Evolution de l'outil militaire russe, un regain de puissance ?



 

 

Au cours de son rendez-vous télévisé annuel de trois heures avec les Russes, le 18 octobre dernier, Vladimir Poutine s’est attardé sur les questions de Défense. A quelques jours des élections législatives (qui ont eu lieu le 2 décembre 2007) et quelques mois des présidentielles de mars 2008, le message destiné à son peuple et au monde était clair : l’armée russe doit retrouver rapidement le rang qui était le sien voilà quelques années.

Le président Poutine a ainsi déclaré que la Russie avait des plans « non seulement grands, mais grandioses »[1] pour le développement de son armée, tels des systèmes de missiles nucléaires « entièrement nouveaux ». Il a également confirmé que le service militaire passerait d’un an et demi à un an à compter du 1er janvier 2008 et annoncé la signature d’un oukase sur l’augmentation des pensions militaires, à hauteur de 40 milliards de roubles (1,1 milliards d’euros).

Ces déclarations n’étaient pas que des effets d’annonce destinés à rallier des voix à l’aube d’élections majeures mais s’inscrivent davantage dans une politique volontariste de rénovation de l’outil militaire russe.

 

1997, une armée russe en plein chaos[2]

 

« La période soviétique offrait au monde l'image d'une armée puissante, tant par son volume que par sa puissance de feu, et efficace du fait de la place centrale qu'elle occupait dans l'économie du pays : le complexe militaro-industriel constituait alors le secteur le plus performant de l'économie soviétique. Cette image s'est brisée sous l'effet de la glasnost, qui a révélé les dysfonctionnements du secteur industriel militaire, et par voie de conséquence, l'état de déliquescence des forces armées soviétiques. »[3]

La crise économique rend alors impossibles les tentatives de réformes dans une armée pléthorique. Les coupes budgétaires, plus rapides que les réformes visant à la réduction des effectifs, aggravent la paupérisation de l’institution.

Les conséquences sont dramatiques : l'armée russe, dans les années 90,  est « une armée mal nourrie, mal logée, désorientée, clochardisée, laissée à l'abandon, une armée dont l'objectif premier n'est plus de maintenir sa capacité de combat mais de subsister, par tous les moyens. Ses officiers, occupés à se nourrir et à nourrir leurs troupes, ne sont plus capables d'assurer les missions traditionnelles qui leur incombent. Formation et entraînement ont pratiquement cessé. La conscription est en débâcle et les écoles militaires sont désertées. »[4]

L'augmentation de la criminalité au sein de l'armée est significative : pillages, ventes d’équipements et de munitions, se multiplient. L'instinct de survie semble devenir la règle dans une armée qui a perdu nombre de ses repères et son esprit de discipline.

 

Dans ces circonstances, une armée à « plusieurs vitesses » voit le jour. Loin de l'armée régulière pratiquement délaissée, une autre - ou plutôt les autres armées (celle des autres ministères dits « de force » et quelques troupes d'élites de l'armée régulière) – font l’objet d’attentions particulières de la part du gouvernement désireux de se protéger. De diviser pour mieux se protéger. « L'apparition de nouvelles forces comme la garde présidentielle, les Cosaques, le renforcement numérique des forces de police, des troupes des frontières, alors que l'on procède à une réduction des forces régulières, et la contradictoire augmentation du nombre des généraux en sont l'illustration flagrante. Le pouvoir se protégerait de l'armée par d'autres forces armées, créant ainsi de nouveaux rapports entre organisations au sein même des Forces armées. »[5]

 

Le contexte difficile de la perestroïka

 

C'est à la perestroïka que l'on doit l'éclatement au grand jour de la crise profonde traversée par l'armée soviétique et  héritée par l'armée russe dont la création remonte officiellement au 7 mai 1992. Les défauts structurels dans l'organisation militaire, les mauvais traitements infligés aux jeunes recrues, les mauvaises conditions de vie des officiers et de leurs familles sont alors mis sur la place publique. En réalité, la crise économique, puis la disparition de l'Empire n’ont fait qu’accentuer un malaise plus ancien.

S’appuyant sur des rapports d’experts, Elisabeth Sieca-Kozlowski, dans son article, précise que le budget alloué à la Défense ne peut théoriquement financer qu'une armée de 650 à 700.000 hommes, alors que l'armée russe en compte 1 700.000 en 1995. En 1994, la Défense avait besoin d'un minimum vital de 55 trillions de roubles, elle s'est vu accorder 37, puis la somme a été remontée à 40,6. En 1995, le ministère des Finances a simplement omis de payer les sommes répertoriées dans la loi des finances, ce qui a conduit les commandants d'unités à trouver eux-mêmes les moyens de se financer. Au bilan : des salaires dévorés par l'inflation, un retard de paiement des soldes pouvant atteindre de 3 à 6 mois dans les meilleurs des cas, des difficultés à nourrir la troupe (des cas de malnutrition sont signalés dans certaines régions, les  « réserves de guerres » sont entamées) et à l’équiper (notamment en vêtements d’hiver).

Le témoignage d'un sergent paru dans le Los Angeles Times (janvier 1996) est sans appel : « Les soldats russes ont été envoyés au combat (en Tchétchénie) avec des rations inadéquates, sans gants, sans vêtements de rechange, sans papier toilette ; les hommes sont en état permanent de faim, de froid et d'extrême fatigue. »[6]

« D'un point de vue opérationnel, l'armée est en piteux état. Le fuel manquant, les temps d'entraînement ont été réduits au minimum. Les pilotes, par exemple, se sont vus réduire leur temps de vol de 100 heures à 30 heures par an. En outre, 35% des hélicoptères sont cloués au sol par manque de pièces de rechange. D'après des sociologues militaires, 70% des commandants affirmaient, en 1994, que leur unité ne pouvait combattre correctement. Selon un rapport du Ministère des Affaires Etrangères allemand, les forces armées russes sont incapables de se battre hors de la CEI. Sur 81 divisions terrestres, 51 ne seraient pas prêtes au combat. »[7]

 

Un divorce consommé entre le militaire et le politique

 

Si elle ne se rebelle pas, l’armée russe gronde ; en 1993, un tiers de ses voix se porte sur le candidat populiste Jirinowski. Elisabeth Sieca-Kozlowski rappelle les chiffres donnés par les Nouvelles de Moscou le 18 décembre 1993 : 72% du personnel des forces stratégiques ont voté pour Jirinowski ; respectivement 74% et 87% des divisions d'élites Tamane et Kantémirov ont également voté pour Jirinowski qui a recueilli 46% des voix de la région militaire de Moscou. En 1994, le président n'était soutenu que par un officier sur cinq. Les élections présidentielles confirment ce désaveu : les votes des militaires se reportent sur Jirinowski mais aussi sur le Général Lebed.

 

Fuir, survivre par tous les moyens ou œuvrer à la restauration de l'institution

 

Contrairement aux sous-officiers et aux officiers subalternes, les officiers supérieurs, pour la grande majorité, ne peuvent envisager de quitter l'armée. Après une vie consacrée à l'institution, leur reconversion est difficilement envisageable. Restaurer l'institution militaire reste la seule alternative. Cette restauration se fait par l’entrée en politique d’un certain nombre d’officiers convaincus que pour agir efficacement, il faut pouvoir contrôler le budget et sa répartition.

A partir de 1993, la stratégie du ministère de la Défense consiste donc à faire entrer des militaires au Parlement pour constituer un groupe de pression et obtenir plus de crédits. Trois raisons semblent motiver cette conduite : premièrement, l'armée souhaite avoir une influence dans la prise des décisions politico-militaires ; deuxièmement, l'armée souhaite pouvoir intervenir au niveau législatif et changer fondamentalement sa situation ; troisièmement, l'armée veut s'assurer que ses « intérêts et (ceux) du pays seront garantis dans le cadre d'une réforme de l'Etat ».

Aux élections de décembre 1995, 123 militaires (dont 23 généraux) sont « adoubés » par le ministère. L'effort de l'armée pour entrer au Parlement connaît des succès très relatifs et l’éparpillement sur les différentes listes une réalité. Si l'espoir d'obtenir un groupe homogène est très faible, l’intérêt de cette participation militaire aux élections reste toutefois grand pour les politiques puisque chaque général a des partisans au sein de l'armée.

 

En déclarant que la disparition de l’Union soviétique était la plus grande catastrophe du XXe  siècle[8], Vladimir Poutine a, sans doute, exprimé ce que pensaient tout bas bon nombre de Russes et la majorité des militaires. Les militaires vont rejoindre Poutine qui exalte un sentiment de fierté retrouvé, et qui veut inscrire la Russie d’aujourd’hui dans la continuité de la grande patrie russe.

 « Vladimir Poutine, considérant que la Russie ne pourra résoudre les énormes tâches du développement de l’Etat sans l’armée, veut redéployer cette dernière et cherche à faire naître une confiance mutuelle entre elle et les citoyens. »[9]

Après des années d’errance, l’armée va retrouver au sein de la nation la place qui est la sienne, « l’une des priorités inconditionnelles est le renforcement sous tous les aspects de nos forces armées »[10], réaffirme Poutine à l’été 2007 devant un parterre d’officiers supérieurs nouvellement promus.

 

Redevenir une grande puissance stratégique

 

L’arrivée de Vladimir Poutine à la tête de l’Etat russe coïncide avec un net durcissement de la politique militaire du pays. Consciente de sa relative faiblesse face aux autres puissances et de sa vulnérabilité à l’égard des séparatismes, le pays entreprend un vaste chantier de modernisation de ses forces.  Avant la fin de son premier mois au Kremlin, il décrète une augmentation de 50% des dépenses d’équipement pour l’armée russe[11]. Une volonté de relever l’armée russe qui ne s’est jamais démentie.

« Nous devons être prêts à contrer toute tentative de pression sur la Russie quand des positions sont renforcées à nos dépends … Plus notre armée sera forte, moins les tentations d’exercer des pressions sur nous seront grandes. »[12] Vladimir Poutine, 10 mai 2006.

 

Etre de nouveau entendu

 

La Russie veut à nouveau être entendue sur la scène internationale. La reprise des vols permanents de l’aviation stratégique russe décidée en août dernier ne constitue pas pour Dmitri Trenin[13] une escalade vers la guerre froide, il s’agit davantage d’attirer l’attention des Etats-Unis. « Le monde unipolaire n’existe pas, même théoriquement, et le pluralisme militaire stratégique est une réalité, entre autres dans le ciel. »[14]

« Soucieux de faire retrouver au pays une partie du lustre d’antan, alors même que sa position stratégique est fragilisée par l’élargissement de l’OTAN et les initiatives militaires des Etats-Unis, le Président russe se propose de recentrer l’appareil de défense sur les priorités, à savoir les menaces internes, les frontières, le renforcement de l’arme nucléaire et le développement des armes de la coopération et de la diplomatie. »[15]

 

Adapter et moderniser l’outil militaire

 

L’ambition est de donner aux forces russes une capacité comparable à celles de type OTAN et de la doter d’unités de projection. C’est la fin des gros bataillons hérités de la guerre froide. Les troupes n’ont plus vocation à s’engager dans des types d’engagements hérités de la Seconde Guerre mondiale, mais doivent pouvoir être engagées simultanément dans un conflit de haute intensité (du type « Desert Storm ») et dans deux conflits de moyenne intensité (comme l’aide à une ex-république soviétique du Caucase ayant des problèmes frontaliers[16]). En un mot : acquérir des forces d’un format plus petit mais davantage opérationnelles.

L’effort se porte sur la refonte des forces autour d’une professionnalisation accrue et d’une diminution sensible des effectifs qui sont divisés par quatre en vingt ans. L’URSS comptait entre 4 et 5 millions de soldats et un peu plus de 2 millions en 1994 lors de l’entrée en guerre en Tchétchénie. Aujourd’hui, les effectifs de l’ensemble des forces sont forts d’un peu plus de 1 million d’hommes.

Les dépenses militaires progressent de 23% en 2007 et de 69% depuis 2003 ; les dépenses militaires russes sont estimées à plus de 60 milliards de dollars en 2007, soit près de 4% du PIB (5% du PIB pour les Etats-Unis qui allouent 623 milliards de dollars au budget de leur défense).[17]

En mars 2007, Ivanov, le ministre de la Défense annonce que 50% du budget de la Défense sera affecté à des programmes de nouveaux missiles intercontinentaux, à des missiles tactiques de nouvelle génération (« plus de 50% des missiles en service dans l’armée de terre russe sont obsolètes. »[18]), à l’acquisition de bombardiers stratégiques, à la rénovation du système de défense sol-air et à de nouveaux blindés et transports de troupes. Enfin, 40% du parc auto-engins sera rénové d’ici 2015.[19]

 « Conformément au programme d’Etat dans le domaine des armements jusqu’à 2015, il est prévu de doter les troupes de plus de 30 silos de lancement et postes de commandement, ainsi que de 50 missiles ensilés et mobiles Topol-M (le missile peut emporter une charge de combat de 1,2 tonne à plus de 10 000 km). Le parc d’avions porteurs de missiles Tu-160 et Tu-95MS sera porté à 50 appareils. Des sous-marins nucléaires porte-missiles dotés du missile Boulava seront fabriqués en série. Le réarmement concernera 40 bataillons de blindés, 97 bataillons d’infanterie motorisée et 50 bataillons aéroportés. 5 brigades de missiles des troupes terrestres seront dotés de missiles ultramodernes Iskander-M, 2 régiments d’artillerie, de lance-roquettes multiples modernisés Ouragan-1M. 5000 milliards de roubles (près de 45 milliards d’euros) seront alloués au programme d’armement d’ici 2015. »[20]

 

Une nouvelle donne stratégique

 

Comme le souligne très justement Alexei G. Arbatov[21], qui préside le Comité de défense à la Douma, « cela faisait longtemps que le district militaire de Moscou n’avait pas constitué la ligne avancée de notre zone de défense. (…) Pour répondre à ce nouveau défi, la nouvelle armée russe doit être unique et innovante. » Héritière de la pensée soviétique, l’obsession de Moscou est de disposer d’une profondeur stratégique. Les avancées politiques et militaires américaines dans le Caucase, en Asie centrale et en Europe centrale et orientale, les « révolutions de couleur » en Ukraine et en Géorgie ont conforté les Russes dans leur sentiment d’insécurité. Arguant de la menace émanant de l’Iran, l’installation de sites du bouclier antimissile américain en Pologne et en République tchèque est véritablement ressentie comme l’ultime provocation. Ce déploiement à proximité de la frontière russe est vécu par Moscou comme une menace pour la sécurité nationale.

Le théoricien militaire russe Makhmut Gareev, Président de l’Académie des sciences militaires, est partisan d’une attitude plus ferme contre l’Ouest. Il revendique, pour la Russie, le droit à l’emploi préventif de l’arme nucléaire afin d’empêcher une agression à grande échelle. Il justifie, de surcroît, cette position car la Russie est incapable de défendre le sol russe contre les troupes de l’OTAN supérieures.[22] 

 

L’ancien président Mikhaïl Gorbatchev soutient activement l’actuel président dans son entreprise de restauration de l’Etat, « maintenant, la Russie relève  la tête », déclare-t-il, «  son absence dans les grands arbitrages internationaux s’est fait cruellement sentir. Il est de l’intérêt du monde entier que la Russie revienne sur la scène mondiale, et la Russie s’en montrera capable. Parmi les élites sérieuses, personne ne parle de la renaissance d’un empire. Mais nous avons vocation à demeurer une grande puissance, un partenaire stable et fiable ».[23]

 

Des problèmes à résoudre

 

En 1996, l’armée de terre compte 670 000 hommes, dont 290 000 officiers, soit 43%[24] du total de l’effectif. Un pourcentage très élevé comparé à ceux des armées occidentales et qui traduit, outre le peu d’autorité que l’on souhaite confier à des cadres non officiers, l’héritage du cadre militaire soviétique. Ces officiers trop jeunes pour prendre leur retraite ou trop vieux pour envisager une délicate reconversion posent l’un des plus importants problèmes de gestion de personnel à régler pour l’Etat-major.

 

La dedovchtchina[25]

 

Deux cents dix-mille conscrits sont sous les drapeaux et effectuent un service militaire de plus en plus impopulaire depuis les années 1990. Les problèmes sont réels : seuls 9% environ des jeunes gens en âge de faire leur service se présentent aux bureaux de conscription, 12 500 se soustraient annuellement aux obligations militaires, et seulement 1,6% d’entre eux sont présentés à la justice[26].

Une solde inférieure à un dollar par mois et les effets désastreux de la dedovchtchina, une pratique qui, bien que dénoncée avec force pendant la perestroïka, semble reprendre de la vigueur après quelques années de répit, sont en grande partie responsables de cet état de fait. Le discrédit  touche l'institution militaire, son prestige est en forte baise. Entre 1985 et 1990, 6.000 à 10.000 morts au sein de l'armée, dans des « circonstances suspectes », sont attribués à la dedovchtchina. A ce chiffre s'ajoutent les 6 à 8% de suicides de recrues par an. Le ministère de la Défense russe a confirmé le décès de plus de 300 soldats depuis le début de l’année.[27] Les familles connaissent rarement la véritable raison du décès. La mention « Mort dans l'exercice de ses fonctions » est souvent la seule explication qui leur soit fournie. Selon les Nouvelles de Moscou, cette pratique n'a pas disparu malgré les dénonciations médiatiques pendant la perestroïka. Les médias y portent simplement aujourd'hui une attention moins grande.

Aujourd’hui, l’armée continue à souffrir de multiples carences qui portent atteinte au maintien en condition opérationnelle des unités : le moral des soldats, toujours mal rémunérés et mal logés, est bas, l’insoumission est latente et le taux de suicide très préoccupant.

 

Un processus de réformes difficile à mettre en œuvre

 

L’opinion publique semble vouloir soutenir le processus de réforme voulu par le pouvoir qui s’oriente vers un plus grand professionnalisme des armées. En janvier 2002, Vladimir Poutine a déclaré vouloir accentuer la professionnalisation au point de renoncer à la conscription. Les coûts engendrés par cette opération (la  professionnalisation  de deux divisions, totalisant 50 000 hommes, s’élève officiellement à 586 millions de dollars, soit 3 % du budget de Défense 2005[28]), et surtout l’immensité du territoire russe qui implique le déploiement de  contingents importants risquent hélas de mettre à mal le projet.

Le développement de l’armée russe sera limité par les capacités économiques du pays. Andrei Neshchadin, directeur adjoint du « Social-Conservative Club », un Think-Tank proche du parti Russie Unie du président Poutine, souligne que les revenus du pétrole seront insuffisants pour moderniser l’armée russe. Les pétrodollars ne suffiront pas, « nous produisons 3 tonnes/habitant, pendant que la Norvège produit 20 tonnes », déclare-t-il[29]. Une façon habile de préparer la population à des sacrifices nécessaires pour faire face, entre autres, au déploiement de missiles américains en Pologne et en République tchèque, une menace ressentie comme le pendant de la crise de Cuba[30] à Moscou.

Un marchand d’armes à la conquête de nouveaux marchés

Grand exportateur d’armements durant la période soviétique, la Russie, après quelques années de relatif effacement, se lance à la conquête de nouveaux marchés. Il s’agit d’encourager les exportations d’armements, afin de favoriser l’émergence d’économies d’échelle, de réduire les coûts unitaires, de limiter les risques financiers, mais aussi d’affirmer une politique étrangère et de contrecarrer celle menée par les Etats-Unis.

En l’an 2000, le budget militaire russe ne représente plus que 6 milliards de dollars pour 250 à 300 milliards au début des années 80. La production militaire a chuté de 80%.[31] Alors que l’Union soviétique produisait 1600 chars en 1990, la Russie n’en produit que 5 durant l’année 1997. Dans le même intervalle, la production de bombardiers est passée de 430 à 70.[32]

L’industrie militaire doit, en grande partie, sa survie aux exportations, car les commandes de l’armée russe ont été réduites à sa portion congrue.

Signe d’une vitalité retrouvée et d’un esprit conquérant sur les plans diplomatiques et commerciaux, les exportations russes d’armes et de matériels de Défense ont battu en 2006 un record avec 6,5 milliards de dollars de recettes, soit presque 20% de plus que prévu[33]. L’objectif annoncé pour 2007 est de 7,5 milliards de dollars. Le New-York Times[34]estime, pour sa part, que les recettes russes se sont élevées à 8,1 milliards de dollars avec 28,1% des parts de marché.

 

La Russie élargit la géographie de ses livraisons d’armes

 

 « Le cercle de nos partenaires ne cesse de s’élargir. Si, il y a deux ans, notre entreprise coopérait avec 60 pays étrangers, aujourd’hui, leur nombre s’élève à 80 »[35], déclare le directeur de l’entreprise unitaire publique Rosoboronexport. Les exportations se sont effectivement diversifiées et ont augmenté en volume. Si la part des deux clients traditionnels de la Russie, l’Inde et la Chine, a baissé, il n’en demeure pas moins que l’Inde continue tout de même à s’approvisionner massivement en Russie et développe même avec ce pays un nouveau missile hypersonique qui sera doté d’une vitesse au moins cinq fois supérieure à celle du son, ce qui le rendra pratiquement invulnérable à toute attaque de missiles intercepteurs.[36]

La livraison d’avions de combat occupe une part importante de ces exportations[37] : 12 chasseurs SU-30 au Venezuela (Le New-York Times annonce une livraison de 24 SU-30 à ce pays[38]), 12 chasseurs SU-30 à la Malaisie, 6 vers l’Algérie, 22 vers l’Inde (en plus des 40 chasseurs assemblés sous licence et des 140 vendus en 2000), 10 MIG 29 à la Chine sont des chiffres significatifs.

Ces dernières années, la Russie est devenue l’un des plus grands fournisseurs d’armements aux pays d’Amérique latine, pré carré traditionnellement américain. De 2002 à 2005, la Russie a fourni pour 300 millions de dollars d’armement au Venezuela, à l’Argentine, au Pérou, au Brésil, à Cuba, à la Colombie et au Mexique.[39]

Les ventes importantes d’armes au Venezuela inquiètent Washington. Avec la signature de contrats d’une valeur d’environ 3 milliards de dollars signés en 2005-2006, le Venezuela figure parmi les cinq grands acheteurs d’armes russes (sous-marins, système de DCA, armements terrestres).[40] Le New-York Times s’interroge, par exemple, sur l’achat de 5 000 fusils Dragunov (arme destinée au tireur d’élite) et de 100 000 fusils AK-103 (Kalachnikov modernisée) par un pays dont les forces armées ne comptent que 34 000 soldats et 23 000 gardes nationaux.[41]

D’autres pays qui entretiennent des relations tendues avec les Etats-Unis sont choyés par la Russie. La Libye pourrait, avec un contrat de plus de 2,2 milliards de dollars (acquisition de systèmes de missiles sol-air, de 12 chasseurs Su-30MK2 et de 12 MIG 29, d’un ou deux sous-marins) figurer parmi les dix principaux clients de la Russie[42] ; la Syrie a signé un contrat estimé à un milliard de dollars pour la livraison de 5 chasseurs MIG-31E et un lot de MIG-29/M2 (la Syrie  a reçu ces dernières années des missiles antichars, des lance-grenades RPG-29, des systèmes de missiles sol-air et un contrat sur la modernisation par la Russie de 1000 chars T-72 a été conclu en 2006).[43]

L’Algérie négocie actuellement sur la vente de navires, de chasseurs-bombardiers Su-32, d’hélicoptères Mi-28, de missiles et de chars T-90, contrats qui devraient être signés en 2007-2008.[44]

Désireux sans doute de diversifier leurs sources d’approvisionnement, quelques Etats du Golfe se sont également tournés vers Moscou pour l’acquisition de certains matériels. Ainsi, Moscou négocie avec l’Arabie saoudite la livraison de chars T-90 et de véhicules blindés pour un montant approximatif de 1 milliard de dollars.[45] Les Emirats arabes unis ont passé commande de matériels militaires pour un montant de 40 millions de dollars au dernier salon international d’Abou-Dhabi.[46]

 

« Une des choses avec lesquelles il faut le plus souvent compter, chez les nations comme chez les individus, c’est l’amour-propre. »[47]

 

La Russie a entrepris de restaurer son statut de grande puissance dans un monde devenu multipolaire. Elle estime que les Américains ont profité de l’état de décomposition dans lequel elle se trouvait pour l’encercler (élargissement de l’Alliance atlantique à des ex-pays frères, installation du bouclier antimissile en Pologne et en République tchèque).

« Nous sommes de retour, nous avons de l’argent et nous sommes des acteurs-clés, vous allez avoir besoin de nous pour résoudre des problèmes, et si vous ne voulez pas de notre soutien, nous pourrions entraver la résolution de certains problèmes »[48], a rappelé Vladimir Vladimir Poutine. La Russie a également averti qu’elle « neutraliserait » le bouclier antimissile américain s’il était mis en service en Europe de l’Est et a menacé de se retirer du traité sur les Forces nucléaires intermédiaires (FNI), un traité majeur hérité de la guerre froide. Le président russe ne s’exprime pas à la légère. Le 14 juillet dernier, il a déjà signé un décret suspendant l’application par la Russie du Traité sur les forces conventionnelles en Europe (FCE)[49] et des accords internationaux qui lui sont liés.

« Aujourd’hui, et probablement pour la première fois depuis le XVIIIe siècle, la Russie est entourée de pays qui développent, plus activement qu’elle, leur potentiel militaire. Même la Turquie dispose, en fait, de forces armées comparables à celles de la Russie, et probablement même supérieures. C’est pourquoi les armes nucléaires sont finalement notre dernier recours. »[50], déclarait en  2000 le vice-directeur du Centre russe d’analyses stratégiques, M. Konstantin Makiyenko.

Ne pas être marginalisé et trouver une réponse asymétrique à défaut de pouvoir rivaliser avec les Américains, tel est l’enjeu. Deux thèses s’affrontent. Pour certains, « la rhétorique de Vladimir Poutine et l’effort budgétaire qui y est associé décrivent un optimal souhaitable à long terme, l’essentiel de l’investissement actuel étant avant tout destiné à combler les secteurs les plus déficients et à reconstruire une capacité d’intervention minimale. »[51]

Plus alarmiste, cette déclaration d’un haut diplomate, même si Vladimir Poutine reste prêt au dialogue : « Nous assistons au retour de la Russie des tsars. Il n’y a pas de la part des Russes de vraie menace militaire, mais c’est le retour d’une diplomatie de force, et nul ne sait sur quoi elle peut déboucher. »[52]

 

La Russie a une histoire millénaire, celle d’un grand pays qui inscrit ses pas dans ceux de Pierre le Grand et de Catherine II. Vouloir le nier et circonscrire ce pays dans son seul espace géographique serait une erreur. Le réarmement et l’évolution en cours de l’outil de défense ne traduisent peut-être que la volonté pour la Russie de réintégrer le concert des nations à la place qui est la sienne.

 

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[1] Piotr SMOLAR, « Vladimir Poutine entretient le flou à propos de son avenir présidentiel », Le Monde week-end, 20 octobre 2007.

[2] Elisabeth SIECA-KOZLOWSKI, « L'armée russe : stratégies de survie et modalités d'action individuelle et collective en situation de « chaos », Cultures & Conflits n°24-25 1997 pp. 99-133.

[3] Idem p.99

[4] Ibid p.100

[5] Ibid  p.100

[6] Ibid  p.102

[7] Ibid  p.103

[8] Cité par Serge SUR, « La Russie en mouvement », p.4, in Questions internationales - La Russie n°27, septembre-octobre 2007.

[9] Ibid, Jacques FONTANEL, p.582

[10] « Face aux menaces croissantes, la consolidation des forces armées est une priorité pour la Russie », RIA Novosti, 25 juillet 2007.

[11] Vicken CHETERIAN, « L’armée russe en quête de réformes », Le Monde diplomatique, septembre 2000.

[12] Pascal MARCHAND, Atlas géopolitique de la Russie, Editions Autrement, 2007, p. 9.

[13] Dmitri TRENIN, « Strategic Simulation », CarnegicMoscowCenter, source The New Times, 27 août 2007.

[14] « Avec le retour des vieux bombardiers, la Russie revient dans l’arène internationale », RIA Novosti, 20août 2007.

[15] Jacques FONTANEL, « Les dépenses militaires de la Russie au début du XXIe siècle », Annuaire français de relations internationales, AFRI, volume IV, p.582.

[16] Alexei G. ARBATOV, « The Russian Military in the 21st Century », Strategic Studies Institute of the USArmyWarCollege, 1997, 19 p., p. 10.

[17] Laurent ZECCHINI, « Le réveil de l’armée russe », Le Monde, 20 septembre 2007.

[18] « Les missiles sol-air Tor-M2 et Buk-M3 seront livrés à l’armée russe en 2008 et 2009 », RIA Novosti, 21 septembre 2007.

[19] « Russia: Reviving the Army, Revising Military Doctrine », Radio Free Europe, 12 mars 2007.

[20] « Commande militaire : choix des armes prioritaires pour les trois prochaines armées », Rossïïskaïa gazeta in RIA Novosti, 12 septembre 2007.

[21]  Alexei G. ARBATOV, Idem, p. 7.

[22] « Russia: Reviving the Army, Revising Military Doctrine », Radio Free Europe, 12 mars 2007.

[23] Mikhaïl GORBATCHEV, « Poutine a sorti la Russie du chaos », L’Express n°2940 du 8 au 14 novembre 2007.

[24] John PIKE, « Russian Army-Overwiew », Global Security.org, 20 août 2007.

[25] La dedovchtchina est un terme qui recouvre des pratiques cruelles de supérieurs ou d’appelés plus anciens en service envers les jeunes recrues, qui peuvent aller jusqu'au viol ou au meurtre.

[26] « Military Looks to Tackle Draft-Dodging », Moscow News n°39 2007, 4 octobre 2007.

[27] « 3000 Russian Soldiers die in Noncombat Deaths », Radio Free Europe, 20septembre 2007.

Statistiques incomplètes, les décès de soldats servant dans d’autres ministères (Intérieur, FSB, etc.) ne sont pas pris en compte.

[28] Stéphane DELORY, « La transformation du système de défense russe », Annuaire français de relations internationales, AFRI, volume VII.

[29] « Russia: Reviving the Army, Revising Military Doctrine », Radio Free Europe, 12 mars 2007.

[30] « Putin compares US Shield to Cuba », BBC News, 26 octobre 2007.

[31] Idem,Vicken CHETERIAN.

[32] The Military Balance, 1999-2000, The International Institute for Strategic Studies, OxfordUniversity Press, 1999.

[33] « Les exportations russes d’armes en 2006 battent un record », RIA Novosti, 20 mars 2007.

[34] Thom SHANKER, « U.S. is Top Arms Seller to Developping World », The New-York Times, 1er octobre 2007.

[35] « La Russie élargit la géographie de ses livraisons d’aéronefs militaires », RIA Novosti, 20 août 2007.

[36] « La Russie et l’Inde développent un nouveau missile hypersonique », RIA Novosti, 24 septembre 2007.

[37] « Rosoboronexport : de records en records », RIA Novosti, 1er octobre 2007.

[38] Idem, Thom SHANKER.

[39] « Vente d’armes : la Russie évince les Etats-Unis des marchés d’Amérique latine », RIA Novosti, 22 mars 2007.

[40] « La visite d’Hugo Chavez en Russie peut influer négativement sur les rapports Moscou-Washington », RIA Novosti, 27 juin 2007.

[41] C.J. CHIVERS, « Chavez’s Bid for Russian Arms Pains U.S. », New-York Times, 16 août 2007.

[42] « La Libye achètera pour plus de 2,2 milliards de dollars d’armes russes », RIA Novosti, 4 mai 2007.

[43] « Moscou reprend les livraisons d’armes au Proche-Orient », RIA Novosti, 19 juin 2007.

[44] « Ventes d’armes : un carnet de commandes russe prometteur, mais… », RIA Novosti, 29 mars 2007.

[45] « Moscou compte exporter certains armements vers le Moyen-Orient », RIA Novosti, 31 juillet 2007.

[46] « Vente d’armes : la Russie évince les Etats-Unis des marchés d’Amérique », RIA Novosti, 21 février 2007.

[47] Anatole Leroy-Beaulieu, L’Empire des tsars et les Russes, 3 volumes, Hachette, 1881-1889.

[48] «La montée en puissance de l’armée ruse suscite l’inquiétude des USA », 7 sur 7, 25 octobre 2007.

[49] «Poutine suspend l’application par la Russie du Traité FCE », RIA Novosti, 14 juillet 2007.

Le traité FCE établit un équilibre des forces conventionnelles en Europe et exclut l’éventualité d’une frappe surprise. Il limite le déploiement en Europe de blindés, d’artillerie de gros calibre, d’avions et d’hélicoptères.

[50] Ibid Vicken CHETERIAN.

[51] Idem, Stéphane DELORY.

[52] Idem, Laurent ZECCHINI.


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