Kirghizistan : la Révolution de Rosa



 

 

Le 24 mars dernier, à la veille du cinquième anniversaire de la révolution des tulipes qui l’avait porté au pouvoir, le président Kourmanbek Bakiev déclarait, devant le Kurultai Soglasyia[1] - le « Congrès du consensus » - qu’il avait lui-même convoqué, que « le Kirghizistan n’est pas fait pour un système politique démocratique reposant sur un processus électoral et des droits humains individuels[2] ». Sans la moindre ambiguïté, les propos du président Bakiev confirmaient ce que le monde entier avait pu constater depuis son accession au pouvoir. À savoir, son peu de considération envers les notions de démocratie et des droits de l’homme. Estimant inadaptées les institutions issues du modèle de démocratie libérale, il annonçait son intention de les remplacer par des institutions informelles basées sur les « traditions séculaires de la nation kirghize » et regroupées sous le vocable, indéfini et vague, de « démocratie délibérative ».

 

L’histoire n’aura pas laissé le temps aux analystes et observateurs de la vie politique kirghize de trancher la question de savoir si cette idée de « démocratie délibérative » était à considérer comme une réelle volonté politique ou plus simplement comme une idée lancée en l’air par un gouvernement désireux de connaître le sentiment de sa population sur ce sujet[3]. Deux semaines plus tard, une révolution, la deuxième en cinq ans, enflammait les rues de Bichkek et des principales autres villes du pays. Débordé par une foule en colère qui, malgré les morts (au moins 84) et les nombreux blessés (plus de 1. 500), s’empare rapidement de tous les bâtiments officiels, le gouvernement s’effondre. Le 8 au matin, le président Kourmanbek Bakiev quitte à la hâte son palais présidentiel assiégé et trouve, un temps, refuge dans son bastion du sud du pays, la province de Jalal-Abad d’où il est originaire.

 

Immédiatement après, le « gouvernement du peuple » placé sous l’autorité de l’ancienne ministre des affaires étrangères, Rosa Otounbaïeva, annonce avoir pris le contrôle de la situation et du pays. Le 8 après-midi, le premier ministre, Daniyar Usenov, démissionne et le gouvernement intérimaire est aussitôt reconnu par la Russie, de loin le partenaire le plus important du Kirghizistan.

 

La rapidité avec laquelle les évènements se sont déroulés, l’émergence quasi miraculeuse d’un gouvernement du peuple « clés en main et prêt à servir », la reconnaissance russe alors même que le président Bakiev n’avait toujours pas officiellement démissionné, les premières déclarations, ouvertement russophiles, du gouvernement intérimaire, tout porte à croire, hormis le silence assourdissant de l’administration américaine dont l’absence de réaction immédiate montre à quel point elle a été dépassée par cet événement, que cette révolution n’est pas aussi spontanée qu’on pourrait le penser.

 

À défaut de porter un nom de fleur ou de couleur, cette révolution « éclair » sonne le glas des révolutions de couleur. Il y a à peine deux mois, les électeurs ukrainiens enterraient pacifiquement la révolution orange. La fin sanglante du régime Bakiev attire l’attention sur un pays d’Asie centrale qui, certes, s’il ne dispose pas, comme ses riches voisins, de ressources énergétiques immenses, n’en occupe pas moins une position originale. Position qu’une boutade locale - « les Kirghizes ont l’habitude de prendre leur petit déjeuner avec les Chinois, de déjeuner avec les Russes et de dîner avec les Américains ![4] » - décrit parfaitement. En raison du bouleversement qui vient de se produire, la « révolution de Rosa » ne manquera pas d’avoir de sérieuses conséquences sur l’équilibre géostratégique régional et le Grand Jeu international autour des formidables ressources énergétiques centrasiatiques. 

 

  1. 1.   Portrait d’une révolutionnaire récidiviste

 

a)  Une carrière soviétique et kirghize

 

Née en 1960 à Och, dans le sud du Kirghizistan, rien ne prédisposait Rosa Otounbaïeva à participer à deux révolutions successives. Elle commence sa carrière au Parti communiste et au sein de la diplomatie soviétique. Elle dirige ensuite la délégation de l’URSS auprès de l’UNESCO avant de rejoindre le ministère des Affaires étrangères à Moscou.

 

Après l'effondrement de l'URSS et la proclamation de l'indépendance du Kirghizistan, elle retourne dans son pays d'origine : elle est nommée tour à tour ministre des Affaires étrangères, vice-premier ministre en charge des Affaires sociales, ambassadeur à Washington, à nouveau ministre des Affaires étrangères puis ambassadeur au Royaume-Uni. Elle rejoint ensuite l’Organisation des Nations Unies pour y travailler sur des missions de paix et elle est, en 2003, l’envoyée spéciale du Secrétaire général en Géorgie où elle assiste, aux premières loges, à la révolution des roses qui porte au pouvoir Mikhaïl Saakachvili.

 

De retour au Kirghizistan en 2004, Rosa Otounbaïeva rompt avec le président Askar Akaïev, crée son propre parti, Ata-Jurt (La Patrie), et rejoint les rangs de l'opposition. En 2005, elle tente vainement de se présenter aux élections législatives. Sa candidature est écartée par les autorités au motif qu’elle n’a pas, ces dernières années, vécu suffisamment longtemps dans le pays. Curieusement, la fille du président Akaïev est candidate dans le même district que celui où elle envisageait de se porter candidate.

 

Avec son parti qui devient l’une des forces motrices de la révolution des tulipes elle concourt, en mars 2005, au renversement du président Askar Akaïev, qui trouve refuge en Russie. Le nouveau président élu, Kourmanbek Bakiev, la nomme ministre des Affaires étrangères pour la 4ème fois. Mais sa nomination n'est pas confirmée par le Parlement et elle devient peu à peu une opposante active au régime Bakiev, auquel elle reproche sa dérive despotique, son népotisme, sa corruption et sa pratique généralisée de la fraude électorale.

 

Sa nomination à la tête du gouvernement provisoire kirghize donne une visibilité internationale à ce dernier et devrait rassurer les principaux acteurs internationaux.

 

b) Véritable réformatrice ou marionnette russe ?

 

Les experts sont partagés sur la question. Pour Scott Horton, défenseur des droits de l’homme et animateur du blog No Comment sur le site de Harper’s Magazine, « il est clair que Rosa Otounbaïeva, qui vient d’émerger en tant que nouveau chef, est l’exemple même du leader de la révolution des tulipes qui depuis s’est rigoureusement consacrée à la défense des valeurs démocratiques auxquelles elle adhère, qui vivement critiqué les échecs et erreurs de ses collègues et qui a enduré les affres d’une mise au placard. Sa crédibilité et sont intégrité sont ses meilleurs atouts[5] ».

 

À l’inverse, Oleg Panfilov, journaliste tadjik et spécialiste de la liberté de la presse, exprime ouvertement la méfiance qu’elle lui inspire. Il écrit qu’elle « a constamment recherché, à l’occasion de la révolution des tulipes et de la révolution de 2010, le soutien de Moscou, permettant ainsi le renforcement de l’influence russe dans la région[6] ». Rappelant son passé de membre important de la nomenklatura soviétique, il met en doute ses capacités de réformatrice.

 

En soi, un passé d’apparatchik communiste ne semble pas constituer un obstacle rédhibitoire pour être un leader aujourd’hui. Les exemples sont nombreux qui montrent que la plupart des révolutions de 1989 ont été lancées par les élites communistes et non par les dissidents ou les opposants politiques. Aujourd’hui encore, au sein des derniers pays à avoir rejoint l’Union européenne et intégré l’OTAN, d’anciens apparatchiks occupent des postes politiques importants. Dalia Grybauskaitè, l’actuelle présidente lituanienne était, autrefois, professeur au sein de la Haute école du Parti communiste, et Andrus Ansip, le premier ministre estonien, un ancien haut fonctionnaire du comité central du parti communiste.

 

Tout ce que l’on peut dire, aujourd’hui de Rosa Otounbaïeva c’est qu’elle constitue le meilleur compromis possible. Son passé de diplomate au sein du ministère soviétique des Affaires étrangères contribue à rassurer Moscou. Elle tranquillise également la diplomatie américaine par son passé professionnel au sein des Nations Unies et par son attachement déclaré aux valeurs des droits de l'homme.

 

c)  Une mission délicate

 

Rosa Otounbaïeva n'échappera pas, comme ses prédécesseurs, à un subtil numéro d’équilibriste entre l'amitié russe omniprésente par l'intermédiaire de bases militaires et d'intérêts économiques russes au Kirghizistan et l'amitié américaine symbolisée par la très fructueuse location de la base militaire de Manas - 180 millions de dollars par an - ainsi que par la toute récente proposition de création d’un centre d’entraînement au contre-terrorisme pour les forces kirghizes[7]. Elle va devoir aussi prendre en compte l'aspiration d'une population désireuse d’ouverture sur le monde, sans oublier l'amitié chinoise, toute proche, qui veille jalousement le long des frontières.

 

« Étranger proche » de la Russie et de la Chine, enjeu stratégique pour les Etats-Unis, le Kirghizistan possède toutes les caractéristiques « des pays à souveraineté et responsabilité limitées » dont Moscou tient à s'entourer, selon la doctrine du duo Medvedev / Poutine. Les succès russes, de nature différente, en Géorgie et en Ukraine - invasion pour la première et soutien d'un président ami pour la seconde - ne peuvent laisser les nouveaux dirigeants kirghizes indifférents. La mission de Rosa Otounbaïeva n'en sera que plus délicate.

 

  1. 2.  Une révolution programmée ?

 

a)  Activisme et empressement russes

 

C’est le premier ministre russe, Vladimir Poutine, qui est le plus prompt des dirigeants internationaux à apporter son soutien au gouvernement provisoire kirghize. Critiquant ouvertement le président Bakiev, il a immédiatement reconnu la légitimité de la nouvelle équipe gouvernementale, alors même que le sang des manifestants, tués ou blessés, n’était pas encore sec et que le président déchu n’avait pas encore annoncé sa démission. Il est aussi le premier leader à proposer l’aide, technique et financière, de la Russie pour la prévention de la contagion de la violence au reste du pays. Dès le lendemain, il s’entretient avec Roza Otunbaïeva. Il lui réaffirme son appui total et, d’après Mirsulzhan Namazaliev, directeur de l’Institut centrasiatique du commerce libre et rédacteur pour le portail Internet Nouvelle Eurasie - New Eurasia, il se porte garant de la « loyauté » russe en matière d’informations ; en d’autres termes, il assure son interlocutrice « d’une couverture positive des événements de Bichkek par les médias russes[8] ».

 

Un tel empressement semble pour le moins suspect. Et les doutes ne manquent pas d’être renforcés quand, selon certaines sources[9], on apprend qu’un panel choisi d’opposants politiques aurait été discrètement reçu par le premier ministre russe dans les semaines qui ont précédé, que l’on notait la présence visible de membres du FSB (le service de sécurité de la fédération de Russie, service secret héritier du KGB soviétique) durant les événements de Bichkek et que le 8 avril au matin un renfort de 150 parachutistes russes était acheminé sur la base aérienne de Kant, base à disposition permanente des troupes russes à une vingtaine de kilomètres à l’est de Bichkek.

 

Les autorités russes étaient depuis 2009, relativement indisposées par l’attitude du président kirghize qui avait obtenu un prêt de 2 milliards de dollars auxquels s’ajoutait un don de 150 millions, pour la stabilisation de l’économie de son pays et la construction d’un barrage hydroélectrique. Bien que chaque protagoniste de cet arrangement financier l’ait publiquement démenti - de nombreux experts en ont néanmoins avancé l’hypothèse - cet arrangement était semble-t-il conditionné au départ des troupes américaines stationnées sur la base aérienne de Manas. Un an après les troupes américaines sont toujours là - le montant de leur loyer a été entre temps triplé - et les Russes qui avaient de sérieux doutes sur l’utilisation régulière des fonds alloués ont, selon David Gullette, anthropologue et consultant en développement, installé à Bichkek depuis 1997, « certainement perdu patience[10] ».

 

b) L’atout stratégique du Kirghizistan

 

Démuni des ressources énergétiques stratégiques qui font la fortune du Kazakhstan et de l’Ouzbékistan, le Kirghizistan ne présente guère d’intérêt économique. Il n’en occupe pas moins une position géographique exceptionnelle au sein d’une Asie centrale, de près de 3 millions de kilomètres carrés, théâtre par le passé de toutes les grandes invasions qui ont jalonné et façonné l’histoire du continent européen. En dehors de la steppe qui s’étend à perte de vue, la chaîne du Tien Shan constitue, avec ses sommets, culminant pour la plupart, à plus de 7. 000 mètres, et avec la chaîne du Pamir, la charnière qui sépare l’Asie centrale de la Chine et de l’Asie du sud. Nichée dans ces montagnes, la vallée de la Ferghana, refuge de la majorité des populations centrasiatiques, en raison de la fertilité de ses sols agricoles et de la protection qu’elle leur offre, est le cœur stratégique de l’Asie centrale.

 

Afin de prévenir une éventuelle émergence de cette vallée comme un véritable centre de pouvoir régional dont le contrôle aurait pu poser de sérieux problèmes, les autorités soviétiques ont divisé cette vallée entre l’Ouzbékistan, qui possède la plaine centrale, le Tadjikistan qui, à l’ouest, en contrôle le seul accès praticable et le Kirghizistan, qui se voit confier les hauteurs qui l’encerclent. Si de cette vallée, le Kirghizistan ne retire aucun bénéfice économique, il la domine et la contrôle entièrement en vertu du vieux principe tactique qui veut que « qui tient les hauts, tient les bas ».

 

Contrôler le Kirghizistan revient donc à tenir la vallée et, par conséquent, à dominer le cœur de l’Asie centrale. Bichkek n’est qu’à 120 kilomètres de la capitale économique du Kazakhstan, Almaty. En dominant le bassin du Tarim, le Kirghizistan à la possibilité de surveiller les mouvements chinois dans la remuante et rebelle province du Xinjiang. Un Kirghizistan, capable de faire pression sur la Chine, le Kazakhstan, l’Ouzbékistan et le Tadjikistan, constitue un atout crucial dans la stratégie russe de domination centrasiatique.

 

c)  Reconquête russe ?

 

Les engagements militaires américains en Afghanistan et en Irak, focalisés sur le monde islamique, ont eu pour conséquence de détourner Washington de sa stratégie d’endiguement de la Russie. Réalisant que ces engagements militaires ne sauraient éternellement durer, Moscou a sans doute saisi une extraordinaire opportunité d’accélérer et de renforcer ses efforts pour contrecarrer, pays après pays, l’influence des Etats-Unis dans l’ancienne sphère soviétique.

 

Depuis le début de l’année 2010, les autorités russes ont enregistré un certain nombre de succès importants.  En janvier, un accord d’union douanière englobe la Russie, le Kazakhstan et le Belarus. En janvier également, un gouvernement qualifié de prorusse arrive au pouvoir en Ukraine. Et maintenant c’est également un gouvernement au tropisme russe fortement prononcé qui prend le pouvoir au Kirghizistan. Ukraine et Kirghizistan constituent des étapes particulièrement importantes pour Moscou car ces deux pays lui permettent de se sentir en sécurité, depuis le cœur historique et plus que millénaire de la nation russe jusqu’aux steppes centrasiatiques.

 

En sapant systématiquement les avancées américaines dans l’ancien empire soviétique, les autorités russes ont pu ainsi tester toute une variété d’outils - pressions politiques, instabilité sociale, chantages énergétiques et intervention militaire - qui se sont révélés redoutablement efficaces. De tous ces outils c’est certainement celui du chantage énergétique qui s’est révélé le plus performant. En coupant les approvisionnements de l’Ukraine et de la Lituanie, et par conséquent ceux de l’Europe, Moscou a doublement sanctionné ces pays qui se sont trouvés pris sous le feu des réactions européennes. L’usage de la force militaire, en Géorgie, s’est révélé un succès. Tbilissi a vu près du tiers de son territoire - l’Abkhazie et l’Ossétie du sud ayant proclamé leur indépendance - passer sous le contrôle plus ou moins direct de Moscou. Les pressions politiques ont eu raison des réticences du Kazakhstan et du Belarus qui ont accepté l’union douanière proposée par Moscou. Avec, maintenant, le Kirghizistan les autorités russes ont montré leur volonté de mettre fin à l’intermède américain en Asie centrale. Elles ont aussi fait la preuve de leur capacité de fomenter et de téléguider une révolution, dans un style similaire à celui des occidentaux fortement impliqués dans le déclenchement et le pilotage des révolutions de couleur.

 

La stratégie russe envers les pays « reconquis » a été taillée sur mesure, en prenant en compte leurs différences, afin de se les mettre dans la poche ou tout du moins de les conduire à être beaucoup plus pragmatiques envers Moscou. Avec un espace sécuritaire nettement élargi, tant vers l’ouest que vers l’est, la Russie sort renforcée. Elle peut même se permettre d’attendre avec une certaine sérénité le moment où l’administration Obama, dégagée de ses contingences afghanes et irakiennes, portera, à nouveau, son regard vers l’Asie centrale et l’Eurasie.

 

  1. 3.  Le glas des révolutions de couleur ou à thème

 

La deuxième révolution kirghize, les soubresauts géorgiens et l’alternance politique en Ukraine, montrent que les révolutions de couleur ou à thème - révolution des tulipes à Bichkek, révolution des roses à Tbilissi, et révolution orange à Kiev - se sont fanées d’elles-mêmes. Une extinction qui semble ouvrir la voie à des bouleversements plus violents. Pour Boris Kagarlitsky, de l’Institut moscovite de la mondialisation et des mouvements sociaux, « l ‘effondrement des révolutions de couleurs ne signifie pas un retour en arrière - que certains appellent de leurs vœux - mais plutôt le début d’un nouvel épisode beaucoup plus dramatique pour les Etats postsoviétiques[11] ».  

 

On ne sait pas ce qui en sortira. Le Bichkek d’aujourd’hui n’a rien à voir avec le Saint-Pétersbourg de 1917, mais la situation du gouvernement provisoire de Rosa Otounbaïeva rappelle la triste situation du gouvernement révolutionnaire dans la capitale de l’empire russe. Une chose est sûre cependant. Quels que soient les futurs dirigeants kirghizes, le pays ne connaîtra ni repos ni stabilité tant que les contradictions sociales qui objectivement divisent sa population ne seront pas résolues. Et ceci semble bien s’appliquer, non seulement, au Kirghizistan mais aussi à tous les anciens satellites russes de l’espace soviétique.

 

a)  Le prisme déformant des révolutions de couleur

 

Ces révolutions de couleur ont une caractéristique commune : elles sont le résultat de l’instrumentalisation du mécontentement populaire par une partie de l’élite dirigeante contre une autre partie de cette élite. Les principales figures de l’opposition provenaient du camp du parti au pouvoir, disposaient de puissants appuis dans le secteur des affaires et n’ont, en aucune manière, réellement tenté de changer l’ordre social. Leurs « talents » de révolutionnaires se sont limités à la remise en cause des règles qui régissaient le processus politique de l’époque. Contre la machine administrative du pouvoir en place ils ont eu recours aux masses populaires que leurs appels ont jetées dans les rues de Kiev, de Tbilissi ou de Bichkek.

 

Le secret de la réussite des révolutions de couleur ne réside pas dans la capacité des opposants à mobiliser en masse mais plutôt dans leur capacité à contrôler les foules, à les manipuler et, surtout, à les démobiliser. S’ils n’avaient pas réussi cette délicate manœuvre, il ne fait aucun doute que la situation leur aurait complètement échappé et que les révolutions de couleur se seraient rapidement métamorphosées en de véritables révolutions.

 

b) De mauvaises réponses à de vrais problèmes

 

Le problème commun à tous les dirigeants issus de ces révolutions de couleur, c’est qu’ils n’ont pas su résoudre les problèmes sociaux qui ont engendré la révolte qui les a portés au pouvoir. Très rapidement, ils sont apparus guère plus compétents et pas moins corrompus que leurs prédécesseurs. Face aux mécontentements populaires grandissants, ces nouveaux pouvoirs n’ont eu, comme unique recours, que la tentation du nationalisme. Ce qui n’est qu’un pis aller, car le nationalisme n’a jamais été d’aucun secours pour consolider une société et résoudre ses problèmes. Les autorités géorgiennes sont allées jusqu’à se lancer, sans succès, dans une dramatique aventure militaire. L’Ukraine a connu un succès relatif mais au prix d’une apathie et d’une démoralisation généralisées. Quant au Kirghizistan, les récents événements viennent souligner l’échec et le rejet du régime Bakiev.  

L’apathie, l'indifférence et le cynisme qui sont largement répandus parmi les populations d’Ukraine, de Géorgie et du Kirghizistan, ne sont, ni plus ni moins, que les indicateurs du fossé immense qui sépare les classes dirigeantes actuelles du reste de la nation. Un fossé qui, dans le cas du Kirghizistan, s’est traduit par l’explosion soudaine d’une très violente colère sociale. La question est de savoir contre qui cette colère sera dirigée. Les opposants kirghizes maintenant au pouvoir peuvent, sans aucun doute, orienter la colère populaire contre le président déchu et lui faire porter toute la responsabilité des problèmes politiques, sociaux et économiques. Mais c’est jouer un jeu dangereux. D’un côté, ils peuvent se trouver confrontés à une population décidée à ne pas se laisser voler sa victoire et, dans un tel cas, la situation pourrait échapper à leur contrôle. D’un autre côté, un leader inattendu, peut soudainement émerger et parvenir à changer de fond en comble le système politique et social du Kirghizistan. Un tel « Lénine ou Trotski kirghize » ne s’est pas encore manifesté, mais c’était la même chose dans la Russie de 1917.

 

  1. 4.  Conclusion

 

La dernière plaisanterie à la mode, qui court les rues de Bichkek depuis quinze jours, met en scène un Français, un Russe et un Kirghiz, à bord d’un navire qui sombre. Ils parviennent tous trois, sans encombres, sur une île déserte. Le Français érige une villa et plante une vigne. Le Russe se construit une datcha et défriche un lopin de terre pour son jardin potager. Quant au Kirghiz, il organise immédiatement une manifestation pour chasser Robinson Crusoé de l’île[12]. Il est encore trop tôt pour prédire la voie que va prendre le Kirghizistan. Espérons qu’elle sera ne sera pas à l’image de la chute cette plaisanterie. Le chemin de la stabilisation est étroit, malaisé, semé d’embûches et peut aisément conduire dans l’impasse qui mène au club, de moins en moins restreint, des États faillis. Les autorités provisoires vont devoir faire la preuve de leurs capacités à gouverner un pays qui pour la deuxième fois, en moins de cinq ans, vient de connaître une transition mouvementée.

 

Au menu de leurs priorités - immenses et au rang desquelles figure l’inquiétante situation socio-économique - le problème de leur légitimation et celui de la réforme annoncée des institutions. Selon la constitution encore en vigueur, l’intérim présidentiel doit être confié au président du parlement qui convoque une nouvelle élection. En cas d’indisponibilité du président du parlement c’est au premier ministre que revient l’intérim. Or, ni Zainiddin Kurmanov, le président du parlement, en déplacement à l’étranger au moment des événements et peu enclin à réapparaître à Bichkek, ni Daniyar Usenov, le premier ministre, qui a démissionné le 8 avril, ne sont disponibles. Aujourd’hui, le Kirghizistan, avec une législation qui ne peut légitimer le gouvernement provisoire et un système institutionnel en panne généralisée, est, sur le plan légal, un État failli.

 

C’est donc sans surprise que parmi les premières dispositions annoncées par le gouvernement provisoire figure la réforme des institutions. Avec pour objectif principal d’éviter que le futur président puisse répéter les exactions et les malversations institutionnelles de Kourmanbek Bakiev. Pour Mirsulzhan Namazaliev, « l’une des principales erreurs de la révolution de 2005 est de ne pas avoir réformé la constitution avant l’élection de Kourmanbek Bakiev. Il est temps, cette fois, de mettre en place un système de contrôle du pouvoir exécutif - voire même de mettre en place un régime parlementaire - avant de procéder à l’élection d’un nouveau président[13] ».

 

Quant au choix du futur président, il apparaît clairement que deux candidats sortent déjà du lot. Rosa Otounbaïeva, premier ministre de transition, et Omurbek Tekebaïev, vice premier ministre et leader du Parti socialiste Ata-Meken. L’un et l’autre disposent de sérieux atouts à faire valoir. Une femme à la tête d’une société conservatrice et, qui plus est, patriarcale, dans un environnement régional dictatorial, est une étonnante et innovante grande première qui ne manquera pas de séduire la communauté internationale. Honnête et incorruptible, c’est une progressiste avisée et charismatique. Avantage supplémentaire et non négligeable - compte tenu des mauvais souvenirs laissés par Akaïev et Bakiev avec leurs fâcheuses tendances au népotisme - son cercle de famille est très restreint.

 

Face à elle, le vétéran de la politique kirghize, Omurbek Tekebaïev. Souvent présenté comme le réel vainqueur de l’élection présidentielle de 2000, à l’issue de laquelle la manipulation des résultats avait permis à Askar Akaïev de lui confisquer sa victoire, il est certainement l’un des leaders les plus charismatiques de l’opposition et le meilleur connaisseur et le spécialiste éminent des codes et des lois du Kirghizistan. Aussi honnête et incorruptible que son premier ministre, il semble disposer d’une aura plus importante auprès des couches populaires. Il maîtrise beaucoup mieux la langue kirghize que la langue russe, alors que Rosa Otounbaïeva se sent plus à l’aise avec la langue de Tchekhov et, même, celle de Shakespeare.

 

En tout état de cause, renverser en moins de cinq ans, deux gouvernements n’est pas, à proprement parler, le type de changement politique à prendre ou à donner en exemple. Ce n’est pas parce qu’une révolution a mis en déroute un gouvernement corrompu, que l’on a la garantie de parvenir à un régime stable et des transitions politiques apaisées. Les tulipes de la révolution de 2005 sont flétries et oubliées depuis longtemps. Espérons que ce « bégaiement » de l’histoire ne conduira pas au même résultat. Si le Kirghizistan se montre capable de surmonter ses problèmes et de faire taire ses démons, la révolution de Rosa pourrait bien alors servir d’exemple pour les autres peuples sous le joug de gouvernements autoritaires. Si, à l’inverse, c’est un nouvel échec, il est alors à craindre que nombreux seront ceux qui, en Asie centrale, préféreront la stabilité de l’autoritarisme au chaos démocratique.

 

 

 

 

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[1] Un  kurultai est un rassemblement traditionnel des élites, un conseil des « sages », qui traite des problèmes de la société kirghize. Historiquement parlant, le kurultai fait partie des traditions du Turkestan, l'ancien nom d’une région d'Asie centrale conquise au VIème siècle de notre ère par les Kok Turks (les Turcs bleus). Le Turkestan se partageait entre Turkestan occidental, couvrant le territoire des cinq républiques centrasiatiques actuelles et Turkestan oriental, correspondant, de nos jours, à la province chinoise du Xinjiang.

[9] « Kyrgyzstan and the Russian resurgence », STRATFOR Global Intelligence, 13 avril 2010.

[10] Ibid.

 


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