Asie centrale : la bataille de l'eau



 

 

Trois réunions récentes ont placé au tout premier plan, tant au niveau mondial - le 5ème Forum mondial de l’eau (Istanbul, 16 - 22 mars 2009) - qu’au niveau centrasiatique - le séminaire organisé conjointement par le Centre régional de diplomatie préventive pour l’Asie centrale (UN Regional Centre for Preventive Diplomacy for Central Asia - UNRCCA) et par la Commission économique des nations Unies pour l’Europe (Almaty, 20 avril 2009) et la réunion du Fonds International pour le sauvetage de la Mer d’Aral (Almaty, 28 avril 2009), le problème de la gestion des ressources en eau et de leur partage.

 

Au-delà des discours convenus - rappel des Objectifs du Millénaire des Nations Unies, mise en œuvre de la Gestion Intégrée des Ressources en Eau (GIRE), préservation des flux, prévention des catastrophes liées à l’eau, reconnaissance du droit humain à l’eau et à un assainissement de base et promotion de la coopération sur l’utilisation durable et sur la protection des ressources en eaux transfrontalières[1] - ces différentes réunions ont difficilement masqué d’importants désaccords internationaux et régionaux.

 

En ce qui concerne l’Asie centrale, c’est plus l’image de différends potentiellement dangereux que celle de l’unité régionale tant souhaitable qui prévaut à l’issue des deux sommets d’Almaty. Déjà plombé par des relations personnelles conflictuelles et compliquées, par le « Grand Jeu » autour des immenses ressources énergétiques, le climat politique centrasiatique semble, à l’issue de ces deux réunions encore plus incertain et instable que jamais. Pour l’hydrologue israélien, Uri Shamir, « tant qu’existe une réelle volonté de paix, l’eau ne saurait être un obstacle ou une menace ; en revanche, elle peut constituer un excellent prétexte, pour quiconque cherche une bonne raison d’en découdre[2] ». Appliquée au contexte centrasiatique, cette citation doit être prise comme un avertissement gratuit et elle devrait inciter les protagonistes à la retenue.

 

 

Genèse des problèmes

 

a)  Causes historiques

 

La chute de l’empire soviétique a fait voler en éclats les plans régionaux de gestion, de partage et d’échange d’eau et d’énergie en Asie centrale. Du jour au lendemain, cette région s’est soudainement retrouvée partagée entre, d’un côté les pays amont - Kirghizistan et Tadjikistan - en situation de contrôle des ressources en eau[3] et les pays aval - Kazakhstan, Turkménistan et Ouzbékistan - en situation de dépendance.

 

La planification de l’époque soviétique organisait un strict partage des ressources en eau et des ressources énergétiques. Aux pays aval, la responsabilité du stockage des eaux dans d’immenses lacs artificiels en vue de leur distribution printanière et estivale au profit des terres agricoles des pays aval. A charge de revanche, ces derniers, riches en gaz et en pétrole, devaient fournir aux pays amont les ressources énergétiques qui leur font cruellement défaut.

 

La disparition brutale du dirigisme et du centralisme soviétiques a laissé les nouveaux États indépendants démunis et livrés à eux-mêmes. Depuis le début des années 2000 de nombreux différends ont éclaté entre pays amont et pays aval. Les pays amont dénoncent régulièrement les prix trop élevés des matières premières énergétiques et se plaignent que les pays aval rechignent à payer leur quote-part dans l’entretien des barrages de retenue. De leur côté, les pays aval estiment être indûment rationnés. En rétorsion à des impayés de gaz et d’électricité, ces derniers cessent les livraisons ce qui a pour effet de plonger dans le noir et le froid les populations des pays amont. Afin de faire fonctionner leurs usines hydroélectriques, les pays amont recourent donc à des lâchers d’eau. Avec pour conséquence, un afflux inutile, en plein hiver, d’eau dans les terres agricoles des vallées ouzbèkes et la raréfaction des quantités d’eau pour les cultures printanières et estivales. Ainsi amorcé, le cercle vicieux du ressentiment n’est pas près de s’arrêter.

 

b) Causes géographiques et climatiques

 

L’Asie centrale est une région fondamentalement aride, dont les principales zones fertiles ont été constituées à partir de déserts rendus exploitables après de titanesques programmes d’irrigation. L’essentiel de l’eau provient, pour une très grande part, des hauteurs du Kirghizistan et du Tadjikistan, et dans une moindre mesure des hauteurs afghanes. Elle se dirige vers le Kazakhstan, le Turkménistan et l’Ouzbékistan au travers des deux principaux cours d’eau de la région, l’Amou-Daria et le Syr-Daria.

 

La construction, du temps de l’URSS, de nombreux barrages et canaux d’irrigation a certes permis de répondre à la forte croissance des populations et au formidable développement de la production agricole, mais elle a engendré une importante surexploitation. Depuis l’indépendance, les infrastructures - barrages, usines hydroélectriques et canaux d’irrigation - ont terriblement souffert d’un manque d’entretien. Le gaspillage et la mauvaise gestion des ressources ont précipité l’une des plus grandes catastrophes écologiques du siècle dernier, la quasi disparition de la Mer d’Aral, autrefois l’une des plus grandes mers intérieures au monde. En conséquence, les provinces autour de la mer d'Aral, en particulier la région du Karakalpakistan en Ouzbékistan, autrefois connue sous le nom de République socialiste soviétique autonome de Karakalpakie, se sont retrouvées quasiment ruinées et dévastées.

 

L’année 2009 devrait être encore plus problématique que les années précédentes. Les cycles climatiques (très vraisemblablement liés aux phénomènes El Niño - La Niña) se sont, non seulement intensifiés, mais aussi superposés. La dernière sécheresse importante dans la région s'est produite en 2000 - 2001. Elle avait fortement touché, non seulement, les républiques centrasiatiques, mais aussi l’Afghanistan, l'Iran, le Pakistan et la Mongolie, avec des conséquences désastreuses sur toute la production agricole régionale. Pour l'Institut international pour la recherche sur les prévisions climatiques, cette sécheresse de 2001 a été responsable de la perte de plus de la moitié des cultures de céréales au Tadjikistan. Une équipe d’experts des Nations Unies avait estimé, à l’époque, que c’était environ 500. 000 à 600. 000 ouzbèkes qui avaient été directement touchés par cette sécheresse.

 

Les réservoirs d’eau enregistrent depuis 2008 des plus bas historiques. Selon l’agence de presse Ferghana.ru, le réservoir de Toktogul, la principale retenue du Kirghizistan a connu, en 2008, une baisse de 30% de ses réserves et selon les hydrologues les fleuves Syr-Daria et Naryn ont un débit nettement inférieur à leur débit habituel[4]. Les pays aval souffrent encore plus durement de cette sécheresse. Toujours selon Ferghana.ru, les retenues d’eau situées sur le territoire de l’Ouzbékistan - Charvak et Tujabuguz - ont un niveau inférieur de près de 60% à celui des années précédentes ; quant aux autres principaux cours d’eau, ils connaissent une baisse de leur débit de l’ordre de 50%[5]. Ces chiffres inquiétants confirment malheureusement les sombres prévisions que le Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD) avait rendues publiques au cours du sommet d’Almaty de juillet 2008[6]. Dernière prévision pessimiste en date, l’annonce, fin janvier, par le ministre des affaires étrangères du Tadjikistan, Hamrohkhon Zarifi, d’une pénurie importante et certaine en eau pour l’Asie centrale, dans le courant de l’été prochain[7].

 

 

les RÉUNIONS d’almaty

 

Le séminaire de l’UNRCCA s’était donné pour objectifs d’examiner les voies et les moyens de parvenir à une gestion coordonnée de l’eau au niveau régional. Au menu des discussions, les Conventions régionales en vigueur sur l’eau et l’environnement et la Convention des Nations Unies sur la protection et l’utilisation transfrontalière des cours d’eau et des lacs internationaux.

 

Affichant un optimisme mesuré, Miroslav Jenca, représentant spécial du Secrétaire général des Nations Unies et directeur de l’UNRCCA[8], estimait que cette conférence était essentielle pour les experts centrasiatiques à la recherche d’une solution durable aux problèmes régionaux de l’eau. Selon lui, cette conférence devait permettre aux États centrasiatiques de conclure des « accords durables et profitables pour tous dans le domaine de l’eau et de l’énergie[9] ». Hormis de grandes déclarations de principe, les résultats de cette réunion n’ont pas été à la hauteur des ambitions affichées.

 

Il en a été de même pour la réunion du Fonds international pour le sauvetage de la Mer d’Aral, le 28 avril dernier. Celle-ci s’est terminée sans qu’aucun progrès tangible n’ait été enregistré. Ce sont les discussions sur la gestion interétatique du cours de l’Amou-Daria et de celui du Syr-Daria qui ont dominé les débats.

 

Si les cinq leaders centrasiatiques sont d’accord sur des causes de la quasi disparition de la mer d’Aral - surexploitation et gaspillage des ressources provenant des deux principaux fleuves, l’Amou-Daria et le Syr-Daria - et s’ils ont conscience des conséquences désastreuses sur les conditions vie et la santé des quelques 40 millions de riverains du bassin de cette mer, leurs divergences personnelles et politiques et le double jeu de Moscou ont conduit les discussions dans l’impasse.

 

Les tentatives du président kazakh, Noursultan Nazarbayev, l’hôte de cette réunion, pour pacifier les débats et le profil bas adopté par le président turkmène, Gurbanguly Berdimuhammedov, n’ont pas empêché le président ouzbèke, Islam Karimov, de mener la charge contre le Kirghizistan et le Tadjikistan. Faisant, au début, cavalier seul contre les projets des deux pays amont et dénonçant leurs politiques de gestion de l'eau plus restrictives, il a été finalement rejoint par ses homologues du Kazakhstan et du Turkménistan. Plus que jamais, il se pose en leader régional de l’opposition contre les projets hydroélectriques du Kirghizistan et du Tadjikistan.

 

 

Les raisons de la colère ouzbèke

 

A l’instar de leurs riches voisins, véritables rois du pétrole et du gaz qui tirent de substantiels dividendes de leurs ressources énergétiques, le Tadjikistan et le Kirghizistan aspirent à devenir les rois de l’or bleu. Ces deux pays ont mis sur pied un ambitieux plan de production énergétique qui envisage la construction de nouvelles usines hydroélectriques. Ce qui leur permettrait de subvenir à leurs propres besoins énergétiques et même de devenir exportateurs d’électricité vers le Pakistan, l’Iran et l’Inde.

 

Les trois États aval, dont l’essentiel de la production agricole repose sur le coton, le blé et le riz s’opposent à un tel plan qui se traduirait, selon eux, par une diminution de leurs ressources en eau. Jusqu’à présent les différentes tentatives de compromis se sont toutes soldées par des échecs, les quatre traités internationaux signés étant pour l’instant restés « lettres mortes ».

 

Les deux projets qui focalisent les craintes de l’Ouzbékistan sont ceux de Rogun au Tadjikistan et la tranche n°1 de l’une usine hydroélectrique de Kambar-Ata, située en amont du réservoir de Toktogul, au Kirghizistan. Conjointement, ces deux projets menaceraient, à terme, l’approvisionnement en eau de toute la partie orientale de l’Ouzbékistan et en particulier la vallée de la Ferghana.

 

Bien qu’aucun conflit majeur n’ait encore éclaté la possibilité d’une escalade vers un conflit armé ne peut être écartée. Deux exemples récents, certes mineurs, illustrent très clairement la tension autour de ce problème de l’eau. En 2000, l’Ouzbékistan s’est livré, par le biais d’un exercice militaire dont le scénario inavoué était la prise de contrôle du réservoir de Toktogul, situé sur le territoire du Kirghizistan, et qui permet l’irrigation de ses exploitations agricoles de la vallée de la Ferghana. Cet exercice constituait une réponse à l’inondation consécutive à d’importants lâchers d’eau kirghizes en vue de la production hivernale d’électricité[10]. En mars de l’année dernière, 150 villageois tadjiks d’Isfara ont traversé la frontière kirghize les armes à la main pour essayer détruire un barrage qui menace leurs exploitations et ont battu en retraite après l’intervention musclée des gardes-frontières tadjikes[11].

 

Les dissensions ont atteint un pic, fin 2008, quand les chefs d’État du Kazakhstan, du Kirghizistan et du Tadjikistan se sont mis d’accord, en l’absence de l’Ouzbékistan, sur des problèmes d’eau, de gaz et de pétrole. En rétorsion l’Ouzbékistan annonçait, aussitôt, son retrait de l’Organisation de coopération économique eurasiatique, la fermeture de sa frontière avec le Tadjikistan et l’augmentation des tarifs du gaz envers ses clients tadjiks et kirghizes[12]

 

Le double jeu moscovite

 

Ce sont deux déclarations récentes des autorités russes qui ont déclenché et entretenu l’agitation dans les coulisses de la réunion d’Almaty. La première est due au président Medvedev lors de sa visite, en janvier dernier, à Tachkent. Se rangeant résolument aux côtés des autorités ouzbèkes, il plaidait, au grand dam des autorités tadjikes, pour que les «  projets hydroélectriques en Asie centrale prennent en compte les considérations des pays voisins[13] ». La seconde a été faite au cours de la visite du président kirghize, Kourmanbek Bakiev, à Moscou, en février. Les autorités russes se sont engagées à accorder un prêt de 1,3 milliard d’euros pour la construction de l’usine hydroélectrique de Kambar-Ata.

 

Cette « valse-hésitation » des autorités russes, entre soutien aux positions ouzbèkes et financement du projet kirghize - avec en pointillés un éventuel déblocage du projet tadjik de Rogun[14] -, n’a pas manqué de provoquer quelques interrogations sur les buts poursuivis par Moscou. L’interview de Sergueï Lavrov, ministre russe des affaires étrangères lors de son récent déplacement au Turkménistan  - « … il est nécessaire de parvenir à des compromis profitables à tous et dans le domaine particulier des ressources en eau, les États centrasiatiques peuvent compter sur le concours sans faille de la Russie[15]  » - apporte un début de réponse. Les autorités russes semblent bien vouloir ne laisser de côté aucune possibilité de conforter leur position clé et leur rôle de tout premier plan en Asie centrale. En s’invitant ainsi dans le débat sur l’eau, tout en donnant des gages à leurs plus fidèles alliés du moment[16], elles se ménagent un moyen de pression sur les trois pays aval, détenteurs d’immenses ressources énergétiques particulièrement convoitées et dont le géant gazier russe, Gazprom, est le principal, et quasiment unique, bénéficiaire.   

 

Il semblerait cependant que l’implication russe ait contribué à détendre quelque peu l’atmosphère, en particulier entre l’Ouzbékistan et le Tadjikistan. Ces dernières semaines, après une escalade paroxystique jusqu’au 19 février 2009, les très compliquées relations ouzbéko-tadjikes ont lentement commencé à s’améliorer. L’Ouzbékistan a repris ses livraisons d’électricité et les négociations vont maintenant reprendre pour la délimitation et la démarcation des 1.200 km de frontière commune et le rétablissement des liaisons aériennes interrompues depuis 17 ans.

 

 

conclusion

 

Si tous les experts régionaux s’accordent sur le caractère bénéfique pour la région de la construction de nouveaux barrages et d’usines hydroélectriques, ils s’inquiètent cependant des positions exacerbées que ce problème déclenche. La région a, jusqu’à présent, évité un conflit. Mais elle n’est à l’abri de rien.

 

Certaines initiatives actuellement à l’étude apparaissent comme potentiellement déstabilisantes et dangereuses. Au cours du 5ème forum mondial de l’eau de nombreuses discussions ont porté sur une éventuelle commercialisation de l’eau celle-ci devenant un produit commercial. Cette commercialisation, qui constituerait d’ailleurs un précédent en Asie centrale, risquerait à coup sûr de profondément heurter les consciences des populations musulmanes de la région. La religion islamique a en effet une position bien arrêtée sur le sujet. L’eau est la propriété d’Allah qui, dans sa grande mansuétude, en fait cadeau à ses fidèles. Il semble donc difficile de combiner les valeurs du libéralisme économique qui régissent les échanges commerciaux entre les pays centrasiatiques avec les pratiques traditionnelles et confessionnelles.

 

Dans le domaine particulier de l’eau, ce qui semble le plus à craindre ce n’est pas la « goutte d’eau en trop qui ferait déborder le vase » mais la « goutte d’eau en moins qui mettrait le feu aux poudres ».  

 

 

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[3] Le Tadjikistan, à lui tout seul, en contrôle plus de 50%.

[5] Ibid.

[8] Créé en 2007 et basé dans la capitale turkmène, Achkhabad, l’UNRCCA a pour mission d’aider les pays centrasiatiques à faire face aux problèmes transfrontaliers - terrorisme, trafic de drogues, crime organisé et pollution - avant qu’ils ne soient financièrement trop coûteux ou qu’ils n’échappent à tout contrôle.

[14] Projet pour lequel le Tadjikistan attend depuis 5 ans maintenant que la Russie honore sa promesse de financement de 1,5 milliard d’euros. Cf. http://www.esisc.org/documents/pdf/fr/tadjikistan-le-maillon-faible-440.pdf

[15] Interview à Mir TV, en avril dernier, en marge du sommet des ministres des affaires étrangères de la CEI.

[16] Le Kirghizistan a évincé les troupes américaines de sa base de Manas. Quant au Tadjikistan, qui abrite la plus grande base russe jamais déployée en dehors du territoire russe, il envisage un renforcement  de la coopération militaire avec Moscou.


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