Les élections législatives libanaises du week-end dernier ont suscité un grand intérêt de l’électorat comme en témoigne le fort taux de participation (54,08%) ; un record depuis 20 ans. Au terme d’une campagne électorale intense et très largement couverte par les médias, les Libanais ont reconduit la majorité anti-syrienne emmenée par Saad Hariri et Walid Joumblatt (71 sièges sur 128). Le scrutin – étroitement encadré par soldats, policiers et de nombreux observateurs internationaux – s’est déroulé dans le calme puisque aucun incident significatif n’a été constaté.
Le bras de fer qui oppose la coalition ’’pro-occidentale’’ ou anti-syrienne (coalition du 14 mars) à la coalition menée par le Hezbollah et ses alliés (coalition du 8 mars) depuis les législatives de 2005 avait failli plonger le pays dans une nouvelle guerre civile en 2008. Aujourd’hui, si le Hezbollah est dans l’obligation de reconnaître sa défaite, il entend néanmoins imposer la formation d’un gouvernement d’union nationale et la reconduction du droit de blocage pour l’opposition.
Si la campagne et le scrutin se sont bien déroulés, il faut désormais s’assurer, comme le résume le ministre libanais de l’Intérieur, M. Ziad Baroud « (…) que tout le monde accepte les résultats » et éviter une nouvelle crise politique. Pour l’heure, le Liban semble avoir temporairement écarté les menaces de boycott que la Communauté internationale et, particulièrement, les Etats-Unis avaient fait peser sur le Liban en cas de victoire du Hezbollah. Ne nous y trompons pas, même en perdant les élections, le parti-milice pro-chiite reste un des éléments incontournables de la scène politique libanaise.
Un pays ravagé par les conflits intérieurs depuis les dernières élections législatives
Depuis l’assassinat de Rafik Hariri en février 2005 et la vague d’assassinats ciblés d’opposants pro-occidentaux (hommes politiques, journalistes), les forces politiques en présence n’ont cessé de se déchirer.
En effet, ces quatre dernières années, la scène politique libanaise a été dominée par deux camps rivaux : la coalition anti-syrienne soutenue par l’Occident ainsi que par plusieurs pays arabes (Egypte, Arabie Saoudite etc.) et le bloc du 8 mars, soutenu par la Syrie et l’Iran.
La coalition du 14 mars[1] comprend : le mouvement pour le futur (Saad Hariri), le Parti socialiste progressiste (Walid Joumblatt), les Forces libanaises (Samir Geagea) et le Parti phalangiste (Amin Gemayel).
La coalition (ou bloc) du 8 mars[2] comprend : le Hezbollah (Hassan Nasrallah), le mouvement Amal (Nabih Berri) et le mouvement libre patriotique (général Michel Aoun) ainsi que d’autres petites formations.
Notons que la majorité des leaders de la coalition anti-syrienne d’aujourd’hui étaient les alliés de la Syrie lors de sa ’’présence’’ au Liban durant les trois dernières décennies. Quant aux soutiens à la coalition pro-syrienne emmenée par le Hezbollah, elle rassemble autour d’elle les pires ennemis d’hier de la Syrie, notamment en la personne du général Michel Aoun[3]. S’il est un peu simpliste de résumer le blocage actuel de la plupart des institutions libanaises au conflit pro et anti-syrien, il n’en demeure pas moins que ce conflit larvé entre les deux camps a polarisé la scène politique libanaise. Cette lutte a également exacerbé les tensions entre la communauté chiite et sunnite du pays à un niveau jusqu’alors inégalé depuis la guerre civile qui ravagea le pays de 1975 à 1990.
Ce n’est finalement que le 21 mai 2008, au terme d’un an et demi d’affrontements qui ont failli plonger à nouveau le pays dans le chaos et fait une centaine de morts, que les deux coalitions signent un accord au Qatar (Accord de Doha). Celui-ci prévoyait, entre autres, la nomination de Michel Suleiman comme Président de la république, la formation d’un gouvernement d’unité nationale – avec droit de blocage pour le Hezbollah et ses alliés (le mouvement libre patriotique du général Michel Aoun) – ainsi que l’interdiction d’utiliser des armes dans le cadre de tout conflit intérieur. Et, si l’accord a bel et bien mis fin à une période d’intense instabilité, il n’en demeure pas moins qu’il a consacré in fine le Hezbollah ! En effet, la plupart des demandes du parti-milice chiite lui ont été accordées et ont de facto renforcé sa position sur la scène politique.
Le comportement du Hezbollah avant et durant le scrutin
Durant l’opération israélienne ’’Cast lead’’ à Gaza en janvier dernier, le Hezbollah s’était abstenu de toute provocation envers l’Etat hébreu et n’avait pas envoyé ses roquettes dans le nord d’Israël – contrairement à ce qu’il avait fait en 2002 lors de l’opération israélienne ’’Mur de protection’’. Cette retenue, qui ne reflète vraisemblablement pas un changement d’attitude vis-à-vis de l’Etat hébreu, apparaît être le fruit d’un calcul électoral visant à ne pas heurter la population libanaise par l’ouverture d’un nouveau front. En agissant de la sorte, le Hezbollah entendait préserver ses chances de succès pour les élections.
Les médias locaux semblent incapables de vérifier certains témoignages selon lesquels les deux camps se seraient livrés à la corruption électorale : « (…) malgré la multiplication de rumeurs à ce sujet, il était impossible d’avoir la moindre preuve tangible [ndlr : de corruption]»[4], écrit Mahmoud Hard du quotidien l’Orient-Le jour. Certaines sources diplomatiques émettent, quant à elles, moins de réserves. En effet, selon un diplomate de haut rang interviewé par Newsmax plusieurs semaines avant le scrutin : « L’Iran et un certain nombre d’autres pays financent la campagne de leurs amis, dans certains cas, ils sont impliqués dans l’ ’’achat comptant’’ de votes. Nous assistons ’’prudemment’’ à ce marchandage et suivons de près particulièrement le Hezbollah et l’Iran »[5]. Fin avril, le New York Times livrait le témoignage de Hussein H., un jeune homme de 24 ans sans emploi et originaire de Beyrouth sud qui se réjouissait de vendre son vote au plus offrant : « Celui qui paie le plus aura mon vote. Je n’accepterai pas moins de 800$ »[6]. D’autres témoignages viendront confirmer que des dizaines de milliers de voix ont ainsi été ’’achetées’’ le jour du scrutin.
Durant la campagne, le Hezbollah a vigoureusement rejeté les accusations selon lesquelles en cas de victoire il mettrait en place un gouvernement basé sur le modèle iranien et dont l’objectif principal serait l’instauration d’une République islamique. S’il est, en effet, fort peu probable que le Hezbollah ait l’ambition et les moyens d’imposer un tel modèle de société au Liban, il n’en demeure pas moins que la place des chiites est de plus en plus importante au Liban. Une autre certitude est que le modèle de société envisagé par le Parti de Dieu aurait certainement mis un peu plus à mal une économie déjà au bord du gouffre et dont la survie est intimement liée aux subventions extérieures.
Ainsi, l’échec du Hezbollah s’explique en partie par le fait que bon nombre d’électeurs ont pris peur suite aux menaces de la Communauté internationale en cas de victoire du Hezbollah. Le Vice-président américain Joe Biden, lors d’une visite à Beyrouth le mois dernier, avait mis en garde en expliquant que l’aide américaine[7] dépendrait de la composition et des orientations politiques du nouveau gouvernement. Comme l’expliquait Abderrahman Al-Rached avant les élections : « Les Libanais doivent se rendre compte du prix qu’ils auront à payer [ndlr : en élisant le Hezbollah]. Comme les habitants de Gaza auraient dû se rendre compte du prix qu’ils auraient à payer en votant pour le Hamas plutôt pour le Fatah (…) Il n’y aura probablement pas de pénurie de farine et d’essence, mais le Liban aura beaucoup de points commun avec Gaza. De nombreux pays, y compris arabes, cesseront d’apporter leur soutien au pays du Cèdre » [8].
La défaite du Hezbollah ne laisse place à aucun doute. Pour autant, au lendemain des élections, le sort du futur gouvernement demeure incertain.
L’influence iranienne sur le scrutin
L’influence iranienne au Liban n’a cessé de se renforcer ces dernières années. Si les chiffres de propagande de Téhéran sont largement exagérés, la manne financière allouée au Hezbollah est, selon les sources, de 25 à 50 millions de $. Une somme qui n’es pas destinée à aider le Liban mais bien le Hezbollah dans sa conquête du pouvoir. Parallèlement, l’Iran a largement contribué à réarmer le Hezbollah. Ainsi, il ne fait aujourd’hui plus guère de doutes pour les experts que ce dernier a non seulement recouvré ses capacités militaires au Sud-Liban mais qu’il les aurait même doublées depuis la fin de la guerre Hezbollah/Israël de l’été 2006.
L’Iran a incontestablement pesé sur la campagne électorale. Comme l’explique Diana Muqalled : « (…) l’influence iranienne est plus forte. Les slogans qu’on rencontre sur les affiches de l’allié libanais [ndlr : le Hezbollah] montrent que la fièvre iranienne s’est propagée au pays du Cèdre. Elle y a introduit la stérilité démocratique. Les médias libanais n’ont pas pu s’y opposer »[9]. Pour le président iranien : « le résultat des élections libanaises aura des conséquences importantes sur l’ensemble de la région ».
Mais, l’Iran ne s’est pas contenté d’interférer sur la ’’forme’’. Comme nous l’évoquions précédemment, la République islamique s’est également assurée de transférer d’importantes sommes d’argent en cash pour financer la campagne mais aussi pour sponsoriser l’achat de votes. Plusieurs sources libanaises font état de l’utilisation d’avions du Hezbollah pour transférer directement l’argent en provenance du Nigeria. D’autres sources[10] rapportent que d’importantes quantités de dollars américains ont été envoyées au Liban via la Syrie et Dubaï.
Le conflit qui oppose désormais l’Iran à une partie du monde arabe semble s’être cristallisé tout au long de la campagne législative au pays du Cèdre. Alors que Téhéran envoyait des millions de dollars au Hezbollah, l’Arabie saoudite, selon un conseiller du gouvernement saoudien, a également transféré des centaines de millions de dollars à destination de la coalition du 14 mars : « Nous supportons les candidats en lice contre le Hezbollah, et nous ferons en sorte que l’Iran sente la pression »[11]. L’Egypte a elle aussi apporté son soutien à la coalition de Saad Hariri, soucieuse, à l’instar de Riyad, des conséquences qu’une victoire du Hezbollah aurait pu avoir sur l’ensemble de région. Notons à cet égard, que les autorités égyptiennes viennent récemment de démanteler un vaste réseau terroriste lié au Hezbollah libanais. Un épisode qui a ravivé un peu plus encore les tensions entre l’Egypte et l’Iran.
Les défis du nouveau gouvernement
Le rôle de ’’résistance’’ du Hezbollah est au cœur des défis auxquels devra faire face le nouveau gouvernement libanais. Si le pire scénario – la victoire du Hezbollah – est désormais écarté, le désarmement du parti-milice auquel aspire la coalition du 14 mars – et qui a été relayée par plusieurs résolutions du Conseil de sécurité des Nations unies – ne sera pas facile. Dès le lendemain des élections, Mohammad Raad, un député du Hezbollah affirmait à l’AFP que le puissant arsenal du mouvement chiite était un sujet sur lequel le mouvement n’était pas prêt à transiger : « Il faut que la majorité s’engage à ce que la Résistance soit un sujet non négociable, (à considérer) que ses armes sont légitimes et qu’Israël est un ennemi »[12].
Assurer l’avenir du Tribunal spécial pour le Liban (chargé de juger les assassins de l’ancien Premier ministre Rafik Hariri) semble être l’autre tâche laborieuse à laquelle devra s’atteler le futur gouvernement. S’il semble évident que Saad Hariri (le fils de Rafik Hariri) aura à cœur de faire condamner les coupables, son gouvernement devra faire face à l’opposition du Hezbollah. En effet, le tribunal a commencé ses travaux en mars dernier à la Haye mais le Hezbollah a remis en question la neutralité de la cour, notamment après que celle-ci ait décidé de la remise en liberté de 4 généraux pro-syriens (emprisonnés sans charges depuis 2005). Par ailleurs, le Parlement libanais n’a jamais formellement approuvé la constitution du tribunal qui a été mis sur pied suite à une résolution du Conseil de sécurité des Nations unies en mai 2007.
Le nouveau gouvernement devra également s’atteler à s’affranchir un peu plus encore de la tutelle de Damas sur le Liban. Cet objectif est à l’agenda de la coalition du 14 mars depuis l’assassinat de Rafik Hariri. La Syrie, au-delà de son ingérence dans les affaires politiques intérieures, est également accusée par la coalition pro-occidentale de retarder le travail du Tribunal spécial pour le Liban et d’armer les groupes palestiniens au Liban. Mais, comme l’explique Bassel Oudat, la Syrie est également accusée par la coalition pro-occidentale dans d’autres dossiers sensibles : « [ndlr : accusée] de retarder le nouveau tracé des frontières Liban-Syrie (et la problématique des Fermes de Cheeba), de maintenir le Conseil suprême syro-libanais et d’ignorer les demandes concernant le retour des Libanais prisonniers et ’’disparus’’ en Syrie»[13].
En guise de conclusion
Si les Libanais attendent beaucoup de la coalition du 14 mars, les défis auxquels le nouveau gouvernement devra faire face sont colossaux. De nouvelles tensions apparaîtront vraisemblablement entre les deux blocs dès lors que le gouvernement tentera de toucher aux acquis du Hezbollah. Pour autant, il ne faut pas s’attendre à de profonds changements au Liban, qui voit les mêmes élites politiques se battre pour le pouvoir depuis plus de trente ans. D’autre part, le nouveau gouvernement sera peut-être tenté de refreiner ses aspirations ’’au changement’’ en vue d’éviter un nouvel embrasement. Notre certitude est que le Liban continuera d’être, à l’instar de ce qu’il a toujours été depuis sa création, un enjeu pour les Etats de la région et un territoire où se focalisent et s’exacerbent les tensions.
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[1] L’appellation 14 mars 2005 fait référence à la date de la grande manifestation qui a rassemblé à Beyrouth plus d’un million de Libanais. Cette mobilisation sans précédent avait pour objectif de réclamer le retrait des troupes syriennes du pays et de revendiquer toute la lumière sur l’assassinat de Rafik Hariri.
[2] L’appellation 8 mars fait référence à la manifestation organisée à l’initiative du Hezbollah le 8 mars 2005 pour dénoncer « les ingérences étrangères au Liban et la résolution 1559 (visant à désarmer le Hezbollah) au lendemain du discours du président syrien Bachar El-Assad promettant un retrait total de ses troupes du Liban en deux phases.
[3] En 1989, le général Michel Aoun, lance la ²guerre de libération² (du 14 mars au 22 septembre 1989) visant à éradiquer la présence syrienne. Ce projet, bien ambitieux, n’aboutira qu’à une sanglante ²guerre civile² entre l’armée et les forces libanaises de Samir Geagea qui ont accepté les Accords de Taëf. La division du pouvoir prendra fin en octobre de la même année lorsque les Forces libanaises et syriennes viendront à bout des troupes du général Aoun.
[4] Mahmoud Harb, « A Jbeil, le CPL et le Hezbollah en rangs serrés », l’Orient-Le jour, le 8 juin 2009.
[5] Ken Timmerman, « Iran, Hezbollah, Set to Buy Lebanon Elections », Newsmax.com, le 16 mars 2009.
[6] Robert F. Worth, « Foreign Money Seeks to Buy Lebanese Votes », The New York Times, le 23 avril 2009.
[7] Depuis 2006, l’aide américaine au Liban s’est élevée plus ou moins à 1 milliard de dollars.
[8] Abderrahman Al-Rached, « Récit d’une catastrophe redoutée », Asharq Al-Awsat, le 28 mai 2009 in Courrier International.com
[9] Diana Muqalled, « Elections sous influence réciproque », Asharq Al-Awsat, le 5 juin 2009 in Courrier International.com
[10] Ken Timmerman, op. cit.
[11] Robert F. Worth, op. cit.
[12] L’Orient-Le jour, le 8 juin 2009.
[13] Bassel Oudat, « Will Syria intervene ? », Al-Ahram Weekly, 1-4 May 2009, Issue No. 950