Asie centrale : entre mythes et réalités, l’état de la menace islamiste



 

 

Si tout au long de l’année 2009, la stratégie américaine pour l'Afghanistan et le Pakistan, plus connue sous le diminutif d’Af-Pak, a dominé l’essentiel du débat géopolitique, il semble bien que, malgré l’émergence de nouveaux points particulièrement chauds comme le Yémen, la Somalie et l’Afrique du Nord, l’Af-Pak continuera d’occuper les tous premiers rôles en 2010. Avec, en toile de fond, les éventuels dommages collatéraux sur la stabilité de l’Asie centrale.

 

Depuis l’effondrement de l’empire soviétique, les républiques centrasiatiques ont fait, chacune à sa manière, tant bien que mal et avec plus ou moins de retenue, face aux tentatives de déstabilisation de la part des mouvements islamistes. Les récents développements militaires dans la zone Af-Pak - offensive généralisée des forces de la coalition et des forces afghanes contre les Talibans (Opération Moshtarak - Ensemble - dans la province du Helmand), opérations d’envergure de l’armée pakistanaise contre les islamistes des zones tribales - font craindre un retour massif des militants extrémistes vers les pays centrasiatiques dont ils sont majoritairement issus.

 

D’autre part, le soutien indirect grandissant de certaines des républiques centrasiatiques - Kazakhstan, Kirghizistan et Ouzbékistan - aux opérations militaires de la coalition en Afghanistan pourrait servir de prétexte à un regain d’activités subversives des mouvements clandestins qui, en remettant en cause le fragile équilibre politique, chercheraient à renverser les régimes issus de la chute de l’URSS et à instaurer le Califat[1].

 

  1. 1.   Un redéploiement logistique à hauts risques

 

Dès le début des opérations militaires en Afghanistan, les forces aériennes de la coalition ont eu recours à des facilités sur les territoires du Kirghizistan, de l’Ouzbékistan et du Tadjikistan.

 

Les États-Unis ont disposé, jusqu’à fin 2005, de la base aérienne de  Karshi-Khanabad en Ouzbékistan. Évincés de cette base, à la suite des critiques formulées à l’encontre du président Islam Karimov pour sa « gestion de la crise » d’Andijan[2], ils ont néanmoins effectué, en mai 2009, aux termes d’un accord négocié entre la Corée du Sud et les autorités ouzbèkes[3], leur retour dans le pays, sur la base de Navoï, au Nord-est de Boukhara. Ils disposent également, depuis 2001, d’une base aérienne au Kirghizistan, la base de Manas-Bichkek. Les forces aériennes françaises sont implantées depuis 2002 sur la base de Douchanbé au Tadjikistan. Quant aux forces terrestres allemandes, elles disposent d’une base à Termez, en Ouzbékistan, à la frontière avec l’Afghanistan. 

 

Si cette présence n’a, jusqu’à présent, jamais fait l’objet de la moindre menace ou tentative d’attaque de la part des mouvements islamiques, il semble bien que la décision de ces trois républiques centrasiatiques de permettre l’utilisation de leur territoire pour le transit de fret à destination de la coalition change considérablement la donne géopolitique. Elle pourrait bien constituer le point de départ d’une nouvelle agitation.

 

Depuis bientôt neuf ans, la logistique des forces américaines et des troupes de l’OTAN en Afghanistan, repose sur des flux logistiques terrestres qui, en provenance du port pakistanais de Karachi, pénètrent en Afghanistan via la passe de Khyber. Pour faire face à la recrudescence des attaques talibanes sur ces itinéraires, la coalition a revu sa stratégie logistique et mis sur pied un axe routier et ferré complémentaire qui, de la Russie à l’Afghanistan, traverse l’Asie centrale.

 

Ce nouveau réseau logistique, appelé le Northern Distribution Network (NDN) - Réseau de Distribution Nord (RDN) -, est composé de trois branches. Une branche nord qui, partant du port letton de Riga, débouche au Kazakhstan après avoir traversé le territoire russe. Une branche sud qui prend naissance à Poti, port géorgien sur la Mer noire, et qui traverse la Géorgie, puis l’Azerbaïdjan et franchit ensuite la Mer Caspienne. Branche nord et branche sud se rejoignent au Kazakhstan pour former la branche centrasiatique. Cette dernière traverse successivement le Kazakhstan, l’Ouzbékistan et le Kirghizistan, avant de pénétrer en Afghanistan.

 

Cette « participation » à l’effort de guerre de la coalition, même s’il ne s’agit que d’autoriser le  transit d’équipements non létaux, place désormais ces trois pays au sein d’un conflit dont on redoute qu’il pourrait se propager bien au-delà de l’Afghanistan. Trois facteurs semblent être en mesure de contribuer à cette éventuelle propagation. En premier lieu, les mouvements islamiques traditionnels centrasiatiques. Dans un deuxième temps, mais dans une moindre mesure, al-Qaïda. Dernier facteur enfin, l’attitude des dirigeants politiques centrasiatiques eux-mêmes, dont les excès en matière de répression peuvent expliquer la radicalisation des mouvements religieux.

 

  1. 2.  Les différents mouvements islamiques centrasiatiques

 

L’implication grandissante des mouvements islamiques a été mise en évidence en septembre 2009 au moment où l’on a assisté à une recrudescence des activités dans la province afghane de Kunduz. Cette province septentrionale, frontalière du Tadjikistan, sous contrôle des troupes allemandes, était jusqu’à présent restée relativement calme. Selon les autorités locales, les dernières attaques talibanes dans cette province - dont la très médiatique prise de deux dépôts de carburants au mois de septembre 2009 - ont impliqué des combattants islamistes d’origine centrasiatique. Des attaques sur des véhicules militaires allemands ont également eu lieu dans la région et les Talibans auraient procédé à des envois importants de renforts vers les provinces nord. Ces renforts seraient majoritairement composés de militants appartenant à l’IslamicMovement of Uzbekistan (IMU) - Mouvement islamique d’Ouzbékistan (MIO).

 

a)  L’IslamicMovement of Uzbekistan(IMU) - Mouvement islamique d’Ouzbékistan (MIO)

 

Actifs, dans les années 1990, en Ouzbékistan ainsi que dans d’autres pays centrasiatiques, les partisans de ce mouvement se sont, dans un premier temps, repliés en Afghanistan avant de trouver refuge au sein des zones tribales pakistanaises à partir de 2001, lors du début de l’offensive américaine en Afghanistan. Leurs effectifs seraient d’environ 5.000 combattants et ils auraient pris part, aux côtés du Tehrik-i-Taliban Pakistan (TTP) - Mouvement des Talibans du Pakistan -, aux combats contre les forces armées pakistanaises ainsi qu’à la plupart des attentats commis en 2009 au Pakistan (une moyenne de sept attentats par jour, plus de 3.000 morts et 7.334 blessés).

 

Une des branches les plus radicales du MIO, Islamic Jihad Union - l’Union du Jihad islamique -, est connue pour ses liens avec des émigrés turcs et afghans en Allemagne. C’est cette branche que la police fédérale allemande soupçonne d’avoir planifié des attentats contre des aéroports, des restaurants, des cafés, une base américaine ainsi qu’à Berlin, contre l’ambassade d’Ouzbékistan. L’objectif visé était de déclencher une vague de protestations qui aurait conduit la population allemande à demander le retrait des troupes d’Afghanistan et de la base de Termez, à la frontière ouzbéko-afghane.

 

Depuis le deuxième semestre 2009, on assiste à un net regain des activités du MIO, tant en Afghanistan que sur le territoire des anciennes républiques socialistes soviétiques d'Asie centrale. Fin juin 2009, les forces kirghizes annoncent avoir abattu huit militants du MIO[4], cinq à proximité de Jalal-Abad et trois dans la région d’Osh, deux villes voisines de la frontière orientale de l’Ouzbékistan. Le 19 octobre, les gardes-frontières kirghizes annoncent la reddition d’une poignée de militants armés dans l'enclave tadjike de Vorukh, au cœur de la province de Batken au Kirghizistan. La veille, les forces de police tadjikes avaient abattu quatre militants du MIO, lors d’une fusillade dans la ville d’Isfara, une ville de la vallée de la Ferghana, à proximité des frontières kirghize et ouzbèke. Ces quatre militants étaient fortement suspectés d’avoir pris part, en septembre 2009, à l’assassinat d’un inspecteur du ministère de l’Intérieur dans cette même ville d’Isfara[5].

 

Les autorités locales afghanes affirment que les 15 militants capturés par les forces américaines, le 11 octobre 2009, dans la province de Kunduz appartenaient au MIO[6]. Le ministère afghan de la Défense estime à un peu plus de 4.000 le nombre des mercenaires étrangers affiliés à ce mouvement qui opèrent dans les provinces nord de l’Afghanistan. 

 

Ce regain d’activités du MIO intervient au milieu de changements importants à la tête du mouvement. Selon certains experts, la mort, en août 2009, de son leader, Tokhir Yuldashev, éliminé par un missile tiré depuis un drone américain, a créé un vide dans lequel se serait engouffré le « supposé » nouveau leader de ce mouvement, Abdur Rahman. Pour Bill Roggio, l’auteur d’un blog sur la guerre d’Afghanistan, le Long War Journal[7], « Tokhir Yuldashev s’était contenté d’être le bras armé des Talibans au Pakistan et, ce faisant, il avait perdu de vue les objectifs initiaux du MIO, à savoir le renversement des autorités ouzbèkes et l’instauration du Califat ». Paul Quinn-Judge, directeur du programme Asie centrale de l’International Crisis Group (ICG), pense que « la disparition de ce leader connu pour son dogmatisme et son absence de charisme[8]» a ouvert la voie à une nouvelle race de dirigeants plus extrémistes.

 

Ce qui est symptomatique c’est que, dans les deux mois qui ont suivi la disparition de Tokhir Yuldashev, le regain d’actions violentes de la part des militants du MIO dans les provinces septentrionales de l’Afghanistan et en direction du Tadjikistan semble indiquer que des chefs beaucoup plus audacieux et agressifs ont bien succédé à la vieille garde. S’il se confirme que c’est Abdur Rahman, d’origine tartare, qui a pris les rênes du mouvement, cela signifierait alors que le MIO est sur le point de se transformer en un mouvement transnational, aux antipodes du mouvement djihadiste ouzbèk original. Paul Quinn-Judge estime, par ailleurs, que de nombreux militants tchétchènes et daghestanais sont en train de rejoindre ses rangs.

 

Pour Andreï Grozin, directeur du Département Asie centrale à l'Institut de la CEI à Moscou, dans une interview à Eurasianet, le 19 octobre 2009, « les conditions sont réunies pour un retour en force du MIO sur le terrain centrasiatique et la détérioration des conditions socio-économiques est un puissant levier que les leaders du MIO ne manqueront pas d’actionner pour influer sur les populations locales ». 

 

b)    Le Hizb ut-Tahrir al-islami  (HTI) - Parti Islamique de Libération 

 

D’un pouvoir de nuisance parfois comparé à celui d’al-Qaïda, le mouvement Hizb ut-Tahrir al-islami (HTI) est une organisation panislamiste d’obédience sunnite dont le principal objectif stratégique est la création d’un Califat mondial appelé à remplacer l’ensemble des gouvernements nationaux en unifiant tous les peuples musulmans. Le HTI rejette toute autre forme de régime et de société, et n’envisage la réalisation de la Shari’a que dans le cadre du Califat. Aussi appelé Parti islamique de libération, le HTI prône la non-violence.

 

Cependant, depuis la fin de 2007, ce mouvement s’est montré beaucoup plus actif sur le plan militant. Bien implanté en Asie centrale et dans certaines régions d’Europe - en particulier au Royaume-Uni[9] - ce mouvement se targue d’être activement présent dans une quarantaine de pays. Il annonce des effectifs compris entre 5.000 et 10.000 membres et se réclame du soutien de plusieurs centaines de milliers de partisans de par le monde[10]. Il est réputé détenir de sérieuses places fortes dans la vallée de la Ferghana, une vallée particulièrement frondeuse et agitée que se partagent l’Ouzbékistan, le Tadjikistan et le Kirghizistan. Selon Vitaly Ponomarev, expert de l’Asie centrale pour le groupe russe de défense des droits de l’homme Memorial, « de tous les mouvements islamiques autrefois bannis en URSS, le HTI est le seul qui, avec ses dizaines de milliers de membres, se classe parmi les mouvements de masses[11] »

 

Fondé en 1953 par Taqiuddin an-Nabhani à Jérusalem-Est, à l’époque administrée par la Jordanie, ce mouvement, après quelques expériences malheureuses à la fin des années 1960 - implication dans la préparation de coups d’Etat ratés en Syrie, Jordanie et Égypte - se recentre sur l’action politique. Il considère le monde entier comme son terrain de manœuvre et il envisage la conquête des Etats impérialistes et la chute des despotes qui gouvernent les pays musulmans. Ce but est clairement exprimé dans des livres tels que : « Le Régime islamique », « La Démocratie est un système des infidèles », « La Politique islamique », « La Société islamique », ainsi que dans toute une série d’autres livres traduits de l’arabe et distribués dans les langues vernaculaires de la région centrasiatique.

 

En Asie centrale, le HTI est essentiellement actif en Ouzbékistan, pays profondément laïc qui entend maintenir une stricte séparation entre le pouvoir exécutif et le pouvoir religieux, et dont 80% de la population est d’obédience sunnite. Le caractère répressif du pouvoir d’Islam Karimov, des conditions de vie déplorables, une économie gangrenée par la corruption et la banalisation de la torture associée à une liberté d’expression quasiment inexistante constituent le terreau particulièrement fertile de l’islamisme dans ce pays et expliquent le regain de popularité récent qu’ont connu, à la fois, le HTI et le MIO.

 

Selon un dissident du HTI, Saidakbar Oppokhodjayev, la doctrine politique du HTI se focalise exclusivement sur l’Ouzbékistan et est dirigée contre son président Islam Karimov[12]. Ce qui pousse de nombreux observateurs à considérer le HTI plus comme une organisation militante qui vise au renversement de Karimov que comme une organisation pacifique qui chercherait à unir les musulmans.

 

Au Kirghizistan, les autorités avaient, autrefois, une attitude relativement plus permissive. Les mouvements islamistes étaient tolérés à condition qu’ils se tiennent tranquilles et ne causent aucun problème aux autorités. Mais depuis la Révolution des tulipes, en mars 2005, le président Kourmanbek Bakiev a adopté une attitude beaucoup plus rigide. Implanté dans le sud du pays, le HTI serait impliqué, avec le MIO, dans des attaques contre des forces de police. Beaucoup redoutent de voir les autorités kirghizes prendre les mêmes mesures drastiques que celles adoptées par l’Ouzbékistan et de nombreux observateurs craignent que le président Bakiev, endossant le rôle de supplétif de son homologue ouzbek Karimov, ne propulse son pays au centre du cercle vicieux « provocation-répression » qui ne peut que profiter aux islamistes.

 

Au Tadjikistan, où le Parti de la Renaissance islamique (PRI) est, à l’heure actuelle, le seul parti politique islamique autorisé, le HTI est interdit depuis 2004, et depuis cette date une quarantaine de militants a été jugée. De nombreuses caches ont été découvertes et des imprimeries clandestines démantelées. Le HTI est quasiment inactif au Kazakhstan et au Turkménistan. 

 

Bien que, dans les pays où il est le plus actif, de nombreuses campagnes et opérations aient été menées contre ses militants, le HTI est relativement résilient et a fait, à plusieurs reprises, la preuve de sa capacité à recruter rapidement de nouveaux militants. Les autorités centrasiatiques ont semblé, ces derniers temps, marquer de nombreux points contre le HTI. De ce fait, en réduisant les capacités d’action de ce mouvement, elles semblent éloigner la menace qui pèse contre elles. Paradoxalement, la façon dont elles s’y prennent - arrestations et emprisonnements arbitraires, violences inutiles - pourrait pousser les mouvements islamistes à se radicaliser.

 

  1. 3.  Le facteur al-Qaïda

 

La capacité d’Oussama Ben Laden à faire la part des choses entre l’essentiel et l’accessoire constitue l’une des principales caractéristiques de sa personnalité. En raison de cette constante, les principaux objectifs des autres mouvements islamiques - rayer Israël de la carte et renverser les régimes « corrompus » d’Asie centrale - ne figurent pas au premier rang des ses préoccupations.

 

La relative indifférence de Ben Laden ne doit cependant pas être prise comme l’expression d’un désintérêt certain mais plutôt comme la traduction de ses réflexions sur la réalité des choses. L’Asie centrale, qu’al-Qaïda définit comme la zone s’étendant, d’Ouest en Est, de la Tchétchénie à la province chinoise du Xinjiang, a toujours suscité l’intérêt de Ben Laden. Mais, en raison de l’activisme récurent des Wahhabites et des Salafistes, ce dernier n’a jamais jugé nécessaire de consacrer d’énormes moyens à la lutte contre les pouvoirs en place.

 

 

a)  Naissance de l’activisme islamique centrasiatique

 

L’invasion et l’occupation russes de l’Afghanistan en 1979 constituent le point de départ de l’activisme islamique en Asie centrale. Au lieu de renforcer la main mise soviétique sur l’Afghanistan et de créer une zone tampon entre l’URSS de l’époque et les arabes radicaux, la mésaventure afghane de l’Armée rouge a contribué à la radicalisation des islamistes afghans et pakistanais. Elle a aussi permis aux insurgés afghans de propager leur message religieux en Asie centrale.

 

Le mouvement, Jamiat-e-Islami - Bloc Islamique -, du commandant Ahmed Chah Massoud, « le Lion du Panshir », et, dans une moindre mesure, le mouvement de Gulbuddin Hekmatyar, Hezb-i-Islami - Parti de l’Islam -, figurent avec les services secrets pakistanais du président de l’époque, Zia-ul-Haq, parmi les plus actifs des responsables de cette propagation idéologique.Certains musulmans d'Asie centrale ont acquis, aux côtés des forces du commandant Massoud, une formation et une expérience militaire lors du Jihad contre les forces soviétiques. À cette époque, entre 1979 et 1989, le rôle de Ben Laden en Asie centrale était négligeable, à l'exception de l’envoi de conseillers auprès de Massoud et du financement de ses opérations.

 

Trois évènements majeurs ont présidé à l’accélération de l’islamisation en Asie centrale : le retrait des troupes russes d’Afghanistan en 1989, l’effondrement de l’empire soviétique, deux ans plus tard, en 1991 (avec pour corollaire l’arrivée au pouvoir de dictateurs corrompus à la tête des nouvelles républiques centrasiatiques) et la disparition du régime communiste afghan en 1992. Pour de nombreux islamistes proche-orientaux, ces évènements laissaient penser que les conditions étaient réunies pour la création d’États islamistes sur les ruines centrasiatiques de l’empire soviétique. L’engagement des autorités saoudiennes et émiraties derrière les moudjahiddines afghans ne visait pas seulement la défaite soviétique. Riyad et les capitales du Golfe voyaient en l’Afghanistan une base idéale pour l’expansion du wahhabisme et du salafisme, versions centrasiatiques de leur sunnisme, et un rempart idéal contre les visées expansionnistes des chiites iraniens.

 

Sous la houlette bienveillante de Riyad, de nombreuses ONG des Etats arabes du Golfe se sont implantées, plus ou moins ouvertement, en Asie centrale avec leur « kits » habituels de services : soins sanitaires, formation, éducation et endoctrinement religieux. Les descendants des nombreux musulmans centrasiatiques qui, dans les années 1920 et 1930, avaient fui l’arrivée et la répression des bolcheviques, et qui, depuis, ont fait fortune dans les eldorados pétroliers du Golfe, ont financièrement contribué à la renaissance islamique de leurs lointaines mères patries.

 

b) L’implication progressive mais discrète d’al-Qaïda

 

La période de 1988 à 1995 donne à Oussama Ben Laden l’occasion de s’engager plus en avant envers les musulmans centrasiatiques. C’est pendant la guerre civile au Tadjikistan que l’on voit apparaître pour la première fois les éléments d’al-Qaïda, en particulier l’un de ses plus proches collaborateurs, Wali Khan Amin Shah (qui sera arrêté en 1995, en Malaisie) et Ibn-ul-Khattab, qui s’illustrera plus tard comme commandantdes moudjahiddines étrangers dans le Caucase. Même après son départ pour le Soudan, Ben Laden continue de diriger des camps d’entraînement en Afghanistan où de nombreux Tadjiks, Ouzbeks, Ouighours et Tchétchènes reçoivent une formation militaire.

 

Cependant, Oussama Ben Laden a, pour deux raisons, limité le rôle d’al-Qaïda en Asie centrale à de simples prises de contact et une assistance militaire, d’ailleurs plus symbolique que réelle. Tout d’abord, il n’y avait pas, à cette époque, en Asie centrale de cible suffisamment importante dont la destruction se serait inscrite dans l’objectif général de sape de l’autorité américaine. Deuxième raison, l’importance de l’Asie centrale en matière d’armes de destruction massive (ADM), qu’elles soient de nature chimique, bactériologique ou nucléaire, imposait à Ben Laden de faire profil bas.

 

A partir de 1992, al-Qaïda met sur pied une cellule, composée de scientifiques, d’ingénieurs et de techniciens, dont la mission est l’obtention de ces ADM et dont les activités essentielles se focalisent sur les arsenaux de l’ex-URSS. Grâce aux contacts pris par les moudjahiddines afghans avec des officiers corrompus de l’Armée rouge ou des services de renseignement impliqués dans de nombreux trafics (stupéfiants, pierres précieuses et autres matériaux), al-Qaïda peut tranquillement partir à la recherche d’ADM dans l’ancienne URSS.

 

C’est ce qui explique la faible intensité des opérations d’al-Qaïda en Asie centrale. En se faisant ainsi « oublier », le mouvement de Ben Laden a évité d’attirer sur lui une attention qui n’aurait pas manqué de sortir de son inquiétante léthargie le processus russo-américain de sécurisation des arsenaux de destruction massive de l’ancienne Union soviétique.

 

c)  Un activisme à moindre coût

 

Il semble bien en effet que Ben Laden et al-Qaïda puissent tirer profit d’un éventuel chaos en Asie centrale sans avoir besoin d’y consacrer d’importantes ressources financières et de nombreux militants. La répression des mouvements islamistes dans la région et en Chine, l’intérêt croissant des musulmans centrasiatiques pour un Islam conservateur, le prosélytisme des ONG sponsorisées par les États du Golfe, la croissance exponentielle des réseaux afghans de trafics de drogue et la montée en puissance progressive de l’organisation islamiste subversive Hizb-ut Tahrir dans cette région sont des facteurs de troubles beaucoup moins coûteux, en hommes et en moyens, et nettement plus rentables, pour al-Qaïda et les Talibans. 

 

  1. 4.  L’attitude des dirigeants centrasiatiques

 

Dernier facteur, et non des moindres, dans l’agitation islamiste, l’attitude des régimes envers les mouvements religieux. Cette attitude a fait l’objet d’un très intéressant  film  intitulé « Le mythe de l’extrémisme religieux en Asie centrale[13] », réalisé par Michael Andersen, journaliste et analyste politique danois spécialiste de l’Asie centrale. Interviewé par l’agence d’information Ferghana.ru, le réalisateur explique qu’il a pu « observer pendant des années comment les dictateurs d’Asie centrale ont instrumentalisé la soi-disant menace terroriste pour asservir et oppresser ceux qui s’opposent à eux en les qualifiant de terroristes ou d’extrémistes et comment les démocraties occidentales ont prêté l’oreille à des dictateurs comme Islam Karimov[14] ».

 

Historiquement, l’islam centrasiatique a toujours été un islam remarquablement modéré et tolérant. Aussi loin que l’on remonte dans le temps, en particulier aux écrits dogmatiques de Najm ad-Din Abu Khafs Omar un-Nasafi (1068-1142), les théologiens centrasiatiques ont toujours estimé que « se retrouver sous l’autorité d’un non-croyant (ghayr-i din), voire d’un mécréant (kafir), ne pose aucun problème pour des musulmans tant que de tels dirigeants ne remettent pas en cause l’existence des mosquées et des écoles coraniques (madrassas), qu’ils autorisent les musulmans à pratiquer leur foi et qu’ils garantissent l’application de la charia[15] ».

 

Karimov et ses homologues ont, en se présentant comme le seul rempart contre le terrorisme, utilisé l’image de l’islamisme extrémiste pour assurer leur pouvoir et justifier, au nom de la stabilité et de la sécurité intérieure, les « entorses » au processus démocratique. Aujourd’hui, conséquence directe de l’attitude des pouvoirs autoritaires et de la faillite de leurs politiques socio-économiques, cette menace est devenue beaucoup plus réelle et moins mythique. Il est important d’en préciser les racines afin de mieux la contrecarrer.

 

Si l’extrémisme est bien le résultat des politiques d’oppression en Asie centrale, il serait naïf de le résumer à un extrémisme uniquement religieux. L’écrivain Mohammed Solikh, leader de l’opposition ouzbèke exilé en Norvège, « redoute un accroissement dramatique de l’extrémisme en Ouzbékistan, et pas seulement sur le plan religieux [16]». Selon lui, de nombreux hommes d’affaires, d’enseignants et d’ouvriers sont de plus en plus attirés par le radicalisme. Pour Michael Andersen, le réalisateur du film, les tragiques événements d’Andijan en 2005, ainsi que les manifestations et accrochages meurtriers qui se sont produits depuis en Asie centrale montrent clairement que de plus en plus de personnes basculent dans l’extrémisme.

 

Parwiz Mullojanov, un expert tadjik, estime que les dirigeants centrasiatiques ne comprennent rien à l’islam. « Ils en ont peur ! Dans l’incapacité de cerner la différence entre extrémiste et croyant modéré, ils n’ont aucun discernement dans leur attitude et, ce faisant, ils font le lit des organisations radicales[17] ». Pour Muhiddin Kabiri, chef du Parti islamique de la Renaissance du Tadjikistan (PIRT), les Occidentaux « ne perçoivent l’Asie centrale que sous deux angles, soit celui de l’extrémisme religieux, soit celui des régimes autoritaires[18] ». Et dans leur souci de préserver leurs intérêts économiques et la stabilité de leurs approvisionnements énergétiques, les principaux dirigeants occidentaux préfèrent soutenir les despotes centrasiatiques au détriment des populations d’Asie centrale. Comme le faisait remarquer Michael Anderson, en mai 2008, « la politique de l’Union européenne en Ouzbékistan se résume à une question d’intérêts géopolitiques[19] ».

 

Seuls les kleptocrates au pouvoir ont tiré profit de la situation. Jeter des milliers de personnes en prison est particulièrement contreproductif et constitue le fondement des groupes radicaux comme le montrent les rapports de l’International Crisis Group[20]. Dilyor Jumabaev, un des représentants du HTI au Tadjikistan résume ainsi la situation : « Il y a actuellement en prison des personnes qui n’ont rien à voir avec nous mais qui nous rejoindront à leur sortie car ils n’auront plus rien à perdre ! [21] ». C’est ce que Craig Murray, ancien ambassadeur du Royaume-Uni en Ouzbékistan constatait : « Les occidentaux, en soutenant les régimes autoritaires d’Asie centrale, ont déclenché le compte à rebours d’une formidable bombe qui se nourrit du ressentiment et du mécontentement des populations asservies[22] ».

 

  1. 5.   Conclusion

 

La situation dans la zone Af-Pak est périlleuse et personne de sensé ne souhaite assister à la contamination des zones voisines. L’extension du conflit afghan à un arc qui engloberait l’Asie centrale serait l’illustration du fameux « effet domino » et signifierait la ruine de la région.

 

Ce n’est, ni plus ni moins, ce que disait, le 7 janvier dernier, Richard Holbrooke, représentant spécial américain pour l’Afghanistan et le Pakistan, le Monsieur Af-Pak de l’administration Obama, lors d’un colloque au Brookings Institute de Washington. Il y déclarait notamment que « de Pékin à Moscou et Washington, de Riyad ou Abu-Dhabi aux pays de l’Union européenne, tout le monde est d’accord pour estimer que la stabilité de l’Afghanistan et celle du Pakistan constituent un enjeu stratégique vital, non seulement pour les États-Unis mais aussi pour l’Europe, l’Asie centrale, l’Asie du Sud et le Proche-Orient[23] ».

 

En l’état actuel des choses, la menace islamiste ne semble pas en mesure de remettre en cause les pouvoirs en place, mais elle constitue néanmoins un facteur de nuisance non négligeable. Signe des temps, quelques jours après la tournée centrasiatique de Richard Holbrooke, fin février, les États-Unis annoncent leur intention de mettre sur pied, au Kirghizistan, dans la région méridionale de Batken, un centre d’entraînement au contre-terrorisme pour les forces kirghizes. En octobre dernier, l’ambassadeur américain au Kirghizistan, Tatiana Gfoeller, avait participé à l’inauguration du centre d’entraînement du Bataillon Scorpion des forces spéciales kirghizes, implanté à Tokmok, à l’est de Bichkek, et pour lequel les États-Unis ont investi 9 millions de dollars[24].

 

Soucieux de maintenir un strict équilibre entre Moscou et Washington, le président Bakiev pour qui les frontières sud de son pays constituent plus une menace qu’un rempart, a aussitôt annoncé son désir de voir se concrétiser la proposition russe de construction d’un centre d’entraînement. Celui-ci serait également implanté dans le sud du pays et servirait de base pour l’une des unités militaires de la nouvelle force de réaction rapide de l’Organisation du Traité de sécurité collective (OTSC)[25].

 

Globalement, la politique des pays occidentaux en Asie centrale fait face à un dilemme dont on peut craindre qu’al-Qaïda et ses alliés tirent le maximum de bénéfices. Depuis les événements d’Andijan, l’attitude qui consiste à rechercher l’appui tacite des leaders centrasiatiques - octroi de bases militaires et d’autorisations de survol et de transit - tout en affichant une volonté non déguisée d’accession aux immenses ressources énergétiques de ces pays et en se réservant, simultanément, le droit de critiquer et condamner les violations des droits de l’homme en Asie centrale, est proprement intenable. Quelle que soit l’option choisie - défense des droits de l’homme ou, pour de sombres raisons économiques, accession aux ressources énergétiques - elle ne peut contribuer qu’à renforcer la position des militants islamistes.

 

Avec en prime, l’occasion rêvée pour la Chine de prendre massivement et durablement pied en Asie centrale en préemptant les formidables ressources énergétiques dont son formidable développement économique a cruellement besoin. Peu regardante en matière de respect des droits de l’homme et d’une « remarquable et efficace détermination » dans le règlement du conflit entre la minorité musulmane des Ouïghours et les Hans (au moins 150 morts), dans la province du Xinjiang en août dernier, la Chine ne peut, en effet, que plaire aux potentats centrasiatiques, les rassurer et les conforter dans leur attitude intransigeante face aux mouvements religieux contestataires.

 

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[2] Les évènements d’Andijan débutent le 13 mai 2005 quand, aux alentours d’une heure du matin, un groupe islamiste, fortement armé, prend d’assaut un commissariat de police et une caserne. Le bilan réel des pertes en vie humaines ne sera jamais probablement connu. Les autorités reconnaîtront officiellement 169 morts. De leur côté, les observateurs indépendants et les ONG présents sur place estiment les pertes en vies humaines à plus de 800, dont près de 200 dans la petite ville frontalière avec le Kirghizstan, Pakhtaobod. A ce sujet, cf. http://www.esisc.org/documents/pdf/fr/ouzbekistan-oublier-andijan-393.pdf

[6] Ibid.

[9] A la suite des attentats de Londres, le 7 juillet 2005, le gouvernement Blair a, un temps, envisagé l’interdiction de ce mouvement qui, avec près de 8.500 militants annoncés, est rapidement devenu l’une des organisations islamiques les plus actives du Royaume-Uni. Cf. à ce sujet « The Moderate Muslim Brotherhood », Foreign Affairs Journal, p.120, vol. 86 no. 2, march / April 2007 by Robert S. Leiken and Steven Brooke

[15] « Roots of Radical Islam in Central Asia »Carnegie Endowment Carnegie Paper No. 77, January 2007 (http://www.carnegieendowment.org/publications/index.cfm?fa=view&id=18967)

[16] Ibid.

[17] Ibid.

[18] Ibid.

[22] Ibid.

[25] Ibid.


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