Etats-Unis : la démission de Dennis Blair et les carences de la fonction de directeur du renseignement



 

 

Le 21 mai dernier, Dennis C. Blair annonça sa démission du poste de directeur du renseignement national (Director of National Intelligence, DNI), au terme de seize mois d’un mandat agité.

 

Dans un communiqué adressé à la communauté du renseignement, le DNI a exprimé son « profond regret[1] » de devoir quitter ses fonctions. Comme le trahissent les propos de M. Blair, cette décision ne reflète pas vraiment un choix personnel mais plutôt la volonté du président Barack Obama de se séparer d’un collaborateur n’ayant pas répondu à ses attentes.

 

Les seize mois de M. Blair à la tête de la communauté du renseignement américain ont en effet été marqués par plusieurs défaillances des agences opérant théoriquement sous son autorité. Un des exemples les plus remarquables est celui de l’attentat manqué du vol Amsterdam Détroit, le 25 décembre 2009, durant lequel un jeune Nigérian, Umar Farouk Abdulmutallab, tenta de faire exploser l’avion peu avant son atterrissage aux Etats-Unis. Pour le président Obama, cette tentative aurait du être déjouée par les services compétents qui disposaient de toutes les informations nécessaires[2]. D’autres péripéties comme l’attaque de la base militaire de Fort Hood ou l’attentat manqué de Times Square ont également attiré l’attention sur le travail des services de renseignement américains.

 

Si au vu du mandat de Dennis Blair et des incidents qui l’ont émaillé, le choix du président Obama apparaît légitime, on peut toutefois se demander s’il est de nature à résoudre les problèmes mis en exergue par ses seize mois passés à la tête de la communauté du renseignement. En effet, face aux erreurs de M. Blair, se pose la question du rôle joué par la Maison-Blanche dans la gestion des activités de renseignement et de la pertinence de la réforme adoptée en 2004 pour répondre aux défaillances du 11 septembre 2001.

 

 

 

  1. Le mandat agité de Dennis      Blair

 

Tout au long de sa campagne présidentielle, Barack Obama souhaita se démarquer de la politique de l’administration Bush, notamment sur les questions touchant à la sécurité nationale et particulièrement sur celles liées au renseignement. Peu de temps après son élection, le président élu rappela son intention de mettre un terme aux politiques controversées de l’administration Bush concernant la détention et l’interrogation d’individus suspectés de terrorisme[3]. C’est dans ce contexte que M. Obama nomma l’amiral à la retraite Dennis Blair, ancien chef du Commandement pacifique (PACOM), au poste de DNI et Leon Panetta, ancien parlementaire et secrétaire général de la Maison-Blanche sous Bill Clinton, à celui de directeur de la CIA (Central Intelligence Agency). Si ces deux choix illustraient parfaitement la politique que souhaitait mener le président, le nouveau DNI ne tarda pas à donner du grain à moudre aux critiques qui dénonçaient le manque de pragmatisme de M. Obama.

 

            w De nombreuses maladresses

 

En effet, durant l’audition devant la Commission du Sénat sur le renseignement préalable à sa confirmation, Dennis Blair s’écarta de la ligne officielle de la nouvelle administration. Interrogé sur la question du waterboarding, le candidat au poste de DNI se montra hésitant et refusa d’assimiler cette pratique à de la torture, contredisant ainsi Eric Holder, le candidat au poste d’Attorney General. Cette dissension ne manqua pas d’interpeller les sénateurs démocrates, dont Carl Levin, président de la Commission des forces armées, qui se déclara « troublé » par les réponses de M. Blair[4].

 

Certaines des premières décisions du nouveau DNI furent également vivement critiquées, comme celle de nommer Charles « Chas » Freeman à la tête du National Intelligence Council (NIC), organe chargé de préparer les documents classifiés présentant une opinion collective et consensuelle de l’ensemble des agences de renseignement sur un sujet précis (National Intelligence Estimate, NIE). Ce choix a été contesté, notamment par les parlementaires républicains. Spécialiste de l’Asie, M. Freeman est en effet à l’origine de déclarations controversées sur la « lenteur » de la réponse des autorités chinoises lors des événements de la Place Tienanmen en 1989[5]. Virulent critique de la politique israélienne, cet ancien ambassadeur en Arabie saoudite a également estimé que la menace terroriste pesant sur les Etats-Unis était une conséquence de « l’oppression brutale des Palestiniens par l’occupation israélienne[6] ». Devant le tollé déclenché par l’annonce de sa nomination et la révélation de liens avec le régime saoudien, M. Freeman renonça au poste de président du NIC. Dennis Blair, qui avait énergiquement défendu son choix, accepta avec un « profond regret » cette décision[7]. L’incident souleva toutefois les premières interrogations à propos des choix du DNI.

 

D’autant que cette polémique fut suivie par une nouvelle à propos de la nomination par l’amiral Blair de l’ancien directeur de la CIA John Deutch à la tête d’un groupe d’experts chargé d’étudier les programmes secrets concernant les satellites utilisés par la communauté du renseignement. En effet, après son départ de l’Agence en 1996, des centaines de pages de documents classifiés furent découvertes sur son ordinateur personnel. M. Deutch fut en conséquence privé de son habilitation nécessaire à l’accès aux informations classifiées et une enquête fut lancée. Il bénéficia néanmoins de l’amnistie du président Clinton, quelques jours avant son départ de la Maison-Blanche et se vit octroyer une nouvelle habilitation en 2007 par le directeur de la CIA de l’époque, le général Michael Hayden. La nomination surprit toutefois beaucoup de monde à Washington, notamment le directeur de la CIA Leon Panetta. Interrogé par des parlementaires, ce dernier fit part de sa surprise et annonça vouloir « en discuter avec l’amiral Blair afin de comprendre ce qu’il avait en tête[8] ». Pour le républicain Christopher Bond, vice-président de la Commission du Sénat sur le renseignement, cette décision constituait un « affront[9] ».

 

D’autres maladresses du DNI ont été révélées dans la presse, notamment lorsqu’il s’étonna de la décision prise par l’administration Obama de ne pas faire interroger Umar Farouk Abdulmutallab par une unité créée spécialement pour ce type de situation[10]. Le DNI créa également la surprise lorsqu’il laissa entendre en février dernier qu’un citoyen américain, en l’occurrence Anwar al-Aulaqi, pourrait faire partie de la liste de la CIA répertoriant les personnes à assassiner[11].

 

w Défaillances systémiques

 

Le fait le plus marquant du mandat de l’amiral Blair à la tête de la communauté du renseignement est sans conteste l’attentat manqué contre le vol Amsterdam-Détroit, le 25 décembre 2009, qui mit en évidence, plus que la responsabilité d’un homme, les dysfonctionnements d’un système. Quelques jours après l’incident, le président Obama, s’appuyant sur les premiers éléments d’une enquête devant déterminer les erreurs commises, expliquait que les agences disposaient des éléments nécessaires pour déjouer l’attaque mais qu’elles n’étaient pas parvenues « à intégrer et comprendre le renseignement » en leur possession. Pour le président, cet incident est tout simplement « inacceptable[12] ».

 

Il est vrai que les dysfonctionnements révélés par la tentative d’attentat du 25 décembre sont d’autant plus inquiétants qu’ils ne sont pas sans rappeler ceux mis en exergue par les attaques du 11 septembre 2001. Eleanor Hill, qui a participé à l’enquête parlementaire sur les attentats de New York et Washington, a constaté la « même incapacité à rassembler les pièces du puzzle et à les transmettre aux personnes concernées en temps voulu[13] ». Quelques jours après la tentative, on apprenait que la NSA (National Security Agency), agence chargée de la collecte du renseignement d’origine électromagnétique, avait intercepté des conversations entre des responsables d’al-Qaïda au Yémen évoquant l’utilisation d’un ressortissant nigérian pour commettre un attentat alors que dans le même temps, le père d’Abdulmutallab avait alerté les autorités américaines au Nigeria de la radicalisation de son fils et de sa présence au Yémen[14].

 

Ces similitudes ont été confirmées par l’enquête menée par la Commission du Sénat sur le renseignement. Ses conclusions déclassifiées et publiées le 18 mai dernier évoquent des « défaillances systémiques dans l’ensemble de la communauté du renseignement qui ont entravé la détection de la menace représentée par Abdulmutallab[15] ». Le National Counterterrorism Center (NCTC), créé en 2004 en réponse aux attentats du 11 septembre pour analyser l’ensemble du renseignement en possession des agences gouvernementales sur le terrorisme et pour coordonner leurs activités dans ce domaine, est particulièrement mis en cause. Les quatorze dysfonctionnements relevés par les sénateurs n’épargnent toutefois aucune des principales agences de renseignement. On notera par ailleurs que la responsabilité personnelle du DNI dans cet échec n’est à aucun moment mentionnée.

 

Réagissant à la publication de ces conclusions, l’amiral Blair, dont la démission n’avait pas encore été demandée par le président Obama, reconnut l’existence de « barrières institutionnelles et technologiques » qui entravent le partage d’information au sein de la communauté du renseignement. Il ajouta que, depuis la tentative manquée, une unité chargée d’assurer le suivi de menaces spécifiques avait été créée au sein du NCTC[16].

 

 

  1. Les choix de la      Maison-Blanche

 

Confronté à ces difficultés, le patron des services de renseignement américain n’a pu compter que sur un soutien limité de la Maison-Blanche. Les relations entre M. Obama et le DNI, qui est aussi théoriquement le conseiller du président en matière de renseignement, semblaient en effet assez distantes. Plutôt proche de la famille Clinton, l’amiral Blair n’a pas eu l’occasion de développer des liens personnels avec le président. Si les deux hommes ont pu se côtoyer occasionnellement au Sénat lorsque Barack Obama était parlementaire, l’amiral Blair n’a pas fait partie des proches conseillers du candidat démocrate durant la campagne présidentielle[17]. L’action du DNI a clairement pâti de cette absence de liens personnels avec le président alors que d’autres cadres de la communauté du renseignement ont su tirer profit de leur proximité avec le locataire de la Maison-Blanche pour court-circuiter l’amiral Blair.

 

            w Volonté de la Maison-Blanche de contourner la bureaucratie traditionnelle

 

John O. Brennan, ancien conseiller du candidat Obama sur les questions de sécurité, est ainsi apparu comme un des membres de l’administration les plus influents dans l’élaboration de la politique dans les domaines du renseignement et du contre-terrorisme. Un temps pressenti pour être nommé à la tête de la CIA, il dut retirer sa candidature en raison des fonctions occupées à la CIA sous l’administration Bush. Barack Obama souhaitait en effet par tous les moyens se démarquer de son prédécesseur sur la question du renseignement, ce qui compliqua considérablement sa tâche lorsqu’il dut mettre sur pied son équipe. M. Brennan fut finalement nommé au poste de conseiller à la sécurité nationale adjoint en charge de la sécurité du territoire et du contre-terrorisme.

 

Illustrant la confiance du président, M. Brennan est apparu comme le principal porte-parole de l’administration Obama sur les questions de terrorisme et de renseignement. C’est d’ailleurs lui qui fut dépêché sur les différents plateaux de télévision au plus fort de la polémique après l’attentat manqué de Détroit pour défendre la politique de l’administration Obama contre les critiques émanant notamment du camp républicain[18]. De plus, le président chargea M. Brennan de faire la lumière sur les manquements des agences de renseignement qui ont permis à Umar Farouk Abdulmutallab d’embarquer dans un avion à destination des Etats-Unis avec des explosifs[19]. L’action de M. Brennan, qui s’est ainsi substitué à l’amiral Blair, illustre une des principales caractéristiques de l’administration Obama, à savoir une centralisation extrême des outils décisionnels à la Maison-Blanche visant à contourner la bureaucratie traditionnelle. Ce mode de fonctionnement de l’administration Obama, qui n’est pas sans rappeler celui de Richard Nixon, a été à l’origine de tensions entre MM. Brennan et Blair[20].

 

La marginalisation du DNI a également été confirmée par le différent qui l’opposa à la Maison-Blanche sur l’approfondissement de la coopération avec les services de renseignement français. L’amiral Blair souhaitait en effet que les Etats-Unis signent un pacte de « non espionnage » avec la France. La présidence, désireuse d’éviter des alliances contraignantes, ne voulait pas formaliser ce rapprochement[21].

 

            w La Maison-Blanche tranche en faveur de la CIA

 

Parallèlement, dans la rivalité institutionnelle qui oppose le DNI au directeur de la CIA qui, depuis la réforme de 2004, l’a remplacé en tant que patron de la communauté du renseignement, l’amiral Blair n’a pas été aidé par la Maison-Blanche. Afin d’asseoir son autorité et celle de sa fonction, Dennis Blair rédigea, en mai 2009, une directive annonçant qu’il allait utiliser ses pouvoirs en nommant le représentant de la communauté du renseignement dans les différentes ambassades américaines à l’étranger. Le lendemain, Leon Panetta demanda aux employés de l’Agence d’ignorer le message du DNI, rappelant que la CIA était responsable des activités de renseignement du gouvernement américain à l’étranger[22]. S’il est vrai que le fait de nommer de nouvelles personnes était susceptible d’altérer les liens et la confiance établis, le DNI était néanmoins dans son rôle en faisant cette annonce qui entrait pleinement dans le cadre de ses prérogatives en tant que patron de la communauté du renseignement. Cette décision rappelle d’ailleurs celle prise par le premier DNI John Negroponte qui, quelques semaines après son entrée en fonction, avait adressé un mémo aux responsables des antennes locales de la CIA à l’étranger pour leur signaler qu’ils le représentaient et qu’ils travaillaient pour lui[23].

 

Dans cette bataille arbitrée par le conseiller à la sécurité nationale James Jones puis par le vice-président Joe Biden, la Maison-Blanche trancha, à l’automne 2009, en faveur de la CIA et de son directeur[24]. On imagine aisément que les relais de M. Panetta à Washington et notamment dans le premier cercle du président Obama ne sont pas étrangers à cette victoire du patron de la CIA sur un adversaire qui est son supérieur hiérarchique. M. Panetta est en effet très proche du secrétaire général de la Maison-Blanche, Rahm Emanuel, avec lequel il a travaillé sous l’administration Clinton. On dit d’ailleurs que le nom de M. Emanuel aurait été soufflé au futur président par M. Panetta[25].

 

Les soutiens de poids, notamment au Congrès, dont bénéficie le DNI n’auront pas été suffisants pour éviter l’humiliation que constitue la décision de la Maison-Blanche. Ce bras de fer engagé par l’amiral Blair aura néanmoins été instructif. Furieux contre M. Panetta et ce qu’il a considéré comme un acte d’insubordination, l’amiral Blair savait désormais qu’il ne pourrait compter sur l’appui du président et de ses conseillers qui privilégient un accès direct, sans intermédiaires, aux exécutants de la politique de l’administration. Par ailleurs, en affaiblissant considérablement l’autorité du DNI, la Maison-Blanche rendait sa tâche impossible, ce qui annonçait déjà l’issue de son mandat quelques mois plus tard.

 

 

  1. Les problèmes de la fonction      de DNI

 

Si la démission de M. Blair a permis de mettre en évidence sa responsabilité personnelle et les conséquences de la politique de la Maison-Blanche en matière de renseignement, elle a le mérite d’attirer une nouvelle fois l’attention sur un problème essentiel : les limites de la fonction de DNI.

 

w Une réponse aux attentats du 11 septembre

 

La réforme de 2004, concrétisée par la promulgation de l’Intelligence Reform and Terrorism Prevention Act[26] (IRTPA), s’est largement inspirée des constats et recommandations présentés par plusieurs commissions composées d’experts et de parlementaires qui ont identifié les manquements des agences gouvernementales ayant conduit aux attentats du 11 septembre 2001. Un des principaux points mis en avant par les travaux des commissions est l’absence de coordination des activités des différentes agences de renseignement. Ces lacunes sont associées au manque d’autorité du patron de la communauté du renseignement de l’époque, le DCI (Director of Central Intelligence) et à la multiplicité de ses fonctions. En effet, parallèlement à ce rôle, le DCI était également directeur de la CIA et principal conseiller du président en matière de renseignement. Selon la Commission du 11-Septembre, « aucun récent DCI n’a pu efficacement remplir ces trois[27] » missions. Et de constater que c’est celle de gestion de la communauté qui a le plus pâti de cet excès de prérogatives. Il a donc été proposé de séparer les attributions du DCI en créant un poste de directeur du renseignement, chargé de la gestion de la communauté, et un poste de directeur de la CIA.

 

C’est ce qu’a entériné l’IRTPA en créant la fonction de DNI, pièce centrale du nouveau dispositif destiné à renforcer la coordination des activités de renseignement. D’après la loi, il a la responsabilité, en tant que patron des services de renseignement, de définir les objectifs et les priorités pour l’ensemble de la communauté, afin que les activités de collecte, d’analyse et de diffusion puissent être menées à bien de manière cohérente et en temps voulu. Il doit également conseiller le président sur les questions de renseignement, et lui présente ou assiste à la présentation du briefing quotidien qui se compose d’analyses sur les principaux développements en rapport avec la sécurité nationale.

 

Afin de pouvoir remplir ce rôle de chef d’orchestre, l’IRTPA confia au DNI des pouvoirs de gestion, notamment celui de superviser l’élaboration du budget du renseignement. Il ne dispose cependant que d’un pouvoir consultatif en ce qui concerne celui des agences militaires du Pentagone. La loi prévoit également que le DNI soit associé au processus de nomination des directeurs d’agences et qu’il puisse procéder au transfert de personnels au sein de la communauté du renseignement. Ceci doit lui permettre de créer des centres nationaux du renseignement composés de personnels issus de l’ensemble de la communauté du renseignement et chargés de fournir des analyses sur un thème précis. C’est sur ce modèle qu’a été créé le NCTC dans le domaine du contre-terrorisme.

 

            w Une fonction aux attributions floues et aux pouvoirs insuffisants

 

La création de cette nouvelle fonction, souvent décrite par ses détracteurs comme un « niveau bureaucratique supplémentaire », n’a pas suscité l’enthousiasme dans le milieu du renseignement si l’on en juge par les difficultés rencontrées par le président Bush pour trouver le premier DNI. C’est finalement le diplomate de carrière John Negroponte qui fut nommé après que plusieurs personnalités influentes comme l’ancien directeur de la CIA Robert Gates aient décliné l’offre présidentielle. Ce dernier n’avait pas soutenu la création de la fonction de DNI lors du débat qui précéda le vote de l’IRTPA[28].  Il craignait en effet que la future législation ne permette pas au DNI de diriger la communauté du renseignement avec l’autorité nécessaire et qu’il soit affaibli face aux poids lourds que sont la CIA ou le département de la Défense.

 

Les inquiétudes de M. Gates se sont vérifiées car M. Negroponte éprouva les plus grandes difficultés à s’imposer, notamment face au Pentagone et à son influent patron Donald Rumsfeld. Le DNI se retrouva en effet dépourvu face à M. Rumsfeld qui refusait de reconnaître à M. Negroponte une quelconque autorité sur les agences de renseignement du département de la Défense. Les choses furent plus simples vis-à-vis de la CIA, en raison du soutien apporté par la Maison-Blanche au DNI. Néanmoins, la décision de M. Negroponte de quitter sa fonction en 2007 pour aller s’occuper du dossier irakien au département d’Etat, au plus fort des tensions interconfessionnelles, en disait long sur l’expérience qui avait été la sienne à la tête de la communauté du renseignement.

 

Le mandat de son successeur, l’amiral Mike McConnell, fut un peu plus simple en raison du soutien de la Maison-Blanche et de l’environnement favorable dont il a bénéficié. La CIA était en effet dirigée par le général Michael Hayden, ancien adjoint de M. Negroponte lorsqu’il était DNI, et le Pentagone était sous la responsabilité de Robert Gates qui, bien que critique envers la réforme de 2004, avait dénoncé la place trop importance prise par le département de la Défense dans les activités de renseignement sous son prédécesseur.

 

Si ces deux premiers mandats ont mis en lumière la faiblesse institutionnelle du DNI et ses pouvoirs limités, ils ont démontré que ces carences pouvaient être en partie compensées par un fort soutien de la Maison-Blanche. Les seize mois de l’amiral Blair à la tête de la communauté ont confirmé que sans l’appui de l’Exécutif, la tâche du DNI était impossible. Il est en effet sensé exercer une autorité sur des agences mais ne dispose d’aucun outil coercitif pour y parvenir. Il dépend ainsi du bon vouloir de subordonnés plus puissants que lui et soucieux de protéger leur influence et leurs prérogatives. Comme l’explique l’universitaire Amy Zegart, la réforme de 2004 a, « au lieu de renforcer la coordination et la centralisation », déclenché « une course à l’influence qui a rendu le secrétaire à la Défense plus puissant, le directeur du renseignement national moins puissant et la communauté du renseignement encore plus désunie[29] ».

 

 

  1. Conclusion

 

Le mandat de Dennis Blair à la tête de la communauté du renseignement, qui n’a pas duré aussi longtemps qu’il l’aurait souhaité, a toutefois été riche d’enseignements. Outre les erreurs personnelles – et difficilement contestables – du DNI, il a en effet permis de confirmer les limites de l’IRTPA, la loi concernant le renseignement la plus ambitieuse depuis 1947 et le National Security Act.

 

Une large part du relatif échec de cette réforme est en effet à imputer à la législation qui confie au DNI des missions sans lui donner le pouvoir ni les moyens de les remplir. Le mandat de l’amiral Blair est en cela assez comparable à ceux de ses deux prédécesseurs. Les difficultés rencontrées par l’amiral Blair pour imposer son autorité face à la CIA sont assez semblables à celles de John Negroponte qui fut confronté à l’hostilité du secrétaire à la Défense Donald Rumsfeld désireux de protéger les prérogatives du Pentagone dans le domaine du renseignement.

 

On notera toutefois que les dysfonctionnements présents en germe dans l’IRTPA ont été accentués par la gestion de la Maison-Blanche et sa tendance à contourner la bureaucratie traditionnelle. En effet, alors que le président Bush et son équipe avaient essayé d’aider le DNI à s’imposer face à la CIA et au Pentagone, les conseillers de M. Obama ont décidé de court-circuiter le patron de la communauté du renseignement pour traiter directement avec les agences. Le DNI a ainsi été complètement marginalisé au profit de John Brennan et de Leon Panetta, qui bénéficient tous deux d’un bien meilleur accès au président.

 

Au vu de la faiblesse du poste et du fonctionnement de la Maison-Blanche, on peut légitimement se demander si le successeur de l’amiral Blair a une quelconque chance de réussir. L’administration Obama a éprouvé les plus grandes difficultés à trouver quelqu’un ayant les compétences requises et surtout l’envie de servir à cette fonction qui a déjà connu trois titulaires en cinq années d’existence. Leon Panetta et l’ancien sénateur républicain Chuck Hagel auraient ainsi décliné l’offre[30]. Le général à la retraite James R. Clapper Jr., actuel responsable des activités de renseignement du Pentagone, a finalement été nommé par le président Obama malgré les réserves de nombreux parlementaires[31].

 

Si on peut s’attendre à ce que l’arrivée d’un nouveau directeur permette de réduire les tensions, les conditions ne sont pas pour autant réunies pour que son action soit couronnée de succès. Il conviendrait en effet de clarifier cette fonction afin que les missions du DNI soient en adéquation avec ses attributions. Cela pourrait passer par une réduction de son rôle ou par une augmentation de ses pouvoirs vis-à-vis des agences. On notera que depuis la Seconde Guerre mondiale, les principales réformes, adoptées pour répondre à des défaillances des services de renseignement comme Pearl Harbor ou le 11-Septembre, ont abouti à une augmentation de la centralisation et à un renforcement de la coordination des activités de renseignement du gouvernement américain. Cette piste est également privilégiée par la Presidential Intelligence Advisory Board (PIAB), instance consultative du président en matière de renseignement, dans un rapport rendu seulement quelques jours avant l’annonce du départ de l’amiral Blair[32]. Reste à savoir si le pouvoir politique saura prendre ses responsabilités en procédant aux ajustements nécessaires avant qu’une nouvelle défaillance de grande envergure ne les rende inéluctables.

 

 

 

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[1] Statement from Director Dennis C. Blair to the ODNI and Intelligence Community Workforce, 20 mai 2010. http://odni.gov/press_releases/DNI_Statement.pdf

[2] Karen DeYoung, Michael A. Fletcher, « Attempt to bomb airliner could have been prevented, Obama says », The Washington Post, 6 janvier 2010. http://www.washingtonpost.com/wp-dyn/content/article/2010/01/05/AR2010010501741.html

[3] Joby Warrick, Walter Pincus, « Experience Is Prime Asset for New Spy Chiefs », The Washington Post, 3 décembre 2008. http://www.washingtonpost.com/wp-dyn/content/article/2008/12/02/AR2008120203193.html

[4] Siobhan Gorman, « Intelligence Nominee Won’t Say if Waterboarding Is Torture », The Wall Street Journal, 22 janvier 2009. http://online.wsj.com/article/SB123265536260807233.html

[5] Siobhan Gorman, « Lawmakers Criticizes Pick for a Key Intelligence Post », The Wall Street Journal, 4 mars 2009. http://online.wsj.com/article/SB123611860076723147.html

[6] Arnaud de Borchgrave, « The IC’s analyst in chief », UPI, 4 mars 2009. http://www.upi.com/Top_News/Special/2009/03/04/Commentary-The-ICs-analyst-in-chief/UPI-75561236181639/

[7] Walter Pincus, « Impartiality Questioned, Intelligence Pick Pulls Out », The Washington Post, 11 mars 2009. http://www.washingtonpost.com/wp-dyn/content/article/2009/03/10/AR2009031003223.html

[8] Pam Benson, « Former CIA director to serve on spy panel », CNN, 6 février 2009. http://edition.cnn.com/2009/POLITICS/02/06/dni.appointment/index.html

[9] Mark Hosenball, Michael Isikoff, « The Intel Czar’s Picks: Not Too Intelligence? », Newsweek, 14 mars 2009. http://www.newsweek.com/id/189282

[10] Greg Miller, « Dennis C. Blair to resign as director of national intelligence », The Washington Post, 21 mai 2010. http://www.washingtonpost.com/wp-dyn/content/article/2010/05/20/AR2010052004343.html?hpid=topnews

[11] Scott Shane, « U.S. Approves Targeted Killing of American Cleric », The New York Times, 6 avril 2010. http://www.nytimes.com/2010/04/07/world/middleeast/07yemen.html?hp

[12] Karen DeYoung, Michael A. Fletcher, « Attempt to bomb airliner could have been prevented, Obama says », op cit.

[13] Scott Shane, « Shadow of 9/11 Is Cast Again », The New York Times, 31 décembre 2009. http://www.nytimes.com/2009/12/31/us/31intel.html

[14] Mark Mazzetti, Eric Lipton, « Spy Agencies Failed to Collate Clues on Terror », The New York Times, 31 décembre 2009. http://www.nytimes.com/2009/12/31/us/31terror.html

[15] Unclassified Executive Summary of the Committee Report on the Attempted Terrorist Attack on Northwest Airlines Flight 253, Senate Select Committee on Intelligence, 18 mai 2010, p. 1. http://intelligence.senate.gov/100518/1225report.pdf

[16] Scott Shane, « Wide U.S. Failures Helped Airliner Plot, Panel Says », The New York Times, 18 mai 2010. http://www.nytimes.com/2010/05/19/us/19intel.html

[17] Mark Mazzetti, « The New Team: Dennis C. Blair », The New York Times, 22 novembre 2008. http://projects.nytimes.com/44th_president/new_team/show/dennis-blair

[18] Mark Sappenfield, « John Brennan rails on Dick Cheney, explains ‘systemic failure’ », The Christian Science Monitor, 3 janvier 2010. http://www.csmonitor.com/USA/Politics/2010/0103/John-Brennan-rails-on-Dick-Cheney-explains-systemic-failure

[19] Peter Baker, « Obama Aide Gets Waiver to Investigate Airline Plot », The New York Times, 31 décembre 2009. http://www.nytimes.com/2010/01/01/us/politics/01waiver.html

[20] Mark Mazzetti, « Facing Rift, U.S. Spy Chief to Step Down », The New York Times, 20 mai 2010. http://www.nytimes.com/2010/05/21/us/politics/21intel.html?hp

[21] Mark Mazzetti, « Dispute Over France a Factor in Intelligence Rift », The New York Times, 21 mai 2010. http://www.nytimes.com/2010/05/22/us/politics/22intel.html?ref=politics&pagewanted=print

[22] Mark Mazzetti, « Turf Battles on Intelligence Pose Test for Spy Chiefs », The New York Times, 9 juin 2009.

[23] Siobhan Gorman, « New intelligence director shakes up hierarchy », National Journal, 9 mai 2005. http://www.govexec.com/dailyfed/0505/050905nj1.htm

[24] Pamela Hess, « CIA Said to Have Won Turf War Against Intel Chief », The Associated Press, 12 novembre 2009. http://abcnews.go.com/Politics/wireStory?id=9065147

[25] Jane Mayer, « The Secret History », The New Yorker, 22 juin 2009. http://www.newyorker.com/reporting/2009/06/22/090622fa_fact_mayer

[26] Intelligence Reform and Terrorism Prevention Act of 2004, Public Law 108-458, 108th Congress of the United States of America at the Second Session, 17 décembre 2004. http://intelligence.senate.gov/laws/pl108-458.pdf

[27] The 9/11 Commission Report, National Commission on Terrorist Attacks upon the United States, juillet 2004, p. 409. http://www.9-11commission.gov/report/911Report.pdf

[28] The News Hour with Jim Lehrer, PBS, 23 juillet 2004. http://www.pbs.org/newshour/bb/terrorism/july-dec04/commission_7-23.html#

[29] Amy B. Zegart, Spying Blind: The CIA, the FBI, and the Origins of 9/11, Princeton, PrincetonUniversity Press, 2007, p. 183.

[30] Siobhan Gorman, « The Job Nobody Wants », The Wall Street Journal, 27 mai 2010. http://online.wsj.com/article/SB10001424052748704032704575268900961554536.html?mod=WSJ_latestheadlines

[31] Anne E. Kornblut, Joby Warrick, « James R. Clapper Jr. nominated as national intelligence chief », The Washington Post, 5 juin 2010. http://www.washingtonpost.com/wp-dyn/content/article/2010/06/05/AR2010060500837.html

[32] Josh Gerstein, « Report calls for robust DNI post », Politico, 2 juin 2010. http://www.politico.com/news/stories/0610/38061.html


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