Arménie : le douloureux et difficile apprentissage de la démocratie



 

 

Le syndrome des révolutions de couleur dans le Caucase du sud et en Asie centrale serait-il contagieux ? Fin 2007, évoquant les menaces de l’opposition géorgienne qui promettait de s’emparer de la rue, avant même que le scrutin présidentiel du 5 janvier dernier ait eu lieu, Ghia Nodia, directeur de l'Institut caucasien pour la paix, la démocratie et le développement, estimait qu’il « subsistait encore en Géorgie un syndrome révolutionnaire, qui veut que la démocratie soit faite de rassemblements populaires dans le centre de Tbilissi[1] ». Les événements et manifestations qui, au lendemain de l’élection présidentielle du 19 février, ont animé pendant près de deux semaines les rues d’Erevan, la capitale arménienne, avant de les embraser - on dénombrera huit morts au matin du 2 mars (sept manifestants et un policier) - semblent bien accréditer la thèse de la contagion. 

 

Quelles peuvent être les conséquences politiques et sociales de cette forte poussée de fièvre qui a conduit les autorités à instaurer l’état d’urgence ? Comment un pays, profondément marqué par des épisodes historiques dramatiques et sanglants - génocide de plus d’un million d’Arméniens, joug stalinien et soviétique, tremblement de terre ravageur de 1988, deux terribles hivers consécutifs (1992-1993 et 1993-1994) et guerre du Haut-Karabakh - va-t-il pouvoir surmonter cette nouvelle épreuve ? Quelles conséquences, à court et moyen terme, peut-on envisager pour l’équilibre régional ? Telles sont les questions qui se posent au moment de l’entrée en fonction du nouveau président, le 9 avril 2008.

 

 

1)     De septembre 1991 à février 2008, une longue période de turbulences

 

A la chute du mur de Berlin, le Soviet suprême arménien déclare la souveraineté de la République d'Arménie. Le Mouvement National Arménien remporte les premières élections législatives libres au cours de l’été 1990 et proclame l’indépendance du pays en septembre 1991. Un mois plus tard, Levon Ter-Petrossian est élu à la présidence de la République, avec 84% des votes.

 

  1. Le conflit      du Haut-Karabakh

 

A l’été 1991, les autorités azerbaïdjanaises abolissent le statut d’autonomie du Haut-Karabakh. Les Arméniens de cette enclave répliquent en proclamant unilatéralement, le 2 septembre 1991, leur indépendance. Le conflit qui en découle est marqué, en 1993, par une vaste offensive arménienne qui aboutit à l’occupation de la partie occidentale de l’Azerbaïdjan qui sépare l’Arménie du Haut-Karabakh. Un cessez-le-feu entre en vigueur au printemps 1994. Des négociations s’ouvrent en novembre 1995, mais butent sur le problème du « corridor de Latchin » qui relie le Haut-Karabakh à l’Arménie.

 

Depuis 1988, ce conflit a causé près de 20.000 morts et provoqué l’exil de plusieurs centaines de milliers de personnes. Le Haut commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) estimait, fin 2006, le nombre de réfugiés ou de personnes déplacées en Azerbaïdjan et en Arménie à 692.000[2]. L’ONG International Crisis Group chiffre la portion du territoire azerbaidjanais, y compris le Haut-Karabakh, passée sous contrôle des Karabakhtcis[3] à 13%[4]. Le World Factbook de la CIA parle de près de 16%[5]. Sous les auspices du Groupe de Minsk, organe ad hoc de l’OSCE, coprésidé par les États-Unis, la France et la Russie, le cessez-le-feu est officiellement signé le 27 juillet 1994 par les ministres azerbaïdjanais et arménien de la Défense et le commandant des forces d’autodéfense du Haut-Karabakh. En quatorze ans, le groupe de Minsk a proposé quatre plans pour des pourparlers de paix, mais aucun n’a résisté aux manœuvres dilatoires des autorités arméniennes ou azerbaïdjanaises.

 

La dernière proposition faite le 20 novembre dernier par le sous-secrétaire d’Etat américain, Nicolas Burns, les ministres français et russe des Affaires étrangères, Bernard Kouchner et Andreï Lavrov, intitulée Principes de base pour la résolution pacifique du conflit du Haut-Karabakh[6], a connu le même sort que les plans précédents. Torpillé par les autorités arméniennes et azerbaïdjanaises qui, avec une constance édifiante depuis 1994, semblent parfaitement s’accommoder du statu quo, ce quatrième plan est pour l’instant remisé dans les cartons.

 

  1. Les      soubresauts politiques

 

Exerçant un pouvoir de plus en plus autoritaire, le président Ter-Petrossian est réélu en 1996, dès le premier tour ; un résultat qui déclenche de violentes contestations et manifestations. En 1998, il est contraint à la démission en raison de ses prises de positions favorables à un compromis avec l’Azerbaïdjan. Son Premier ministre, Robert Kotcharian, ancien président de la République autoproclamée du Haut-Karabakh, qui fait campagne sur une opposition intransigeante au traité de paix proposé par le Groupe de Minsk, lui succède à la tête de l’État. 

 

En 1999, l’alliance Miasnoutioun, créée par le ministre de la Défense Vazken Sarkissian et l’ancien dirigeant communiste Karen Demirtchian, remporte les élections législatives. Dans les mois qui suivent, l’instabilité politique s’accroît : Vazken Sarkissian et Karen Demirtchian sont assassinés en octobre 1999, en plein Parlement, par un commando armé. Cette disparition brutale, à laquelle l’entourage du président est fortement soupçonné d’avoir activement prêté la main, serait liée aux négociations menées avec l'Azerbaïdjan sur la question du Haut-Karabakh. 

 

En mars 2003, Robert Kotcharian est réélu avec 67,5% des voix face à son opposant Stépan Demirtchian. Entachée d’irrégularités flagrantes, cette élection soulève de nombreuses critiques sur le plan international et fait l’objet d’importantes manifestations en Arménie. Les législatives du printemps 2003 consacrent la victoire du Parti républicain et des partis proches du Président. Un nouveau gouvernement est formé sur la base d’une alliance entre le Parti républicain, le Parti Dachnakt et le Parti de Centre Droit. Andranik Markarian est reconduit comme Premier ministre. Pour la première fois depuis l’indépendance, aucun membre du Parti communiste n’est élu. En mai 2007, le Parti républicain mené par le Premier ministre Serge Sarkissian[7] remporte, avec près de 50% des voix, 65 des 131 sièges du Parlement. 

 

Après deux mandats consécutifs et ne pouvant, en vertu de la Constitution, se représenter, Robert Kotcharian laissera la place le 9 avril 2008 à Serge Sarkissian, vainqueur déclaré de l’élection présidentielle avec près de 53% des voix. Le premier rapport intérimaire de la mission internationale d’observation des élections estime que « ces élections se sont globalement déroulées dans le respect des principes et obligations de l’OSCE et du Conseil de l’Europe ». Ce rapport souligne cependant que les autorités doivent maintenant concentrer leurs efforts sur des points litigieux comme « le mélange des genres entre action publique et action politique, la défiance populaire envers le système électoral et les différences flagrantes dans le traitement médiatique accordé aux candidats[8] ».

 

  1. Un pesant      enclavement

 

Sous la tutelle de Moscou jusqu’en 1991, l’Arménie était une république de l’URSS géopolitiquement intégrée à cette Union. Depuis, les événements qui ont suivi l’implosion soviétique, en particulier le conflit du Haut-Karabakh, placent l’Arménie, prise en sandwich entre ses puissants et parfois encombrants et turbulents voisins que sont la Turquie, la Russie et l’Iran, dans un pesant enclavement géopolitique. Ainsi, les frontières de la Turquie avec l'Arménie sont hermétiquement closes, celles de l'Azerbaïdjan également. La frontière avec la Géorgie n'est qu'entrouverte. Finalement la seule - et assez courte - frontière incontestablement ouverte est celle avec l’Iran, unique pays limitrophe avec lequel l'Arménie entretient des relations diplomatiques normales. Les États-Unis, quant à eux, conditionnent, avec de plus en plus d’insistance, le financement de certains projets de développement aux améliorations démocratiques.

 

 

2)    Les racines du mal arménien

 

À la chute de l’empire soviétique, l’Arménie s’est lancée dans un vaste programme de réformes économiques. Soutenu par le Fonds monétaire international (FMI), un ambitieux programme de libéralisation, à base de privatisations, de réformes des prix et des tarifs et de réformes fiscales, a permis de relancer une croissance dont le taux a régulièrement atteint ces dernières années près de 13%. Ce programme a, selon un rapport de la Banque mondiale (Doing Business in 2006), propulsé l’Arménie au premier rang de la Communauté des États indépendants (CEI) pour les conditions offertes à l’activité économique.

 

En dépit de résultats flatteurs - d’après les données officielles du Centre national d’études statistiques d’Arménie, les revenus de l’ensemble des citoyens ont connu en 2007 une augmentation de 24,7% sur la période précédente[9] - le taux de chômage demeure élevé. De nouvelles mesures économiques seront nécessaires pour améliorer une compétitivité économique lourdement handicapée par le blocus que la Turquie et l’Azerbaïdjan imposent à l’Arménie depuis 1991.

 

En plus de l’enclavement du pays, l’économie arménienne souffre de la faiblesse de ses ressources naturelles, de l’obsolescence de son appareil industriel et surtout de la persistance d’un déficit en matière de bonne gouvernance. L’Arménie figurait en 2006 au 94ème rang sur 163 du classement établi par l’ONG Transparency International. Et c’est bien ce déficit qui semble être la cause principale et profonde du mal dont souffre l’Arménie. Crise de confiance envers les élites dirigeantes et leur rejet ont beaucoup plus fait pour les manifestations du 2 mars que le résultat de conditions économiques dont, objectivement, on peut dire qu’elles s’améliorent. 

 

  1. Un      diagnostic sans concessions

 

Observateur privilégié de la vie politique de son pays, le médiateur de la République arménienne et défenseur des Droits de l’homme, Armen Harutiunian, pourtant peu suspect d’être proche de l’opposition[10], a publié au lendemain des événements du 2 mars un rapport très critique sur la façon dont la crise a été gérée. Le point le plus intéressant de ce rapport[11] est l’analyse qu’il fait des causes de cette crise. Le jugement est sans appel : « La situation actuelle est le résultat d’un système de gouvernance rigide, d’une centralisation excessive, d’une séparation artificielle des pouvoirs, d’une dangereuse polarisation sociale et économique, du mélange des genres entre affaires et politique et d’un déficit criant en matière de défense des libertés civiles. Tout ceci conduit à ce qu’une part importante de la société se sente rejetée par l’administration et n’ait plus aucune confiance envers les institutions, le système électoral, la justice et les médias. Si, pour la défense de leurs propres intérêts, certains partis politiques semblent vouloir privilégier la confrontation au dialogue, il faut aussi reconnaître que les autorités portent également leur part de responsabilités ».

 

Au cours d’une conférence de presse, le président Kotcharian a tenté de minimiser  la portée de ce rapport en estimant que l’une de ses erreurs avait été de nommer Armen Harutiunian au poste de médiateur. Et de conclure que « ce dernier a perdu son sens des responsabilités en oubliant qu’il est un citoyen arménien et non un représentant de Strasbourg[12] ». Peu de temps après, le porte-parole de la présidence, Viktor Soghomonian, précisera que « la responsabilité de la sécurité du peuple arménien incombe aux autorités de ce pays, non aux fonctionnaires étrangers, et que les décisions qui sont prises par les autorités arméniennes n’ont pas pour objet de plaire aux fonctionnaires européens mais d’assurer la stabilité et la sécurité de l’Arménie[13] ».

 

  1. Le contexte      hautement explosif et ultra-personnalisé de l’élection présidentielle

 

Les positions irréconciliables entre Serge Sarkissian et Levon Ter-Petrossian trouvent leur explication dans les événements politiques de la période postindépendance. Ter-Petrossian est à la fois une figure mythique et un homme politique qui a connu un cinglant revers en 1998. Depuis cette date, il s’est volontairement tenu à l’écart de toute activité politique publique et a observé un silence total de neuf ans. Il est aussi l’homme qui a, pour son malheur, propulsé sur le devant de la scène politique arménienne Robert Kotcharian et Serge Sarkissian.

 

Aussi son retour sur le devant de la scène politique, après une si longue absence, n’a-t-il pu se faire qu’au prix d’une violence verbale destinée à frapper les esprits. Le 21 septembre dernier, il annonce son intention de concourir à l’élection présidentielle et c’est le 26 octobre qu’il livre le fond de sa pensée contre « un régime mafieux qui a propulsé l’Arménie dans les profondeurs du classement des pays du tiers-monde ». Il accuse  « le président Kotcharian et sa clique d’avoir fait main basse sur les lucratives activités économiques du pays et de pratiquer le racket d’état[14] ».   

 

En réponse, le président Kotcharian accuse Ter-Petrossian et son parti « d’avoir, en quelques années au pouvoir, détruit l’économie nationale et de lui avoir légué un champ de ruines[15] ». De son côté le Premier ministre lui conseille, le 10 novembre, de faire acte de repentance pour « ses erreurs durant sa présidence ». Ce que l’intéressé fera ironiquement, non sans une certaine lucidité, le 16 novembre, en demandant au peuple arménien de l’excuser « pour ses désastreuses erreurs de jugement entre 1991 et 1998 et dont la principale est d’avoir permis à Robert Kotcharian et Serge Sarkissian, issus du Haut-Karabakh, d’occuper des postes de responsabilité de premier plan au sein du gouvernement arménien[16] ».  

 

La suite « logique » de la proclamation des résultats semblait écrite d’avance. Avec près de 22% des voix, Levon Ter-Petrossian crie au scandale, dénonce de massives irrégularités et violations lors du scrutin et en appelle à la cour constitutionnelle pour qu’elle invalide le résultat de l’élection et qu’elle revienne sur la proclamation de l’état d’urgence. Il appelle également ses partisans à s’emparer à nouveau de la rue dès la levée de l’état d’urgence afin de demander la démission du vainqueur du 19 février et la tenue d’un nouveau scrutin présidentiel. Si Levon Ter-Petrossian n’avait pas lui-même, dans les années 90, envoyé les chars pour réprimer violemment les manifestants qui protestaient contre ses manipulations électorales, on serait tenté de voir dans ses déclarations enflammées l’innocente protestation d’un fervent démocrate outragé et révolté par une tyrannie malfaisante.

 

  1. Le clan des      « Karabakhtcis »

 

Dans une tribune libre publiée le 5 mars dernier par le Washington Post[17],Lev Ter-Petrossian, condamne à la fois la répression policière, l’absence de réaction de la part des chancelleries occidentales et relance le débat sur le « clan des Karabakhtcis ».

 

Bien que le territoire ne soit pas considéré comme partie intégrante de l’Arménie - le Haut-Karabakh a proclamé son indépendance le 2 septembre 1991 - les liens sont tellement nombreux et étroits que l’on peut dire que cette république autoproclamée est contrôlée, voire télécommandée, par Erevan. Ter-Petrossian, avant de devenir, en 1991, le premier président de la toute jeune République arménienne indépendante, avait, dès 1980, été le héraut de la lutte pour l’indépendance de ce territoire. C’est lui qui a fait venir, à Erevan, Serge Sarkissian et Robert Kotcharian. Le premier est nommé ministre de la Défense en 1993 et le second devient Premier ministre en 1998. Une décision qu’il allait devoir regretter amèrement. Souhaitant en finir avec le problème du conflit gelé du Haut-Karabakh, Ter-Petrossian propose une solution de compromis avec l’Azerbaïdjan. Devant la levée de boucliers fomentée par son Premier ministre, il est contraint, peu de temps après, à la démission en février 1998.

 

Pour Aram Abramian, rédacteur en chef du quotidien arménien Aravot, le tandem Kotcharian-Sarkissian, en faisant venir à Erevan leurs « protégés », a réalisé un véritable hold-up sur les postes de la haute administration et établi un contrôle étroit des élites du monde des affaires. L’oligarchie des Karabakhtcis se compose d’une trentaine de familles qui, grâce aux facilités qui leur sont accordées, ont accumulé d’immenses fortunes en se taillant de véritables monopoles dans le domaine des carburants, de l’alimentation et des télécommunications.

 

Parmi les personnalités les plus en vue de ce clan figurent le fils du président, Sedrak Kotcharian, qui contrôle les importations de téléphones mobiles, Barsegh Beglarian, qui a la mainmise sur les réseaux de distribution d’essence, Mika Bagdasarov, qui dirige la compagnie aérienne nationale et qui possède aussi le monopole des importations de carburants, et Karen Karapetian, le directeur de la compagnie gazière Armrusgazard, dans laquelle le géant gazier russe Gazprom a des intérêts[18].

 

Aram Abramian estime que c’est cette mainmise du clan des Karabakhtcis sur l’économie et les rouages de l’État qui explique, en partie, la paralysie du processus de règlement du conflit du Haut-Karabakh depuis le cessez-le-feu de 1994. Les oligarques auraient, en effet, beaucoup à perdre du règlement du conflit. À l’ouverture des frontières de l’Arménie vers l’Europe, la Turquie et l’Asie, ils ne seraient plus en mesure d’exercer leur contrôle comme ils ont pu le faire jusqu’à présent au travers des deux seules portes de sortie et d’entrée encore ouvertes, la Géorgie et l’Iran. Il ajoute que cette domination clanique développe dangereusement dans la population arménienne un sentiment de rejet de plus en plus marqué du peuple karabakhtci.

 

 

3)    Quelles conséquences à court et moyen terme?

 

Les quatre premières élections présidentielles arméniennes se sont toutes soldées, soit par des protestations qui se sont éteintes d’elles-mêmes, soit par des manifestations violemment réprimées. L’élection qui vient de se jouer a malheureusement donné l’impression d’un éternel recommencement. Avec, cependant, un signal encourageant : jamais l’histoire récente du pays, la nature de ses institutions et sa culture politique n’auront fait l’objet d’autant de débats publics animés. Les événements de mars 2008 auront certainement une influence différente pour l’avenir de la démocratie arménienne que celle des précédents scrutins présidentiels depuis 1996.

 

  1. Un schisme      au sein des élites

 

Tout d’abord, fait nouveau et inédit, plusieurs personnalités ont démissionné ou ont été limogées à la suite de leurs prises de positions pro Ter-Petrossian. Au rang de ces personnalités, le vice-procureur général, Gagik Jahangirian, arrêté avec son frère Vahan pour détention d’armes et voies de fait sur des fonctionnaires dans l’exercice de leurs fonctions. Également parmi ces personnalités, un certain nombre de hauts fonctionnaires du ministère des Affaires étrangères - le vice-ministre Armen Bayburtian, le porte-parole, VladimirKarapetian, les ambassadeurs d’Arménie en Italie et au Kazakhstan, Ruben Shugarian et Levon Khachatrian, Martha Ayvazian, du département OTAN, Karine Afrikian, du département États-Unis-Canada, et Arakel Semirjian, neveu de Ter-Petrossian et conseiller auprès du département UE - tous accusés et poursuivis pour ne pas s’être tenus au devoir de réserve inhérent à leur statut de fonctionnaire. Plusieurs généraux se sont ouvertement prononcés pour Ter-Petrossian - Manvel Grigorian (qui dirige la faction des Défenseurs de la Patrie-Yerkrapah) et Gagik Melkonian -, mais aucun d’eux n’a fait, pour l’instant, l’objet d’une quelconque sanction. Le 22 mars dernier, le ministre de la Défense, Mikael Harutyunian, laissait entendre que ce serait au chef des armées, le président de la République, de statuer sur leur devenir[19].

 

Près d’une centaine de supporters de Levon Ter-Petrossian a été interpellée et incarcérée sous l’inculpation de tentative de coup d’Etat ou est en fuite[20]. Parmi eux, un certain nombre de parlementaires - Sasun Mikaelian, Miasnik Malkhasian, Hakob Hakobian et Khachatur Sukiasian - dont le Parlement réuni en urgence a levé l’immunité. Le point commun entre ces différents députés est leur ancienne appartenance au Parti républicain, de la coalition au pouvoir, qu’ils ont quitté durant la campagne pour rejoindre les rangs de l’ancien président et premier opposant.

 

  1. La révolution      de la « blogosphère »

 

Si les autorités peuvent se prévaloir d’avoir, en imposant l’état d’urgence, verrouillé l’information, elles n’ont pas anticipé ce qui transparaissait déjà lors de la campagne électorale, à savoir l’émergence d’une génération de jeunes Arméniens activement impliqués dans le débat et la réflexion politiques. L’entrée en vigueur, pour 20 jours, de l’état d’urgence a jeté sur les médias et leur accès une pesante chape de plomb. C’est pourquoi, les partisans de Ter-Petrossian et d’autres opposants ou membres de la diaspora se sont emparés des différentes possibilités de diffusion de l’information et de contournement de la censure que leur offre Internet. Sur le site Unzipped[21], un bloggeur compare cette vogue de l’Internet à celle des « samizdats[22] » qui circulaient en Russie du temps de l’Union soviétique[23]. L’utilisation à profusion de toutes les nouvelles technologies de communication - téléphones mobiles, emails, blogs - et le recours à des sites Internet, tels que celui de You Tube sur lequel de nombreuses vidéos des brutalités policières ont été diffusées quasiment en direct - constituent une véritable première en Arménie. Dès le 2 mars, les autorités font d’ailleurs bloquer l’accès au site You Tube[24].

 

Cette manière originale et innovante de contournement des moyens officiels d’information a contribué à la création d’une sphère publique virtuelle de débats et de réflexions. Actuellement, on ne recense pas moins de 50 blogs en anglais, 15 en arménien, 20 en russe et 7 en français  sur l’Arménie[25].  Les principaux candidats au scrutin présidentiel n’étaient d’ailleurs pas en reste[26]. Levon Ter-Petrossian, Vazgen Manoukian, Vahan Hovhannisian, Artur Baghdassarian et Serge Sarkissian figurent parmi les premiers à avoir ouvert leur site en vue de la campagne électorale. Le 11 mars, prenant conscience du formidable pouvoir d’Internet, le président élu et encore Premier ministre pour quelques semaines, Serge Sarkissian, ouvrait son blog aux questions des internautes[27].

 

Les autorités ont, en imposant l’état d’urgence, peut-être momentanément gagné la bataille de l’information – jusqu’au 20 mars dernier, les chaînes publiques et autres médias n’ont été autorisés qu’à publier les communiqués officiels - mais ce qui est évident c’est qu’elles ont perdu la bataille de l’Internet. L’élan est tel qu’il leur sera, désormais, difficile de revenir en arrière. 

 

  1. Regain de      tensions avec l’Azerbaïdjan

 

L’occasion était trop belle ! Quel qu’en soit le responsable - autorités arméniennes désireuses de détourner l’attention populaire ou autorités azerbaïdjanaises trop heureuses de tirer profit à bon compte des évènements - on peut craindre que les récents affrontements, qui ont fait une quinzaine de morts de part et d’autre de la ligne de front, donnent le signal de la reprise généralisée des combats.

 

Le ministre arménien des Affaires étrangères, Vartan Oskanian, accuse « Bakou de tenter une reprise des combats à un moment ou Erevan est particulièrement vulnérable ». Quant aux autorités azerbaïdjanaises, elles font porter aux Arméniens la responsabilité des accrochages qui, selon elles, « servent à détourner l’attention du peuple arménien de leurs graves problèmes internes ». Le 3 mars dernier, lors d’un déplacement dans l’ouest de son pays, Ilham Aliev, le président azerbaïdjanais avait déclaré que « les efforts diplomatiques ne servaient à rien et que l’Azerbaïdjan était militairement prêt pour la reconquête des territoires sous contrôle arménien[28] ».

 

La situation actuelle constitue un dangereux précédent. Certes, les violations du cessez-le-feu n’ont jamais cessé depuis 1994, mais jusqu’à présent, ces incidents mineurs, limités et de faible intensité, n’avaient jamais été directement liés à la situation politique à Bakou ou Erevan. Les récents évènements prouvent à l’évidence la fragilité de la stabilité dans la région et renforcent la crainte de voir les problèmes domestiques internes de l’un des belligérants capables de remettre en cause le délicat équilibre des forces en présence.

 

Il semble acquis pour de nombreux observateurs que rien ne pourra être maintenant discuté avant la fin du cycle électoral dans les deux pays. Au programme, les élections locales arméniennes et l’élection présidentielle azerbaïdjanaise qui est prévue pour octobre 2008. Devant les parlementaires américains, la secrétaire d’Etat Condoleezza Rice déclarait, en affichant sa crainte d’une reprise des hostilités, le 12 mars dernier, que « de trop nombreux problèmes subsistaient pour que l’on puisse raisonnablement envisager une solution rapide de ce problème ».

 

Pour Svante Cornell[29], un expert suédois spécialisé sur le Haut-Karabakh, ce conflit est « le seul dont tout le monde parle comme pouvant potentiellement engendrer une troisième guerre mondiale ». Il ne concerne directement, certes, que deux Etats indépendants, mais il est évident que s’il venait à se déclencher, les voisins immédiats - Iran, Russie et Turquie - dont l’ambition affichée est de jouer un rôle majeur au plan régional, ne resteraient pas indifférents. Les six prochains mois qui s’annoncent risquent bien d’être ceux de tous les dangers. 

 

  1. Des soucis      à se faire en matière économique

 

À la suite des évènements sanglants de 1996, la part des dépôts domestiques dans les banques nationales est passée, en moins d’un an, de 50 à 30%. À la même époque, le cours du Dram, 415 pour 1 dollar, a commencé un lent déclin pour se chiffrer à près de 590 pour 1 dollar en 2003. Ce n’est qu’en 2006/2007, soit une dizaine d’années après, que la part des dépôts et le cours du Dram ont regagné leurs niveaux de 1996[30].

 

Avec un secteur financier beaucoup plus développé et une économie plus intégrée, les conséquences du choc de mars dernier seront vraisemblablement plus importantes que par le passé. Entre le 18 février et le 10 mars, le Dram a déjà perdu près de 5% de sa valeur par rapport à l’Euro. Une dépréciation continue du Dram aura d’inévitables conséquences, non seulement sur l’inflation, le secteur bancaire et l’agriculture, mais aussi sur l’une des principales sources de revenus, le tourisme.  En 2007, l’Arménie a reçu près de 500.000 visiteurs ; ils n’étaient que 32.000 en 1998. On enregistre déjà des annulations, ce qui n’augure rien de bon pour la saison touristique 2008.

Les secteurs des travaux publics et de l’immobilier ont été ces dernières années les principaux moteurs de l’économie en lui permettant d’atteindre des taux de croissance à deux chiffres. On voit mal comment une telle tendance pourrait se poursuivre si le climat politique actuel devait perdurer. Qu’ils soient locaux ou en provenance de la diaspora, les investissements devraient considérablement ralentir dans les mois à venir en raison des risques trop importants que l’instabilité politique leur fait courir.

 

  1. Stabilité      des relations extérieures

 

S’il est un domaine dans lequel il ne devrait y avoir aucun changement important au cours des mois à venir, c’est bien celui des relations extérieures de l’Arménie. Le 29 juin 2007, dans un entretien avec la revue géopolitique Diploweb[31], le Premier ministre de l’époque, dont beaucoup pensaient déjà qu'il avait de fortes chances d'être élu président de la République en mars 2008, déclarait en ce qui concerne les relations avec l’Iran que c’est « un pays extrêmement important, et pour l’Arménie, c’est un voisin [...] L’indépendance et la souveraineté de l’Arménie tiennent au seulgazoducqui entre sur son territoire après avoir traversé plusieurs pays et des régions très dangereuses comme la Tchétchénie. Nous n’avons pas le droit de lier le futur de notre peuple à ce seul gazoduc, c’est la raison pour laquelle nous en construisons un second depuis l’Iran. Il n’y pas d’autre voie, pas d’autre route. Le second gazoducpermettra à l’Arménie de renforcer son indépendance et sa souveraineté d’au moins 20 à 30%. Ceux qui pensent que nous ferions mieux de ne pas coopérer avec l’Iran seraient bien inspirés d’unir leurs efforts pour essayer d’ouvrir la frontière avec la Turquie ». 

 

Pour Serge Sarkissian, la continuité s’impose comme une évidence. Il en est de même pour les relations avec la Russie, le principal investisseur dans l’économie arménienne. Dans une interview, accordée le 7 mars, au quotidien  Nezavisimaya Gazeta[32], il se félicitait du « riche passé, du très bon présent et de l’avenir prometteur des relations russo-arméniennes ». Un tiers des investissements étrangers en Arménie provient en effet de Russie. Évoquant les relations politiques bilatérales, il rappelait « la nature stratégique du partenariat russo-arménien qui satisfait pleinement les intérêts de deux capitales ». Et de conclure que de nombreuses potentialités en matière de coopération politique et économique restaient encore à être exploitées et mises en valeur. En visite à Moscou, le 24 mars dernier, Serge Sarkissian, déclarait à l’issue de sa rencontre avec Vladimir Poutine et son futur successeur, Dimitri Medvedev, que «  l’Arménie était prête à continuer de développer, dans tous les domaines, ses relations avec la Russie[33]». Quant à Dimitri Medvedev, il voit dans cette visite de Serge Sarkissian, sa toute première visite à l’étranger depuis son élection, « le symbole de la haute importance des relations russo-arméniennes ».

 

En réalité, cette apparente harmonie, faite de solidarité et d'équilibre, dissimule des relations bilatérales largement favorables à la Russie qui est parvenue à faire passer l'Arménie du rôle de partenaire à celui de vassal. La Russie compte sur l'Arménie pour maintenir son influence dans la région et l'Arménie voit en la Russie une alliée capable d'assurer sa sécurité dans un environnement hostile. Dans le même temps, la Russie, à la recherche de nouveaux partenariats avec l'Azerbaïdjan et la Turquie, a réajusté sa politique étrangère sans, pour autant, faire pression sur Erevan. De son côté, Erevan, tout en consolidant ses liens avec Moscou, a pris acte de l'influence croissante des États-Unis dans la région.

 

 

4)    Conclusion

 

A l’instar des Républiques voisines de Géorgie[34] et d’Azerbaïdjan[35], l’Arménie ne possède qu’une expérience limitée en matière de transition démocratique. L’histoire dira si cette élection présidentielle, qui était présentée comme une chance pour la démocratie, est porteuse d’avenir.

 

La naissance d’une nouvelle conscience politique, illustrée par l’engagement massif de jeunes Arméniens dans le débat en cours est à la fois rassurante, sur le plan des idées, et inquiétante si les positions venaient à se radicaliser. Il était frappant de constater que tout au long de la campagne électorale, les meetings ont rassemblé une majorité de jeunes. Ce spectacle inédit reléguait aux oubliettes les images d’Épinal d’autrefois, celles de manifestations d’apparatchiks vieillissants et nostalgiques d’un passé soviétique autrefois glorieux.

 

Le nouveau président élu sait qu’il n’a pas le droit à l’erreur et que de sa gouvernance dépendent l’avenir de la démocratie arménienne et la survie de son pays. Son intervention[36] devant les étudiants d’Erevan, le 12 mars dernier, montre bien qu’il semble avoir pleinement conscience des enjeux. Dans une tribune commune avec son ancien rival, Arthur Baghdasarian du Parti État de Droit (Orinats Yerkir), publiée le 17 mars par le Washington Post[37], il confirme sa volonté d’ouverture et annonce des changements inattendus dans la conduite de la politique arménienne. L’ancien président du Parlement, candidat présidentiel malheureux avec près de 17% des voix, devrait obtenir des postes au gouvernement. Cette volonté d’ouverture est confirmée le 27 mars lors d’une conférence de presse[38], au cours de laquelle Armen Rustamian, de la Fédération révolutionnaire arménienne (Dashnaktsutyun), annonce qu’il rejoint la coalition en train de se former autour du président élu. Serge Sarkissian prévoit de rencontrer son homologue azerbaïdjanais dans les deux mois qui suivront son entrée officielle en fonctions[39]. Espérons que Robert Kotcharian, qui a clairement exprimé le souhait de ne pas devenir le « plus jeune retraité politique arménien », lui en laissera l’occasion.

 

Tour à tour occupée, décimée, écartelée, sinistrée et marginalisée, l'Arménie est un pays qui a « la peau dure et la mémoire longue ». Du début du 19ème siècle à son indépendance, à la fin du 20ème siècle, elle a vécu un long calvaire dont elle est sortie profondément marquée. C’est ce qui explique sa farouche volonté, ancrée au plus profond de sa mémoire collective, d’exister et de figurer comme acteur incontournable, tant au plan régional qu’au niveau international. Il lui faudra pour cela maîtriser les vieux démons surgis du passé, dans la nuit du 1er au 2 mars 2008, sur la Place de la Liberté et dans les rues d’Erevan.

 

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[2] U.N. High Commissioner for Refugees. 2006 Global Trends: Refugees, Asylum-seekers, Returnees, Internally Displaced and Stateless Persons, July 16, 2007.

[3] Terme utilisé pour nommer les Arméniens habitant le Haut-Karabakh.

[6] U.S. Department of State. Office of the Spokesman. Media Note: Support for Basic Principles for Peaceful Settlement of the Nagorno-Karabakh Conflict, November 29, 2007.

[7] Le 4 avril 2007, Serge Sarkissian a succédé à Andranik Markarian, décédé d’une crise cardiaque le 25 mars 2007.

[10] Armen Harutiunian, auparavant conseiller juridique du président Kotcharian, avait déclaré, lors de sa nomination à ce poste, en février 2006, que « le médiateur ne doit pas être un donneur de leçons ». Il voulait sans doute se ménager les bonnes grâces du Parlement et éviter de connaître le sort de celle qui l’avait précédé à ce poste, Larisa Alaverdian, limogée sans façons après avoir déclaré à Radio Free Europe/Radio Liberty que « les autorités montrent très clairement qu’elles sont plus préoccupées par la défense de leurs propres intérêts que par celle des droits de leurs administrés ».

[12] Robert Kotcharian faisait allusion au Conseil de l’Europe, qui siège dans la capitale alsacienne, dont les rapports, avant le scrutin, dénonçaient les pressions administratives, les intimidations policières et de nombreuses déficiences en matière d’équité médiatique.

[15] Idem

[16] Idem

[22] Du nom donné par les Russes aux écrits contestataires qui circulaient sous le manteau et que les dissidents se transmettaient clandestinement. La meilleure définition du « samizdat » est sans doute celle donnée par Vladimir Bukovski, ancien dissident politique russe, qui le définissait ainsi : « Je le crée moi-même, je le publie moi-même, je le diffuse moi-même, et finalement je termine, éventuellement, en prison pour lui.

[34] Le président géorgien Saakashvili a été porté au pouvoir en janvier 2004 dans la foulée de la révolution des roses qui a balayé son prédécesseur Édouard Chevardnadze

[35] Le président azerbaïdjanais Ilham Aliev a succédé à son père Heydar Aliev en octobre 2003 à la suite d’un simulacre d’élection, unanimement dénoncé par les missions internationales d’observation du processus électoral et les organisations de défense des Droits de l’homme.

[39] Cette rencontre pourrait même avoir lieu plus tôt que prévu. Dès le 18 mars, l’agence de presse AZG (http://www.azg.am/EN/2008031803) rapportait que le président azerbaïdjanais, Ilham Aliev, aurait déclaré qu’il ne voyait aucun inconvénient à rencontrer Serge Sarkissian, en marge du sommet de l’OTAN qui se tiendra les 3 et 4 avril à Bucarest. 


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