Après Annapolis, quel rôle pour la Syrie au Moyen-Orient?



 

 

La communauté internationale a le sentiment que la Syrie est un pays isolé, car cette dernière n’a jamais participé aux conférences internationales informelles sur le Moyen-Orient.

Il était important qu’elle fût présente à la conférence de paix israélo-arabe d’Annapolis, comme l’a démontré Dimitri Delalieu dans sa note d’analyse « Annapolis, chronique d’un échec annoncé [1]». La Syrie n’y a pas été invitée en tant que pays isolé, mais comme une puissance régionale courtisée qui garde le soutien de l’Iran.

Les discussions sur le Golan rajoutées in extremis à l’ordre du jour ont permis aux Syriens de se présenter à cette conférence, Washington ayant pris conscience plus de la capacité de nuisance de la Syrie que des possibilités de cette dernière à faire avancer le processus de paix.


Mais quelle est vraiment cette capacité de nuisance, ou plutôt quel est le rôle que la Syrie peut jouer dans les relations interétatiques au Moyen-Orient ?

 

Avant la conférence d’Annapolis, l’Occident avait plutôt tendance à voir la Syrie comme l’obstacle majeur à la paix au Liban. Il serait présomptueux d’affirmer que la vision occidentale ait changé du tout au tout depuis, mais on peut raisonnablement penser que la Syrie est redevenue un interlocuteur, si ce n’est fréquentable, du moins incontournable dans la région.

Selon Javier Solana, la période après Annapolis sera plus importante que la réunion elle-même. « Il sera crucial d'avoir une suite politique, dans laquelle la communauté internationale jouera un rôle important. »[2]

Certes, ceci est vrai pour les relations israélo-palestiniennes, mais on peut penser que cette conférence est le point de départ d’une nouvelle donne au Moyen et Proche-Orient.

 

Quel sera le rôle de la Syrie dans la gestion de la crise israélo-palestinienne post-Annapolis ? Certainement pas un rôle primordial, car ce n’est sans doute dans l’intérêt d’aucun des protagonistes, et l’initiative lancée à Annapolis n’a prévu que des rencontres régulières entre Ehoud Olmert et Mahmoud Abbas, qui sont ainsi condamnés à un huis clos qui sera probablement stérile.

En revanche, la crédibilité, du moins de façade, retrouvée de la Syrie devrait lui permettre de jouer un rôle d’arbitre dans la crise américano-iranienne, voire dans la politique intérieure irakienne, et surtout de continuer d’être un interlocuteur incontournable pour tout ce qui touche au Liban.

 

Nous allons donc essayer de voir quelle est la position de la Syrie au Moyen-Orient, et son rôle futur n’en sera que plus facile à discerner : grand frère au Liban, participation (à prouver) au maintien de l’instabilité en Irak, alliance contre-nature avec l’Iran, lutte pour le leadership régional avec la Turquie.

 

 

1)     La Syrie et le Grand Liban

 

La Syrie s’est servie de la crise libanaise pour ouvrir un dialogue avec les États-Unis, retrouver la manne financière que le Liban représente pour Damas et, surtout, pour maintenir les tensions internes dans l’espoir de pouvoir éloigner le spectre de l’adoption des statuts du tribunal à international qui devra juger les présumés coupables de l’assassinat de Rafic Hariri.

 

Elle se sert aussi de la France, qui pourrait l’accompagner sur la voie de la respectabilité internationale. Mais comme l’a déclaré le chef de l’Etat français au cours d’un entretien[3], il faudrait pour cela que la situation se dénoue au Liban. Il faut toutefois noter que des diplomates français qui suivent de près la situation au Liban affirment que le président Sarkozy n’a jamais admis l’idée d’un troc entre une élection présidentielle aisée et un assouplissement que l’on obtiendrait en faveur de Damas au niveau du tribunal international.

 

« La médiation française a rétabli le rôle de négociateur influent de la Syrie au Liban. Elle est redevenue un facteur important dans les élections », estimait déjà en décembre Samir Frangié[4].

Damas a même reconnu avoir marqué des points : « La Syrie est aujourd’hui plus forte qu’elle ne l’était » pendant ses vingt-neuf ans de présence militaire, avouait récemment son vice-président, Farouk al-Charah.

 

Grâce notamment à la médiation de Bernard Kouchner, ministre français des Affaires étrangères, le nom du futur chef de l'Etat libanais ne semble plus poser de problèmes. Ce sera un homme au-dessus des partis : le général Suleiman, actuel chef de l'armée. A Beyrouth, tout le monde est d'accord sur ce point, la majorité pro-occidentale comme l'opposition prosyrienne.


Mais c'est maintenant la composition du futur gouvernement qui divise, la Syrie allant jusqu'à fixer le nombre de portefeuilles qu'il convient d'attribuer à ses affidés.


Entamée il y a sept mois avec la bénédiction de Washington, la médiation française s'appuie en effet sur l'idée que l'incontournable président syrien Bachar el-Assad souhaite réintégrer la communauté internationale. Paris lui a donc envoyé un émissaire et Nicolas Sarkozy s'est entretenu avec son homologue à trois reprises au téléphone.


Isolé comme jamais il ne l’a été, Bachar el-Assad n'en demandait pas tant. Après l'assassinat, en 2005, du Premier ministre libanais Rafic Hariri, dans lequel son pays est fortement soupçonné d’être impliqué, la communauté internationale l'avait contraint à retirer son armée du Liban. Puis à répondre aux questions des enquêteurs du Tribunal pénal international.

 

L’assassinat du général François el-Hajj, futur chef de l’armée libanaise, et un énième report des élections présidentielles ont un peu freiné les ardeurs françaises, pour aboutir fin décembre 2007 à une rupture des discussions entre Paris et Damas sur ce sujet, rupture confirmée par la Syrie début janvier 2008.


La diplomatie française est donc convaincue que Damas ne veut pas qu’un nouveau président soit élu au Liban, et que le régime syrien tient à paralyser l’action d’un éventuel chef d’État libanais en obtenant un tiers de blocage au sein du Conseil des ministres.


Mais comme au Proche-Orient rien n’est aussi simple qu’on voudrait le penser, Hassan Nasrallah, le chef du Hezbollah libanais, a mis en garde contre l'échec de la médiation française. « Les Français et les Syriens tentent de parvenir à un compromis (...) mais si cette médiation échoue, il n'y en aura pas d'autres, et l'opposition lancera une mobilisation qui recourra à tous les moyens pacifiques possibles », a-t-il prévenu, sans plus de détails[5].

 

Début janvier 2008, la Syrie reste donc, quoi qu’on en pense, un interlocuteur incontournable dans les affaires libanaises, mais à la différence de ce que l’on a pu connaître par le passé, un interlocuteur plus « respectable ».

 

 

2)    Les relations Syrie-Irak

Quel sera l’objectif américain après l’Irak ? Cette question était, et reste, celle que se posent les pays du Moyen-Orient, et en particulier la Syrie.

« Les forces régionales comme l’Iran et la Syrie prennent nos forces pour cible parce qu’elles savent que si nous apportons la stabilité en Irak, les États-unis tourneraient leur attention sur elles. Et c’est la dernière chose qu’elles souhaitent », explique Abu Azam[6].
Sans pour autant cautionner les propos d’Abu Azam, on peut raisonnablement penser que tant que durera la guerre en Irak, les États-unis ne seront pas forcément enclins à régionaliser le conflit.

La Syrie et l’Iran, nommément désignés comme faisant partie de l’axe du Mal par Washington, peuvent penser qu’ils pourraient faire les frais de la fin des hostilités en Irak : ces deux pays, à défaut d’être partie prenante directe dans le conflit irakien, ont tout de même tout intérêt à ce que ce dernier dure.


Les Syriens ont été longtemps accusés de favoriser le passage de terroristes vers les camps d’entraînement situés en Irak et de fournir un nombre conséquent de ces terroristes[7]. Cette situation perdurera-t-elle ?

 

Soutenant la minorité sunnite ainsi que des éléments panarabes issus de l’ancien parti Baas, et n’étant pas favorable à un Kurdistan irakien fort, Damas a vraiment tout intérêt à rester présent dans les affaires intérieures irakiennes.

 

Toutefois le soutien affiché tant à la minorité sunnite qu’aux anciens baassistes n’est pas forcément du goût de l’Iran, pays avec lequel la Syrie entend garder des liens étroits.

3)    Les relations Syrie-Iran

 

Si Damas et Téhéran se trouvent aujourd’hui dans le même camp, les deux capitales n’ont pas les mêmes priorités[8] .

 

La Syrie est plus axée sur le fait de retrouver sa place au Liban, alors que l’Iran, soucieux  face aux pressions occidentales et aux menaces israéliennes de gagner l’ensemble du monde musulman, sunnite dans son écrasante majorité, à la cause de son programme nucléaire, est, au contraire, désireux de calmer le jeu au pays du Cèdre, notamment pour éviter les risques réels d’un conflit entre sunnites et chiites.

 

Malgré les divergences rhétoriques apparentes et les contradictions idéologiques, les régimes de Damas et de Téhéran se ressemblent paradoxalement[9] : très actifs en politique étrangère, les deux États dépendent fortement de leur environnement régional, en raison de leur isolement croissant et de la portée prosélyte et expansionniste des idéologies qu’ils incarnent (nationalisme panarabe pour la Syrie, islamisme révolutionnaire pour l’Iran).

 

De plus, ces deux pays ont pour adversaire commun l’Amérique, ce qui leur donne  tout naturellement une occasion de faire front commun, tandis que leur opposition à Israël est plus de nature idéologique. En effet, Israël constitue la seule collectivité du Moyen-Orient à être à la fois non arabe et non musulmane, et par conséquent à vouloir échapper aux desseins hégémoniques de ces deux États idéologiques (panarabisme d’une part, panislamisme de l’autre).

C’est pourquoi, en dépit de sa faible superficie et de sa population réduite, l’État d’Israël est un ennemi fédérateur pour les deux grandes familles idéologiques qui dominent la vie politique moyen-orientale depuis un siècle.

Rien ne garantit donc que l’alliance stratégique entre la Syrie et l’Iran ne soit à l’abri de changements.

 

4)    Les relations Syrie-Turquie

 

Autant la Syrie que la Turquie veulent asseoir leur position et sont à la recherche d’une reconnaissance du rôle régional qu’elles peuvent avoir.

La Turquie a envoyé des troupes, certes en petit nombre, au Liban, dans le cadre de l’ONU, suite aux événements de l’été 2006 : cela démontre la volonté d’Ankara d’être plus présent dans les affaires du Proche-Orient et ne semble pas particulièrement gêner Damas.

 

Sur le plan économique, le ministre d'Etat turc Nazim  Ekren et le vice-ministre syrien des Affaires économiques Abdallah al-Dardari se sont entretenus dès le 2 janvier 2008 de la promotion de leurs relations économiques, qui ont considérablement progressé ces dernières années.

A l’occasion de cette rencontre, Al Dardari a souligné que la Syrie et la Turquie avaient travaillé à préserver la stabilité et la sécurité dans la  région  et  a également évoqué le projet de gazoduc entre les  deux pays pour transporter du gaz naturel égyptien. Ce projet sera terminé au milieu de l'année 2009.[10] Cette coopération économique remettrait la Syrie au premier plan dans la région.

 

Revenons sur les discussions concernant la stabilité et  la sécurité dans la région : selon Frédéric Encel[11], d’un côté, l’axe États-Unis/Israël/Turquie s’est constamment renforcé, et pour y faire face, la Syrie, l’Irak et l’Iran n’ont eu d’autres alternatives que de se rapprocher. Ces affirmations étaient d’actualité à la fin des années 70.

 

Depuis, la guerre Irak-Iran, puis les deux guerres en Irak et enfin la montée en puissance du PKK ont quelque peu changé la donne : on assiste aujourd’hui à une nouvelle alliance entre l’Iran, la Turquie et la Syrie sous l’œil complaisant de Moscou.

La Turquie a-t-elle vocation à continuer à servir les intérêts occidentaux ou va-t-elle plutôt infléchir sa politique en tenant plus compte de ses voisins que sont l’Iran et la Syrie ?

 

 

5)     En conclusion 

 

Dans un discours prononcé le 14 août 2007[12] devant une audience de journalistes, à l'occasion de la "Journée des journalistes" en Syrie, le vice-président syrien Farouq Al-Shar avait déploré le manque d'unité du monde arabe et sa « désintégration ». Il s'en était pris aux pays arabes qui nouent des relations diplomatiques avec Israël car cela créait, selon lui, un « fossé » dans le monde arabe. Il avait également critiqué l'Arabie saoudite qui refuserait de maintenir de bonnes relations avec la Syrie.

 

Depuis le mois d’août, il semblerait que la Syrie ait enfin été reconnue comme interlocuteur, du moins par les États-unis et l’Europe, pas forcément en tant qu’interlocuteur privilégié, mais comme partenaire incontournable.

 

Le président Bashar el-Assad aurait souhaité profiter du sommet de Riyad[13] pour tenir une conférence trilatérale entre la Syrie, l’Egypte et l’Arabie, mais ces deux dernières nations n’étaient pas intéressées, peut-être pour ne pas déplaire aux États-unis.

 

L’invitation de la Syrie à participer à la conférence d’Annapolis, les futurs développements de la crise libanaise, et l’élection, enfin, d’un président de consensus dans ce pays, vont peut-être changer la donne.

 

 

 

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[1] Note d’analyse de l’ESISC du 26 novembre 2007.

[2] Jossi Lempkowicz, « Solana : failure at Annapolis meeting ‘is not an option’ », European Jewish Press, November 22, 2007 in www.ejpress.org/article/21959

 

 

[3] Al Ahram du 29 décembre 2007.

[4] Député de la majorité anti-syrienne.

[5] Interview à la télévision libanaise, sur la chaîne NBN, le 2 janvier 2008.

[6] Un des principaux fondateurs du rassemblement tribal « Réveil des Conseils [Awakening Councils] », cité dans http://www.info-palestine.net/article.php3?id_article=3489 du 29 décembre 2007.

[7] Sur 700 combattants étrangers recensés depuis août 2006, 57 sont syriens.

[8] Mouna Naïm, « Syrie et Iran, une alliance stratégique », Le Monde, 30 mars 2007.

[9] Extraits de l’article de Masri Feki, parue le 26 juillet 2007 dans le Turkish Daily News (Is the Iranian- Syria axis lasting ?)

[11] Le Moyen-Orient entre guerre et paix. Une géopolitique du Golan, éditions Flammarion, 2001.

[12] www.syria-life.com, 15 août 2007

[13] 28 et 29 mars 2007


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