Euro Atlantique ou Moyen-orientale ? La Turquie à la recherche d’un compromis stratégique



 

 

La récente crise turco-israélienne, survenue au lendemain de l’affaire de l’attaque de la flottille à destination de Gaza, n’a fait que le confirmer : que ce soit pour les géopoliticiens, les économistes, les islamologues ou le simple public intéressé par les relations internationales, la Turquie est au centre de l’actualité. A l’image de sa place sur le planisphère mondial, elle fait figure d’un des points les plus centraux et névralgiques des équilibres internationaux, ce dont témoigne sa visibilité accrue sur la scène internationale : membre de l’OTAN, membre du G20, membre non permanent du conseil de sécurité de l’ONU pour 2010 et 2011, elle fut, en avril 2009, le théâtre d’une des premières visites à l’étranger du président Obama. Des questions comme l’élargissement de l’UE, la stratégie de l’OTAN, le processus de paix au Proche-Orient, le dossier nucléaire iranien ou encore le possible « choc des civilisations » entre l’Occident et l’Islam sont ainsi devenus dans les esprits des enjeux liés à l’avenir de la Turquie .

A la base de ce nouvel engouement se trouve bien sûr l’évolution surprenante qu’a connue au cours des dernières années ce pays situé à la croisée de trois continents et de plusieurs zones de crises passées ou présentes comme les Balkans, le Caucase ou le Moyen-Orient. Au niveau interne, le monde suit depuis presque huit ans les épisodes du bras de fer qui oppose le gouvernement dit « islamique modéré » et l’armée qui s’est toujours voulue le garant du régime laïque instauré par Kemal Atatürk sur les décombres de l’Empire ottoman dans les années 1920. Sur le plan externe, l’opinion publique internationale a assisté au cours de la même période à une série d’événements pour le moins surprenants : qui a oublié le refus opposé en 2003 à l’allié stratégique américain d’utiliser le territoire turc dans ses opérations contre l’Irak ? Ou, plus récemment, l’attaque verbale du Premier ministre Erdoğan contre le président israélien Simon Peres lors du forum international de Davos ?

Associés à l’instabilité et à la fluidité, tant au niveau régional qu’international, ces événements ont multiplié les interrogations : que devient la Turquie ? La première véritable démocratie libérale du monde musulman, une arène permanente de rivalités entre militaires et politiques ou encore un régime de plus en plus marqué vers l’islamisme et dominé par la personnalité du charismatique Erdoğan ?  Ankara demeure-t-elle le fidèle allié des Etats-Unis et de l’Occident qu’elle a été depuis 1945 ? N’est-elle pas, au contraire, en train de changer l’axe de sa politique étrangère et de porter toute son attention vers son voisinage moyen-oriental et musulman ? Après avoir pendant si longtemps frappé à la porte de l’Europe, la Turquie kémaliste serait-elle en train de revenir près d’un siècle en arrière pour devenir « néo-ottomane »  ?

Du syndrome de l’encerclement à la coopération régionale, la révolution géopolitique turque des années 2000

Pour saisir l’ampleur des changements survenus en Turquie au cours de ces dernières années, il n’est pas inutile de se remémorer l’image que ce pays offrait à la fin des années 1990. Sur le plan intérieur, des gouvernements de coalition instables se succédaient au pouvoir sur un fond marqué par les querelles partisanes, les rivalités personnelles, les scandales de corruption, la rébellion armée kurde et l’intervention ouverte de l’armée dans les affaires politiques. Ce climat instable se reflétait dans les relations extérieures du pays, en crise avec la quasi-totalité de son voisinage. Au Caucase, les relations turco-arméniennes étaient au point mort du fait, notamment, du soutien apporté par Ankara à l’Azerbaïdjan dans le conflit du Haut-Karabakh (qui s’ajoutait, bien entendu, à la querelle latente autour du génocide arménien) ; du côté du Moyen-Orient, Ankara était en différend avec pratiquement tous ses voisins : l’Iran, soupçonné de préparer une exportation de la révolution islamiste, la Syrie, abritant les bases arrières du mouvement séparatiste kurde, et l’Irak, en froid avec la Turquie depuis la guerre du Golfe de 1991. Enfin, du côté balkanique, le problème chypriote empoisonnait les relations difficiles avec la Grèce, également troublées par les conflits territoriaux en mer Egée et les questions des minorités ethniques. Percevant souvent ce voisinage conflictuel comme un véritable « anneau du mal »  menaçant son intégrité territoriale, Ankara se repliait d’abord sur sa traditionnelle alliance avec les Etats-Unis, perçus, à la fin de la guerre froide, comme la seule superpuissance et auréolés au Moyen-Orient de leur victoire lors de la première guerre du Golfe. L’autre pilier de cette politique était la mise en place d’un partenariat stratégique (à forte connotation militaire) avec Israël, avec lequel Ankara partageait l’hostilité commune vis-à-vis de l’Iran et de la Syrie, et l’attachement à la politique américaine. La relation de la Turquie avec l’Union européenne, à laquelle elle s’était portée candidate en 1986 (vingt-cinq ans après son premier accord d’association avec la CEE), souffrait également de ce climat instable sur les plans à la fois externe et interne. Après s’être vu claquer la porte au nez lors du sommet européen de Luxembourg en 1997, faute de répondre aux critères de Copenhague et de se montrer constructive à Chypre, Ankara ne parvint à gagner le statut de pays candidat à l’adhésion que lors du sommet d’Helsinki, deux ans plus tard, à la faveur notamment d’une inflexion de la position d’Athènes sur ce sujet.

Que reste-t-il de ce tableau dix ans plus tard ? Sur le plan intérieur, la situation s’est nettement stabilisée : en dépit des crises entre le gouvernement et l’armée et des multiples affaires judiciaires impliquant des hauts fonctionnaires de l’élite kémaliste, le pays connaît sa plus longue période de stabilité gouvernementale depuis plusieurs décennies puisque le parti du Premier ministre Recep Tayyip Erdoğan (l’AKP, Parti de la Justice et du Développement) est aux affaires sans discontinuité depuis 2002. Cette stabilité a permis au pays de reposer ses repères en matière de politique étrangère et de calmer les relations tumultueuses qu’il entretenait avec son voisinage.

Du côté caucasien, on assista au rapprochement avec l’Arménie, initié fin 2008 à la faveur de la « diplomatie du football ». Celle-ci permit la visite du président turc Abdullah Gül à Erevan et celle de son homologue arménien Serge Sargsian à Bursa, à l’occasion des matches de football entre les deux équipes nationales. Laissant de côté leurs différends fondamentaux concernant le Haut-Karabakh et le génocide arménien, les deux capitales signèrent en octobre 2009 un accord sur le rétablissement à terme de leurs relations diplomatiques . Même si la ratification de ces accords a depuis été suspendue par le gouvernement arménien, ce rapprochement contribua à rehausser l’image de la Turquie dans un Caucase toujours sous le choc du conflit russo-géorgien d’août 2008. Il faut inclure, dans le cadre de cette politique de renforcements de partenariats, les relations avec la Russie et la Grèce. Avec Moscou, Ankara mène une politique de partenariat actif sur le plan énergétique, consciente à la fois du rôle de la Russie dans l’approvisionnement en gaz et de sa propre position de carrefour sur les voies de transit vers l’Europe occidentale. En mai 2010, la visite du président Medvedev en Turquie confirma le partenariat entre les deux pays (notamment la participation turque au projet de gazoduc South Stream), tandis que la Russie s’engagea à construire la première centrale nucléaire de Turquie . Avec la Grèce, enfin, même si les différends fondamentaux (Chypre, mer Egée) demeurent entre les deux pays, la dynamique de rapprochement initiée au début des années 2000 ne s’est pas démentie et, lors de sa récente visite à Athènes, le Premier ministre turc put inaugurer avec son homologue grec Georges Papandréou un haut conseil de coopération chargé de superviser l’application d’une vingtaine d’accords bilatéraux dans les domaines du commerce, de la sécurité, de l’environnement ou du tourisme . 

C’est cependant du côté moyen-oriental que la politique étrangère turque eut le plus de visibilité. Ankara s’est ainsi engagée dans un processus de coopération politique et économique avec ses voisins. Avec l’Iran, une série d’accords énergétiques ont fait de ce pays le deuxième fournisseur en gaz de la Turquie. Avec l’Irak et la Syrie, la Turquie a engagé une politique d’échanges économiques et commerciaux encore plus large, signant avec chacun de ces pays près d’une quarantaine d’accords supervisés par des conseils bilatéraux de coopération stratégique (qui rassemblent les principaux ministres des deux parties) . Ces accords, qui ont donné à Ankara  influence et prestige dans la région, n’auraient bien sûr pas pu voir le jour sans une série de concessions réciproques, en particulier au sujet de la question kurde qui empoisonnait l’environnement régional, et notamment les relations avec la Syrie et l’Irak. Damas a ainsi dû mettre fin à son soutien aux autonomistes kurdes du PKK, suite entre autres à l’incursion massive des troupes turques dans son territoire en 1998. Dans le cas irakien, l’incursion armée turque dans le nord du pays en 2007 fut suivie d’un compromis en vertu duquel Ankara accepta la présence d’un gouvernement autonome kurde au nord de l’Irak, à condition que celui-ci prive de tout soutien les combattants kurdes opérant en Turquie .

Forte de cette nouvelle dynamique, la diplomatie turque a également tenté de faire office de médiateur dans les différents conflits du Moyen-Orient, notamment dans le conflit israélo-arabe, d’une part, et dans le différend qui oppose la communauté internationale à l’Iran au sujet du programme nucléaire de ce dernier, d’autre part. Dans le cas israélo-arabe, Ankara a proposé sa médiation entre Israël et la Syrie à partir de 2004 ainsi qu’entre Israël et le Hamas lorsque ce dernier prit le contrôle de la bande de Gaza. En dépit de leur visibilité accrue, ces tentatives ne parvinrent pas à débloquer la situation, surtout lorsqu’en décembre 2008, l’armée israélienne lança son offensive sur la bande de Gaza . La médiation turque dans le dossier iranien a également des résultats mitigés, même si Ankara ne manqua pas de promouvoir son rôle de médiateur avec Téhéran pour obtenir, à la fin 2008, un siège non permanent au conseil de sécurité de l’ONU. Certes, un accord a été arraché le 17 mai 2010 par Recep Erdoğan et le président brésilien Lula au président Ahmadinejad prévoyant que l’Iran ferait enrichir son uranium dans un pays tiers, après l’avoir fait transiter par la Turquie. Il est cependant prématuré de considérer que cet accord permettra de résoudre la crise iranienne sans avoir recours à de nouvelles sanctions. Au contraire, les Etats-Unis ont immédiatement soupçonné Téhéran de ne trouver là qu’une manière de gagner du temps sans renoncer à ses ambitions nucléaires, le gouvernement iranien s’étant empressé d’annoncer qu’il continuerait à enrichir de l’uranium .

Mise en place depuis les années 2000, c’est cette nouvelle politique étrangère, souvent appelée la politique du « zéro problème », qui a suscité les interrogations autour de l’avenir de la Turquie. Il est évident que pour Ankara, l’alliance avec les Etats-Unis n’est plus une panacée, pas plus que les longues négociations qui se poursuivent depuis maintenant cinq ans avec l’Union européenne. Mais de là à prévoir un revirement turc vers le Moyen-Orient, n’y a-t-il vraiment qu’un pas à franchir ?

Revirement stratégique ou politique multidimensionnelle ? Eléments d’interprétation et perspectives

Le nouveau visage de la politique étrangère turque dépend bien évidemment de plusieurs données qui ne sont pas uniquement diplomatiques. On peut distinguer trois grands facteurs qui influent la stratégie d’Ankara : l’évolution des rapports internationaux, la démocratisation progressive de la vie politique turque et, enfin, le contexte de dynamisme économique et démographique que connaît le pays.

- L’évolution des rapports de force internationaux a considérablement affaibli l’influence et le prestige des Etats-Unis, ce qui fut particulièrement le cas au Moyen-Orient lors des guerres d’Afghanistan et d’Irak. D’autre part, les années 2000 ont marqué à la fois le début et l’enlisement des négociations d’adhésion de la Turquie à l’Union européenne, dans un contexte où les opinions publiques européennes faisaient preuve de lassitude vis-à-vis des élargissements et souvent d’hostilité vis-à-vis de la Turquie. L’image d’un pays fonctionnant uniquement comme pilier oriental du monde euro-atlantique fut de ce fait remise en cause.

- La démocratisation progressive (et non sans tensions) de la vie politique turque a progressivement renforcé le rôle de l’opinion publique dans les décisions gouvernementales et permis la montée en influence de nouvelles élites anatoliennes, beaucoup plus attachées aux valeurs traditionnelles et à l’Islam que l’élite kémaliste des grandes villes.

- Le dynamisme économique et démographique du pays a enfin mis la question des échanges commerciaux au cœur des motivations diplomatiques. D’une part, le dynamisme démographique (la transition démographique est actuellement dans sa phase finale, ce qui fait toujours des Turcs une population jeune) et le développement de la société de consommation rendent cruciale la question de l’approvisionnement du pays, notamment en matière de ressources énergétiques. D’autre part, ce même dynamisme associé à la libéralisation de l’économie a ouvert de nouvelles perspectives pour une nouvelle catégorie d’entrepreneurs idéologiquement proches du parti d’Erdoğan . 

C’est l’interaction entre ces trois phénomènes qui donne à la politique étrangère turque son image actuelle. Le différend turco-américain de 2003 est par exemple tout autant le fruit de la perte de prestige des Etats-Unis dans la région à partir des années 1990 que de la montée en puissance d’une opinion publique en majorité attachée à l’Islam et, par nature, suspicieuse vis-à-vis des intentions américaines. De même, en s’attaquant verbalement à Shimon Peres lors du forum de Davos de 2009 ou en se faisant le défenseur de la flottille qui tenta, le 31 mai, de forcer le blocus de Gaza, le Premier ministre Erdoğan s’adressait tout autant à son électorat pro-palestinien qu’à des capitales arabes avec lesquelles il souhaitait approfondir la coopération économique. L’évolution des négociations avec l’UE est également le fruit de ces trois facteurs. Même si l’opinion publique turque est de plus en plus réservée face à l’UE, le processus de rapprochement n’en est pas moins poursuivi en tant que moteur de la démocratisation et de la croissance économique qui se fonde très largement sur les investissements européens .

Il faut ajouter à ces éléments la conceptualisation de la politique étrangère menée par l’universitaire Ahmet Davutoğlu, qui fut conseiller diplomatique d’Erdoğan avant que ce dernier ne le nomme ministre des Affaires étrangères en mars 2009. Davutoğlu développa la doctrine de la « profondeur stratégique » qui visait, en tenant compte de la proximité de la Turquie avec plusieurs régions stratégiques (et notamment le Moyen-Orient), à asseoir l’influence politique et économique d’Ankara dans son voisinage afin d’en faire une « soft power » sur la scène régionale puis, grâce à cela, un acteur incontournable sur la scène internationale . Souvent dénoncée comme « néo-ottomane » (c’est-à-dire visant à rétablir la prépondérance turque sur les anciens territoires ottomans), cette vision a incontestablement offert un socle aux mutations de l’environnement tant interne qu’externe de la Turquie.

La nouvelle politique étrangère d’Ankara ne serait donc pas un revirement stratégique par rapport à la tradition atlantiste suivie depuis plusieurs décennies. Les dirigeants turcs ont, à maintes reprises, répété que le virage régional de leur pays ne remettait en rien en cause son orientation euro-atlantique : bien au contraire, ce tournant devrait permettre à Ankara d’élargir son réseau de partenariats et de contribuer, au nom de la communauté internationale, à la stabilisation d’une région capitale pour la sécurité de l’Europe et des Etats-Unis . Il n’en reste pas moins que des interrogations demeurent sur la capacité d’Ankara à gérer cette politique à long terme en conservant les équilibres entre tous les acteurs moyen-orientaux.

Cette question est bien sûr avant tout valable en ce qui concerne la position turque dans les conflits moyen-orientaux, en commençant par l’attitude vis-à-vis du partenariat entre Ankara et Tel Aviv, qui fut dans les années 1990 le corollaire du partenariat turco-américain. Il est évident qu’un partenariat stratégique avec Israël semble difficilement conciliable avec l’ambition d’une politique régionale s’adressant à l’ensemble des pays de la région. Depuis le coup de sang d’Erdoğan à Davos, Ankara a poursuivi une politique de réprobation médiatique des actions israéliennes, ce qui a donné l’occasion de plusieurs incidents diplomatiques, comme l’annulation de la participation israélienne à un exercice de l’OTAN programmé en Turquie , ou l’affaire à rebondissements de la série télévisée turque dénoncée comme antisémite par le gouvernement israélien .

On pourrait bien sûr rétorquer que cette montée de la tension fut très largement médiatique, que les deux parties n’ont jamais coupé les ponts et que la Turquie demeure toujours le pays de la région avec lequel Tel Aviv maintient les meilleures relations, et l’un de ses quelques possibles médiateurs avec le monde arabe . Il n’en demeure pas moins qu’en l’absence d’une perspective de résolution au conflit israélo-arabe, la position turque vis-à-vis d’Israël peut cependant se révéler une question extrêmement complexe à manier à moyen et long terme. Le rôle de médiateur que la Turquie a voulu s’arroger n’a d’ailleurs que des effets limités sur les positions des différentes parties. L’affaire de la flottille constituera peut-être à ce titre un tournant critique : le convoi à destination de Gaza était en effet largement sponsorisé par des organisations turques proches des franges radicales de l’AKP, et on dut déplorer plusieurs activistes turcs parmi les victimes. Les semaines qui viennent montreront si, au-delà des premières réactions à chaud et la vague d’indignation et de manifestations anti-israéliennes qui touche le pays , le gouvernement turc voudra et surtout pourra maintenir autant que possible les équilibres entre les différents. 

Un constat semblable peut être fait en ce qui concerne le dossier iranien. Ankara est là aussi partagée entre sa fidélité à l’Occident, d’une part, et son intérêt pour un partenariat économique avec l’Iran, d’autre part, d’autant plus que la perspective d’un Iran doté de l’arme nucléaire semble l’inquiéter beaucoup moins que ses partenaires américain et européens. Tout en se montrant solidaire des inquiétudes internationales au sujet du programme nucléaire iranien, le gouvernement turc redoute les effets d’une escalade du conflit (sanctions économiques ou frappes militaires) sur sa politique régionale, et ne perd pas de vue que l’Iran est l’un de ses principaux fournisseurs en matière d’énergie. Là encore, Ankara tente d’assumer cette position difficile en se posant en médiateur entre les différentes parties. En même temps, bien qu’elles accroissent sa visibilité sur la scène internationale, ces tentatives de médiation risquent de placer le gouvernement turc en situation de porte-à-faux. Face à une nouvelle résolution de l’ONU prévoyant, en dépit de l’accord du 17 mai 2010, de nouvelles sanctions contre l’Iran, la Turquie risquera, en tant que membre non permanent du conseil de sécurité, d’avoir à rejeter ces sanctions et se désolidariser de ses alliés occidentaux .

Ces cas montrent la complexité et la fragilité de l’édifice diplomatique turc dont il est difficile de prévoir les chances de succès. Si Ankara souhaite devenir la valeur ajoutée de l’Occident dans son voisinage, on ne saurait nier le risque qu’elle se retrouve à terme beaucoup plus moyen-orientale qu’occidentale. Il est évident que cette évolution ne dépendra pas uniquement de l’avenir des conflits moyen-orientaux mais également de nombreux facteurs, parmi lesquels nous pourrions citer :

- L’évolution de la politique américaine dans la région. En-dehors du rôle direct que joueront les Etats-Unis dans les affaires moyen-orientales, il faudra également examiner dans quelle mesure Washington sera désireuse de soutenir la Turquie dans sa politique multidimensionnelle, et notamment dans son ouverture à des pays comme la Syrie ou l’Iran. Cette question est loin d’être simple et on a pu voir, à l’occasion de l’affaire de la flottille, comment Ankara est parvenue à forcer la main aux Etats-Unis dans plusieurs fora internationaux (le conseil de sécurité de l’ONU et l’OTAN) pour qu’ils acquiescent, même timidement, à une condamnation des événements .

- L’évolution des négociations avec l’Union Européenne. Les négociations d’adhésion ont pour le moment été poursuivies tant bien que mal, car elles ont été pour le gouvernement turc un extraordinaire mobile dans la démocratisation et le développement économique du pays. Il faudra néanmoins compter avec la réticence de plus en plus affirmée de toutes les opinions publiques (y compris en Turquie) ainsi que de certains gouvernements européens face à ces discussions qui semblent mener à un impossible mariage. Une possible rupture du rapprochement turco-européen aura bien sûr ses conséquences sur les priorités stratégiques d’Ankara qui depuis les années 1960 s’est fixée comme but ultime l’adhésion pure et simple à l’UE et non un quelconque « partenariat privilégié ». - L’évolution interne du pays. Le compromis qui s’esquisse en matière de diplomatie entre les différentes dimensions de la politique étrangère turque est à l’image de la synthèse qui s’opère sur le plan intérieur entre la tradition élitiste kémaliste et l’émergence d’une nouvelle société sur un fond de démocratisation des institutions. Les deux processus -dont il ne faut pas sous-estimer les difficultés - se sont incontestablement développés en parallèle et la politique étrangère dépendra très largement de l’influence que prendra à l’avenir une opinion publique turque très sensible au thème de l’Islam.

A la question de savoir si l’Occident est en train de « perdre la Turquie », il est bien sûr trop tôt pour répondre. Au cours de ces dernières années, Ankara a incontestablement développé son influence dans son voisinage proche (et notamment au Moyen-Orient) sans pour autant ouvertement nier son orientation euro-atlantique. Jouer le jeu d’une politique pluridimensionnelle est cependant un exercice délicat, surtout dans l’une des zones les plus stratégiques et les plus tendues du monde. Les querelles turco-israéliennes, la difficile implication turque dans le différend entre l’Iran et l’Occident ou encore les médiations manquées dans les conflits israélo-arabes sont autant de révélateurs de la difficulté qu’il y a à tenir les équilibres entre les différents acteurs moyen-orientaux.

Il faut à ce constat ajouter deux remarques. Au-delà du rôle d’Ankara, on ne saurait, d’une part, nier que l’avenir des relations entre la Turquie et l’Occident relève également de l’attitude de l’Occident lui-même, et notamment de l’avenir du rapprochement entre Ankara et Bruxelles. D’autre part, et quoi que réserve l’avenir, l’expérience de cette décennie aura permis à la Turquie de sortir de son isolement régional et de montrer à quel degré sa position géostratégique était incontournable et son avenir intimement lié aux enjeux les plus cruciaux de la géopolitique actuelle.  

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