Arménie : la marche turque du Président Sarkissian



 

 

Il aura fallu un peu moins de trois ans pour que le souhait exprimé, en 2006, par Serge Sarkissian, à l’époque ministre arménien de la Défense, dans les colonnes du Wall Street Journal, devienne réalité. Il y plaidait pour « l’établissement, sans conditions préalables, de relations diplomatiques et de bon voisinage entre l’Arménie et la Turquie[1] ». Ce souhait, que de nombreux observateurs qualifièrent de vœu pieux, semblait pour le moins utopiste, compte tenu du climat de méfiance mutuelle et d’inimitié persistante qui a empoisonné les relations de l’Arménie et de la Turquie au cours du siècle écoulé. Réitéré le 9 juillet 2008 dans les colonnes du même journal - « nous sommes prêts au dialogue avec la Turquie[2] » - le souhait de Serge Sarkissian, devenu entre temps président de la République arménienne, s’est finalement concrétisé le 10 octobre dernier.

 

Malgré quelques rebondissements de dernière minute qui ont retardé de près de trois heures la cérémonie[3], le ministre arménien des Affaires étrangères, Édouard  Nalbandian, et son homologue turc, Ahmet Davutoglu, ont apposé leur paraphe au bas des deux protocoles d’accord. En arrière plan, sur la photo de cette cérémonie, les parrains de cet accord, la secrétaire d’Etat américaine, Hillary Clinton, le ministre russe des Affaires étrangères, Serguei Lavrov, le ministre français de Affaires étrangères, Bernard Kouchner[4], et le Secrétaire général de l’UE et Haut représentant pour la politique étrangère et de sécurité commune (PESC), Javier Solana, avaient fait le voyage de Zurich pour témoigner leur soutien au processus ainsi enclenché.

 

Ce processus, s’il aboutit, pourrait à terme constituer une avancée majeure dont les conséquences géopolitiques ne manqueront pas de se faire sentir tant au plan régional - désenclavement de l’Arménie et possible résolution du conflit gelé du Haut-Karabagh - qu’au plan international - place, rôle et ambitions de la Turquie, au centre d’un arc de crise englobant non seulement Israël et ses voisins arabes mais aussi l’ensemble des pays qui font aujourd’hui l’actualité internationale dans une rare et inquiétante complexité (Iran, Afghanistan, Pakistan et Inde).

1)  Plus qu’un simple pas en avant

 

C’est fin août dernier que les deux projets de protocoles sur l’établissement de liens diplomatiques formels ont été rendus publics. Le premier affirme le désir des deux pays d’établir des relations de bon voisinage et souligne « leur volonté commune de mettre sur pied un nouveau modèle de relations et de tracer une nouvelle voie à la recherche de la paix dans un climat d’harmonie et de compréhension mutuelle[5] ». Ce protocole confirme, par ailleurs, la reconnaissance mutuelle des frontières actuelles ainsi que la volonté d’Ankara et d’Erevan de procéder à leur réouverture[6].

 

Le second protocole définit les trois mesures concrètes prises dans le cadre du développement des relations diplomatiques entre les deux pays. La première de ces mesures prévoit l’ouverture de la frontière dans un délai de soixante jours après la ratification des protocoles par les deux parlements nationaux. La deuxième définit les thèmes et sujets des consultations régulières à tenir au niveau des ministres des Affaires étrangères : en premier lieu, un dialogue sur la dimension historique au sein d’une sous-commission composée d’historiens des deux pays[7] et, en second lieu, des discussions sur le développement des réseaux et des infrastructures de transport, de communication et d’énergie. La troisième de ces mesures prévoit la mise sur pied d’une commission chargée de surveiller la mise en œuvre des différentes étapes proposées.

 

La signature de ces deux protocoles ne constitue pas seulement une avancée  significative dans le processus de réconciliation entre les deux pays. C’est un évènement d’importance cruciale en ce sens qu’autorités turques et arméniennes sont convenues de respecter un certain nombre d’obligations politiques et légales. Ces accords ne constituent pas un simple échange de déclarations de principes, ni même une feuille de route qui ne ferait qu’esquisser les contours d’un processus de paix. Ils ne sont pas seulement le résultat d’un changement de ton entre les deux pays. Ils témoignent avant tout d’un changement positif de langage et d’attitude. Les deux parties prenantes sont tombées d’accord pour mettre en œuvre ce qui a été planifié et signé. Ces accords contiennent un calendrier défini et précis : rétablissement des relations diplomatiques sur la base de la Convention de Vienne de 1961[8] avec échange de missions diplomatiques à la date de leur ratification et ouverture des frontières dans un délai de deux mois après cette date.

 

La question est de savoir maintenant si ces protocoles marqueront le départ d’une nouvelle étape dans les relations arméno-turques et s’ils entreront dans l’Histoire comme les protocoles de « l’espoir » ou ceux de « la honte ». Il faut cependant éviter de tomber dans un optimisme démesuré et de surestimer la signification de cet évènement. Il y a eu, jusqu’à présent, de trop nombreux exemples, y compris récents, de situations similaires où le processus de paix s’est, au mieux, englué et, au pire, évanoui. Le meilleur exemple est certainement la situation du Proche-Orient qui a vu l’esprit d’Oslo[9] laisser la place à de nouveaux et violents conflits locaux. Un autre exemple, un peu moins médiatique, est celui de Chypre où le plan Annan[10], du nom du Secrétaire général des Nations unies de l’époque, a laissé entrevoir de réels espoirs de paix avant de s’enliser, plus ou moins définitivement, dans les sables et les méandres de la politique chypriote.

 

Ceci nous conduit à ce qui est probablement le plus important dans le cadre du rapprochement turco-arménien. La signature de ces deux accords est une nouvelle et énième confirmation de ce qui est devenu un truisme « ne jamais dire jamais ». Les diplomates arméniens et turcs viennent de démontrer que d’anciens ennemis peuvent, avec un peu de bonne volonté, parvenir à progresser sur le chemin de la paix et de la détente, dans le respect de leurs intérêts communs. Cette réconciliation n’est pas la première de ce genre. De nombreux exemples sillonnent l’Histoire récente du continent européen : la Grèce et la Bulgarie avec la Turquie, la Pologne avec l’Ukraine et la Lituanie, la Russie avec l’Allemagne ainsi que la Hongrie avec la Roumanie, sans mentionner la réconciliation franco-germanique qui a transformé en alliés européens exemplaires les deux ennemis irréductibles du début du 20ème siècle. Une réconciliation historique se doit de permettre la satisfaction des intérêts nationaux des deux parties et être viable sur le plan politique. C’est pourquoi il est important d’analyser les motivations turques et arméniennes et d’appréhender la logique qui préside aux changements de repères qui caractérisent les approches diplomatiques entre ces deux pays.

 

2) Le pragmatisme turc

 

Le problème du Haut-Karabagh a toujours été, depuis 1993, un point de fixation majeur dans le domaine des relations arméno-turques. Avec ces protocoles, il est intéressant de constater que la situation particulière de cette province azerbaïdjanaise sécessionniste n’est pas abordée, ni évoquée. Cela démontre que la diplomatie turque a ses propres raisons, essentiellement pragmatiques, pour entamer un dialogue direct avec l’Arménie, sans passer par le canal de Bakou.

 

  1. a.       Le recentrage sud-caucasien et proche-oriental

 

La Turquie cherche à prouver à la communauté internationale sa capacité à jouer un rôle de médiateur qui se veut incontournable, à l’égal de la Russie, son partenaire économique et diplomatique. Anticipant ce qu’elles pressentent - une plus que vraisemblable non-adhésion à l’Union européenne - les autorités turques semblent vouloir recentrer leur stratégie diplomatique vers le Caucase du sud et le Proche-Orient, aux marches de cet ancien Empire ottoman qu’elles redécouvrent et qui occupe une place prioritaire dans l’agenda des grandes puissances internationales. Il leur faut donc, en premier lieu, contrebalancer leur position de « grand frère et partenaire privilégié de l’Azerbaïdjan ». C’est pour cela que ces deux protocoles peuvent se comprendre comme une étape dans la nouvelle politique diplomatique engagée par le ministre turc des Affaires étrangères, Ahmet Davutoglu, partisan du « zéro conflit » aux frontières turques.

 

Au cours des cinq dernières années Ankara a réalisé une percée considérable dans le domaine des relations bilatérales avec la Syrie[11]. Rappelons-nous qu’en octobre 1998, la Turquie et la Syrie étaient à deux doigts de la guerre[12]. Depuis la toute première visite du président syrien, Bachir el Assad, en janvier 2004,  les diplomates des deux pays ont entamé de nombreuses discussions constructives tant sur la gestion et le partage des eaux de l’Euphrate que sur les mouvements indépendantistes du Kurdistan.

 

Corollaire inévitable de ce recentrage, un « coup de mou » dans les relations avec Israël[13]. Les récentes déclarations du Premier ministre israélien, Benjamin Netanyahu, qui dénie à la Turquie le droit de s’impliquer comme médiateur dans les futures discussions avec la Syrie et l’annulation, par les autorités turques, de leur participation à un exercice militaire conjoint en octobre, traduisent bien le malaise qui s’est fait jour dans les relations israélo-turques depuis quelques semaines.

 

S’exprimant dans les colonnes du Guardian le 26 octobre dernier, le Premier ministre turc, Recep Tayyip Erdogan, a clairement positionné son pays comme un « pont entre l’Europe et le monde musulman[14] ». Réaffirmant sa croyance en la solidité de l’alliance stratégique avec Israël, il n’en a pas moins affiché sa volonté d’ouverture vers l’Iran, « pays ami avec lequel la Turquie n’a aucune difficulté[15] ».

 

Pour Barry Rubin, le directeur du Global Research in International Affairs Center (GLORIA Center), un centre de recherches israélien, l’alliance israélo-turque n’existe plus. Il estime que « les conditions qui avaient présidé, il y près de soixante maintenant, à la construction de cette alliance se sont érodées »etque« le gouvernement turc considère que, hormis le facteur économique qui a encore une certaine valeur à ses yeux, plus grand-chose ne le relie à Jérusalem[16] ». Ce qui semble évident aux yeux d’ Emrullah Uslu, expert en terrorisme turc et auditeur au Centre des études proche-orientales de l’Université de l’Utah, c’est que la Turquie est « très visiblement en train de saisir sa chance de jouer un rôle de médiateur entre l’Iran et les occidentaux et, par contre coup, d’étendre son influence dans tout le Proche-Orient[17] ». 

 

  1. b.       Pragmatisme économique

 

Les officiels et les hommes d’affaires turcs ont un intérêt évident dans le développement de relations économiques avec l’Arménie et ils ne se sont guère privés d’en faire état publiquement. En 2004, le site internet de l’OTAN publiait le rapport d’une chercheuse turque, Burcu Gültekin, intitulé « Perspectives de coopération régionale sur la frontière sud-est de l’OTAN,  Développement de la coopération russo-turque dans le Caucase du sud[18] ». Constatant que les politiques turques sont otages de la relation Ankara-Bakou, cette chercheuse estime que« l’ouverture de la frontière arméno-turque améliorera l’image de la Turquie au sein de la société arménienne et contribuera à trouver une porte de sortie à la crise[19] ». Depuis plusieurs années, le sentiment que le blocus économique de l’Arménie n’a en rien amélioré la stabilité régionale est largement partagé au sein la communauté des hommes d’affaires et experts turcs. D’après Kaan Soyak, directeur du Conseil de développement des affaires turco-arméniennes, le volume des échanges commerciaux entre les deux pays n’est que de 70 à 80 millions d’euros. C’est pourquoi au fil des ans, la nécessité d’une réconciliation turco-arménienne se fait de plus en plus sentir au sein de toutes les couches de population de ces deux pays.

 

Sans l’accord tacite ou, du moins, une position de neutralité des classes dirigeantes et populaires, les deux protocoles du 10 octobre dernier n’auraient été rendus possibles. Les relations bilatérales arméno-azerbaïdjanaises et russo-géorgiennes ne disposent d’aucun soutien national de la sorte. C’est la raison pour laquelle aucun progrès véritable sur le chemin de la paix ne s’est accompli dans ces deux autres républiques sud-caucasiennes.

 

3) Le facteur azerbaïdjanais

 

Les relations turco-azerbaïdjanaises connaissaient depuis quelque temps des tensions essentiellement dues, d’une part, à la politique énergétique d’Ankara et, d’autre part, à son désir de résoudre ses problèmes diplomatiques avec Erevan. Le discours du Premier ministre turc, Recep Tayyip Erdogan, devant le parlement azerbaïdjanais, en mai dernier, n’avait guère rassuré les autorités de Bakou. Il est vrai qu’il intervenait à un moment où les discussions entre Ankara et Erevan étaient déjà bien avancées.

 

Les deux protocoles ne font référence ni au problème du Haut-Karabagh, ni à la nécessité de trouver une solution au conflit arméno-azerbaïdjanais. L’Azerbaïdjan est une partie prenante collatérale au rapprochement entre l’Arménie et la Turquie et il se pourrait qu’il en soit le grand perdant si son allié stratégique, la Turquie, établit de nouvelles relations avec Erevan.

 

Ces relations, en effet, ne dépendent ni de la dynamique du conflit du Haut-Karabagh, ni de la relation entre les deux anciennes républiques de cet ensemble complexe que constitue cette Transcaucasie anciennement soviétique. En Turquie, les défenseurs de la cause azerbaïdjanaise jouent un rôle important et essaient d’influencer le cours du processus de paix. Juste avant la cérémonie zurichoise le vice-Premier ministre turc, Cemil Çiçek, a tenu à rappeler l’importance stratégique des relations turco-azerbaïdjanaises. Pour lui, il ne s’agit pas seulement de « relations basées sur l’intérêt mutuel  car rien n’est plus important pour la Turquie que l’amitié avec l’Azerbaïdjan». 

 

Le lendemain de la signature de ces accords, le ministre azerbaïdjanais des Affaires étrangères a fait publiquement part des ses réticences[20]. Pour lui, « la normalisation des relations entre la Turquie et l’Arménie, avant le retrait des forces d’occupation arméniennes, va à l’encontre des intérêts de Bakou et assombrit les relations fraternelles entre son pays et la Turquie[21] ». 

 

Le 15 octobre, dans le district de Bakou, les autorités locales font procéder à l’enlèvement des drapeaux turcs du cimetière des martyrs commémorant le sacrifice des soldats turcs tombés lors des combats pour l’indépendance de l’Azerbaïdjan en 1918. Les autorités azerbaïdjanaises invoquent, pour toute explication, le respect d’une loi sur les drapeaux étrangers. Pour les médias turcs, il s’agirait d’un mouvement d’humeur de Bakou en réaction à l’interdiction faite aux spectateurs du match de football Turquie-Arménie, auquel assistait le président arménien, d’arborer des drapeaux azerbaïdjanais[22]. La main sur le cœur, le ministre turc des Affaires étrangères, Ahmet Davutoglu, a aussitôt réaffirmé « le soutien indéfectible de la Turquie à la position azerbaïdjanaise au sujet du Haut-Karabagh » et assuré Bakou « qu’Ankara respecterait fidèlement ses engagements[23] ». Beril Dedeoglu, directrice du département des Relations internationales à l’Université de Galatasaray, tempère toutefois la profession de foi du ministre, car il lui apparaît évident désormais que « la Turquie ne soutiendra pas inconditionnellement l’Azerbaïdjan[24] ».

 

Depuis, les récentes déclarations du président azerbaïdjanais, Ilham Aliev, ont renforcé l’impression d’un sérieux refroidissement dans les relations azéro-turques. Ce dernier a en effet, lors du conseil des ministres du 18 octobre 2009[25], fait part de   « sa déception de voir les négociations sur les tarifs gaziers avec la Turquie au point mort ». Il a même évoqué « l’ingratitude des autorités turques »qui selon lui« bénéficieraient depuis plusieurs années de tarifs préférentiels, de 30% inférieurs aux tarifs internationaux[26] ». Affichant ouvertement sa volonté de diversifier ses voies d’exportations gazières, Ilham Aliev a aussi déploré les conditions financières demandées par Ankara pour le transit, sur le territoire turc, du gaz azerbaïdjanais en direction des marchés européens.

 

Jugeant les conditions d’Ankara inacceptables, il a ajouté que son pays réfléchissait à d’autres routes alternatives pour le gazoduc européen Nabucco qui pourrait ainsi court-circuiter le territoire turc, en passant directement de Géorgie en Bulgarie et Roumanie par la Mer Noire[27]. Ces déclarations interviennent après la signature, le 15 octobre à Bakou, d’un accord entre la Société nationale des pétroles d’Azerbaïdjan - State Oil Company of Azerbaijan Republic, SOCAR - et le géant gazier russe Gazprom[28]. Accord qui confirme bien que Bakou réfléchit sérieusement à réduire sa dépendance excessive envers Ankara en matière d’exportations.

 

Les autorités turques ont jusqu’à présent réagi à ces prises de positions azerbaïdjanaises avec une certaine indifférence. Taner Yildiz, ministre turc de l’Energie, a répondu aux déclarations du président Aliev en rejetant la responsabilité de l’enlisement des négociations tarifaires sur les responsables azerbaïdjanais[29]. Ce qui est certain, c’est que la position géographique privilégiée de la Turquie la désigne comme une possible gigantesque plateforme énergétique permettant l’accès des pays producteurs du bassin de la Mer Caspienne aux marchés européens. Et cette position dominante qui autorise Ankara à poser ses conditions passe de plus en plus difficilement auprès des dirigeants azerbaïdjanais. En particulier auprès d’Ilham Aliev qui ne dissimule plus sa déception de voir la Turquie s’engager sur la voie d’un rapprochement avec Erevan avant même que les différends arméno-azerbaïdjanais ne soient résolus. Son absence, remarquée, au 2ème forum de l’Alliance des Civilisations (Conférence des Nations Unies sur les droits de l’homme), à Ankara en avril dernier, et à la cérémonie de signature de l’accord intergouvernemental sur le projet européen de gazoduc Nabucco avait constitué les premiers signaux de sa déception causée par les nouvelles orientations diplomatiques de la Turquie.

 

La presse turque ne cesse de souligner la fragilité de la notion « une nation, deux Etats » qui, autrefois, dépeignait les relations entre Bakou et Ankara. Reflétant la nouvelle ère qui s’ouvre avec la signature des protocoles, le quotidien turc Hurriyet titrait le 19 octobre « Une nation déchirée ». Cependant, comme les développements en matière énergétique le révèlent, la normalisation turco-arménienne menace non seulement les relations fraternelles entre la Turquie et l’Azerbaïdjan, mais aussi leurs relations économiques. Une vieille chanson populaire azérie, également très prisée en Turquie, aborde le thème de la « séparation douloureuse » entre les deux pays. Avec les récents développements, Turcs et Azerbaïdjanais vont devoir relever un nouveau défi afin d’atténuer les séquelles d’une nouvelle séparation annoncée.

 

4)  La question en suspens du génocide

 

Dans toute la diaspora arménienne, en France, aux États-Unis, au Liban, tout comme en Arménie, ces accords ont du mal à passer. Les uns sont vent debout, les autres circonspects et meurtris car le mot « génocide » ne figure pas dans les deux protocoles de Zurich. Or, pour tous les Arméniens, la reconnaissance de ce génocide par les Turcs constitue est un point crucial, voire vital.

 

Les deux pays ont seulement décidé de mettre en place une commission internationale d’historiens, chargée d’étudier les circonstances et l’ampleur des massacres commis en 1915 contre la minorité arménienne de l’Empire ottoman dont est issue l’actuelle Turquie. Il s’agit « au moyen de l’étude scientifique impartiale des archives historiques, d’instaurer un dialogue sur l’Histoire afin de restaurer la confiance mutuelle, de définir les contours exacts des problèmes et de formuler des recommandations ». Ce dialogue est prévu se tenir au sein de la sous-commission « Histoire » de la commission intergouvernementale. Les estimations varient mais il paraît raisonnable de dire que ce sont environ 800 000 Arméniens qui ont trouvé la mort dans ces abominations qui constituèrent le premier des trois génocides du 20ème siècle. Il y aura bientôt un siècle que leur souvenir hante la mémoire arménienne et, à l’heure où les deux pays décident d’établir des relations diplomatiques, il n’est aucunement fait mention de ce « génocide ». Pas de reconnaissance de cette tragédie, encore moins d’excuses, seulement des recherches historiques sur des faits qui, pourtant, ne souffrent aucune contestation.

 

Certes, les Turcs ne nient plus les massacres, mais le mot « génocide » n’arrive pas à franchir leurs lèvres car ils devraient se reconnaître historiquement coupables de ce bain de sang, alors qu’ils s’estiment historiquement victimes. Pour la Turquie, reconnaître ce génocide, c’est s’obliger à revisiter son histoire - ce qu’aucune nation ne fait de gaîté de cœur - à poser un regard nouveau sur une autre question qui la taraude, la question kurde, et à admettre qu’elle fut, et qu’elle est encore, un État multinational dont la plus grande crainte est de connaître le même éclatement dramatique que celui de son ancien Empire ottoman.

 

Il est difficile à première vue d’imaginer qu’une telle sous-commission parvienne à résoudre un différend vieux de près d’un siècle qui mobilise tout autant les historiens que les politiciens et les classes populaires et qui soulève de nombreuses et dangereuses passions. Est-il possible qu’un groupe de chercheurs, politiquement neutres et parfaitement objectifs, parvienne à faire évoluer les positions et les vues turques et arméniennes sur les évènements de 1915 ? Ce qui risque de se produire, le plus vraisemblablement, c’est que les Arméniens continueront d’insister pour une reconnaissance turque du génocide et que les Turcs persisteront à ne pas le reconnaître. Il n’est pas impossible cependant que de savantes formules soient trouvées qui permettent, à tout un chacun, en s’accordant sur les désaccords, de sauver la face.

 

5)  La nouvelle dimension de Serge Sarkissian 

 

Jusqu’à maintenant, le président Sarkissian était considéré par la plupart des observateurs comme le digne successeur de son prédécesseur, Robert Kotcharian. Avant son accession à la présidence, il a occupé de nombreux postes clés au sein des organismes de sécurité. Président du comité d’auto-défense du Haut-Karabagh de 1989 à 1993, il a assumé ensuite, jusqu’en 1995, les fonctions de chef du département de la sécurité nationale arménienne. De 1996 à 1999, il a été ministre arménien des Affaires étrangères et, enfin, Premier ministre, d’avril 2007 à son élection, le 5 janvier 2008.

 

Cette succession de postes de responsabilités montre clairement le caractère du personnage, aux antipodes d’un libéral ou d’une colombe. Ceci explique aussi qu’il possède une parfaite vision de l’extrême complexité de la situation géopolitique de son pays, enclavé entre une Turquie et un Azerbaïdjan hostiles, et disposant de deux« portes de sortie » - au Nord vers la Géorgie et au sud vers l’Iran - que le conflit russo-géorgien, d’une part, et le différend américano-iranien, d’autre part, rendent aléatoires, incertaines et peu fiables.

 

Mal élu en 2008 à la présidence de la République arménienne[30], le président Sarkissian a su prendre le temps d’asseoir son pouvoir avant d’entamer sa « marche turque ». Les diplomates américains et russes ayant montré un intérêt évident pour cette approche diplomatique, il a ainsi saisi une occasion unique de battre en brèche l’isolement de son pays et d’ouvrir, via la Turquie, une « troisième porte de sortie vers le monde[31] ».

 

Beaucoup disent que le président Sarkissian a vendu la mémoire et l’honneur de son peuple en échange de débouchés économiques en Turquie. Cette nécessité a certainement pesé ; mais on peut tout aussi bien considérer qu’il a fait, bien au contraire, preuve de patience et d’intelligence politique. Il a su comprendre que, dans la mémoire turque, le génocide est lié à l’effondrement de l’empire ottoman, à son démantèlement systématique organisé par les grandes puissances de l’époque et à l’ambition affichée de la minorité arménienne de se constituer en État indépendant comme le faisaient les possessions ottomanes des Balkans. En s’engageant résolument sur le chemin de la normalisation des relations avec la Turquie, le président Sarkissian prend, d’un coup, une autre dimension.

 

6) Une opinion arménienne partagée entre …

 

  1. a.   … approbation …

 

L’Église apostolique arménienne, l’Union générale arménienne de bienveillance et l’Assemblée arménienne d’Amérique ont aussitôt apporté leur soutien à cette initiative. Elles appellent à un dialogue constructif et objectif sur les problèmes de fond entre les deux pays.

 

Deux jours avant la signature historique de ces protocoles, un groupe de notables de la diaspora arménienne, au sein duquel figure le chanteur - également ambassadeur d’Arménie en Suisse - Charles Aznavour et le milliardaire moscovite Ruben Vardanian, a signé une lettre de soutien au processus engagé par les présidents Serge Sarkissian et Abdullah Gül. Pour ce groupe, « les leaders arméniens font la preuve d’un sens des responsabilités très élevé quant au futur de la mère patrie et des générations futures et leur décision, sans conditions préalables, d’établir des relations entre les deux pays et leur volonté de procéder rapidement à la réouverture de la frontière arméno-turque, est empreinte de sagesse et de courage[32] ».

 

Côté parlement, le président Sarkissian n’a pas trop de soucis à se faire. Le processus engagé ne devrait avoir aucune difficulté à passer l’étape de la ratification. Le parlement arménien est en effet majoritairement contrôlé par le parti du président - le Parti républicain - et ses alliés dans la coalition gouvernementale, le parti « Arménie prospère » et le parti « Règne de la loi ».

 

  1. b.  … et opposition

 

Vent debout contre cet accord, la diaspora et les partis d’opposition nationale. Le Comité national arménien d’Amérique dénonce « l’aveuglement de l’administration Obama qui cherche à contraindre les autorités arméniennes à des concessions unilatérales[33] » et ses représentants prédisent qu’un tel accord créera plus de problèmes qu’il n’en résoudra. La tournée mondiale que le président Sarkissian a effectuée pour tenter de convaincre ses concitoyens aux États-Unis, en France et au Liban a déchaîné les passions et les manifestations. Plus de 3000 manifestants rassemblés devant son hôtel de Los Angeles l’ont hué[34]. Une manifestation similaire lors de son passage à Paris s’est terminée en violents affrontements avec les forces de police et à Beyrouth, il a essuyé les injures et les quolibets d’une diaspora qui lui reprochait de ne pas avoir exigé des Turcs la reconnaissance du génocide de 1915. 

 

Quelques jours avant la signature de cet accord, des milliers de manifestants, proches du plus ancien parti politique d’Arménie - la Fédération Arménienne Révolutionnaire (FRA) autrement connue sous le nom de FRA-Dashnaksoutioun - sont descendus dans les rues d’Erevan pour dénoncer ces accords et les partis politiques et les organisations de la diaspora qui y sont favorables.

 

Les principales critiques des opposants s’articulent autour de deux craintes. Celle de voir la sous-commission historique donner doublement raison à la Turquie, en remettant en cause, d’une part, le caractère génocidaire des évènements de 1915-1918 et en reconnaissant, d’autre part, les dommages collatéraux infligés aux Turcs par les Arméniens, à l’issue de la Première Guerre mondiale. Deuxième crainte : la reconnaissance des frontières actuelles. Une telle reconnaissance aurait aussitôt, selon les opposants, un impact sur l’occupation de près d’un dixième du territoire internationalement reconnu comme étant le territoire azerbaïdjanais. Elle aurait également une conséquence négative sur les réclamations territoriales des survivants du génocide[35], et de leurs descendants, qui se battent pour la restitution des terres ancestrales dont ils ont été chassés entre 1915 et 1918.

 

Le principal défi auquel les autorités arméniennes vont être confrontées n’est pas tant l’opposition parlementaire - seulement 23 sièges au parlement - mais plutôt une myriade de groupes d’opposition extra-parlementaires. Ceux-ci sont unis sous la bannière du Congrès national arménien, dirigé par le charismatique Levon Ter-Petrossian, ancien premier président arménien. C’est un brillant orateur, polémiste habitué aux confrontations de rues avec le gouvernement, qui se dépeint volontiers comme le « père fondateur et le protecteur des valeurs de la troisième république, issue des décombres de l’Arménie soviétique ». C’est donc sans surprise qu’il s’est violemment opposé à la tournée entreprise par Serge Sarkissian auprès de la diaspora arménienne. Nul ne doute que si Levon Ter-Petrossian réussissait à fédérer les différents groupes d’opposition, le processus de normalisation des relations avec la Turquie serait des plus compliqués pour le président Sarkissian et son gouvernement. Mais Ter-Petrossian ne doit pas perdre de vue que sa marge de manœuvre est relativement limitée car, en 1998, c’est justement pour avoir, lui aussi, tenté un rapprochement, cette fois avec l’Azerbaïdjan, qu’il a été contraint à la démission.

 

7)  Conclusion 

 

Avec une hauteur qui l’honore, l’Arménie a su voir la raison de l’autre. Elle a parié sur la dynamique créée par les intellectuels turcs qui appellent leur pays à regarder son histoire en face et sur l’obligation dans laquelle serait bientôt la Turquie d’oser et de devoir le faire si elle veut voir aboutir sa candidature à l’Union européenne.

 

De part et d’autre, les espoirs de voir les relations arméno-turques prendre un tour nouveau sont grands. Pour l’Arménie, c’est la question de la fin de son enclavement, de son éventuel ancrage à l’Ouest et de sa survie qui sont en jeu. Pour la Turquie c’est la question de son irruption sur la scène internationale et dans le pré carré des grandes puissances qui se dessine.

 

Ankara et Erevan ont choisi la diplomatie des petits pas pour aboutir à ce qui finira, inéluctablement, par se réaliser, parce qu’un siècle est maintenant passé, que beaucoup d’eau a passé sous les ponts, que les données du problème ne sont plus seulement régionales, mais mondiales, et parce que le modèle européen, avec sa force d’attraction, étend la paix.

 

 

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[3] Le discours du ministre turc des Affaires étrangères, annulé au dernier moment, abordait le génocide des Arméniens en des termes peu diplomatiques. Grâce à l’intervention insistante d’Hillary Clinton et de Sergueï Lavrov, les protocoles ont été signés, après trois heures d’intenses et ultimes négociations, dans une atmosphère de crispation palpable.

[4] La France, les États-Unis et la Russie co-président le groupe de Minsk de l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) chargé de superviser les discussions sur le Haut-Karabagh, enclave située en territoire azerbaïdjanais et peuplée majoritairement d'Arméniens.

[5] Cf. note 1.

[6] En réponse au conflit arméno-azerbaïdjanais de 1993, au cours duquel les forces armées arméniennes se sont emparées de plusieurs districts azerbaïdjanais jouxtant la république non reconnue du Haut-Karabagh, la Turquie a décrété un embargo total en direction de l’Arménie. 

[7] L’établissement d’une telle commission chargée d’étudier les évènements de 1915 avait déjà fait l’objet d’une proposition, en 2005, de la part du Premier ministre turc, Recep Tayyip Erdogan, proposition que le président arménien de l’époque, Robert Kotcharian, avait aussitôt rejetée.

[9] Les négociations relatives aux accords d’Oslo, connus sous le nom de Déclaration de principes, se sont terminées le 20 août 1993 et c’est le 13 septembre suivant que ces accords ont été officiellement signés, à Washington, par Mahmoud Abbas, de l’OLP, Shimon Peres, le ministre israélien des Affaires étrangères, Warren Christopher, le secrétaire d’Etat américain et par Andrei Kozyrev pour la Russie en présence de Yasser Arafat, président de l’Autorité palestinienne, du Premier ministre israélien, Yitzhak Rabin, et du président américain, Bill Clinton.

[12] En octobre 1998, la Turquie masse ses troupes à la frontière syrienne afin de contraindre Damas à expulser de son territoire Abdullah Ocalan, le fondateur du Parti des travailleurs du Kurdistan - PKK - et qui s’était illustré par ses nombreuses actions terroristes sur le territoire turc  depuis ses bases arrières en Syrie et dans la plaine libanaise de la Bekaa. Après une année d’errance entre Moscou, Rome, La Haye et Amsterdam, il trouve refuge à l'ambassade de Grèce au Kenya mais est enlevé par des agents secrets turcs avec l'aide du Mossad israélien. Il est ramené sur le territoire turc le 16 février 1999 où il est emprisonné sur l'île-prison d'Imrali.

[15] Ibid.

[17] http://www.jamestown.org/ (archives du 29 octobre 2009 : « Erdogan’s Visit to Tehran Raises Questions over Turkish Foreign Policy »).

[19] Ibid.

[24] Beril Dedeoglu « Opening to Syria, Armenia and beyond » Today’s Zaman, 17 octobre 2009

[26] Ibid.

[31] Sergueï Markedonov, « Les protocoles de l’espoir » (en russe), polit.ru, 16.10.2009

[33] Ibid.

[35] Selon certains experts, si cette restitution territoriale devait se faire un jour, la superficie actuelle de l’Arménie - 30.000 km2 - serait multipliée par 10.


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