser des élections sans irrégularités, une réécriture du code électoral apparaît plus que souhaitable, le projet des deux principales forces politiques albanaises semble créer plus de problèmes qu’il n’en résout.

 

En cherchant à éliminer plus de la moitié de la représentation politique en Albanie, cette réforme ne peut être perçue que comme un pas en arrière dans le long et difficile processus de démocratisation entamé par le pays en 1991. Le scepticisme des électeurs albanais et la circonspection des observateurs internationaux viennent renforcer les doutes quant au caractère néfaste de ces amendements constitutionnels.

 

Alors que l’Albanie aspire à intégrer l’Union européenne et l’Alliance atlantique, les menaces pesant sur son processus de démocratisation doivent être traitées avec la plus grande attention par les autorités compétentes, notamment au sein de l’UE, afin que le caractère pluraliste et démocratique de ses institutions soit préservé.

 

La résolution des problèmes électoraux albanais doit donc apparaître comme une priorité pour les autorités européennes car, selon les termes de Aleksander Meksi, ancien Premier ministre et acteur des seules élections n’ayant pas été contestées, « l’Albanie ne trouvera pas le calme tant que la volonté des électeurs sera déformée et que les gouvernements ne la traduiront pas dans leur politique[13] ».

 

 

 

 



[1] « Albania PM Pans Opposition on Poll Reforms », BalkanInsight.com, 30 juin 2008. http://balkaninsight.com/en/main/news/11430

[2] « Albania should hurry up for election reform », The Journal of Turkish Weekly, 7 octobre 2008.

[3] Rozeta Rapushi, « Albanie : une réforme de la Constitution sur mesure pour Sali Berisha », Koha Jone, 22 avril 2008.

[4] « Albania Approves Constitutional Reforms », BalkanInsight.com, 22 avril 2008. http://balkaninsight.com/en/main/news/9571

[5] Rozeta Rapushi, op. cit.

[6] Ibid.

[7] Fatjona Mejdini, « Albania Uneasy over ‘Hasty’ Voting Reforms », Koha Jone, 27 mai 2008. http://balkaninsight.com/en/main/analysis/10486

[8] Ibid.

[9] « Albania should hurry up for election reform », op. cit.

[10] OSCE Presence welcomes progress made on Albanian electoral system, OSCE Press Release, 22 avril 2008. http://www.osce.org/albania/item_1_30810.html

[11] Fatjona Mejdini, op. cit.

[12] Outre Paolo Casaca (Portugal, PSE) lui-même, ces parlementaires sont : Jean-Luc Bennahmias (France, Verts), Victor Bostinaru (Roumanie, PSE), Erik Meijer (Pays-Bas, European Unitarian Left), Frédérique Ries (Belgique, Alliance of Democrats and Liberals , ALDE) et Hannu Takkula (Finland, ALDE).

[13] Lorenc Vangjeli, « Albanie : à quand une révolution électorale ? », Revista Mapo, 1er mars 2008.


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