Kosovo : une République en kit. Quel crédit accorder à la classe politique kosovare ?



 

 

Un gouvernement qui n’arrive pas à se stabiliser, des factions qui se déchirent sur fond de crime organisé, des minorités marginalisées ou réduites à survivre, un Premier ministre, ancien chef de guerre, qui tente péniblement de gagner une crédibilité, confronté à un étau de la justice qui se resserre sur ses anciens frères d’armes et, peut-être, sur lui et un Président de la république déchu peu après son élection! Le moins que l’on puisse dire est que le Kosovo ne présente pas, onze ans après la fin du conflit, des gages de fiabilité et de stabilité !

 

Mais au fait : où se trouve le Kosovo ? Comme cela avait été le cas pour la Bosnie-Herzégovine, ce territoire, dont on sait en général, qu’il est dans une sorte de « trou noir », quelque part en Europe, est très mal connu et difficile, pour beaucoup, à situer géographiquement. Il rejoint la république de Sarajevo dans un certain imaginaire, où il côtoie la Syldavie et la Bordurie, chères à feu Hergé. Il conserve un mystère relatif, en dépit du conflit intérieur qui l’a secoué dans les années 90 et dont on ne retient la plupart du temps que les aspects étroits, présentés par des analystes qui, pour beaucoup, font preuve de partialité.

 

Par commodité face à la complexité du monde balkanique, on lit çà et là que la situation au Kosovo présente des similitudes avec celle ayant prévalu en Bosnie-Herzégovine. Il est vrai que la proximité géographique fait parfois faire des raccourcis. Ces appréciations simplistes reposent sur des points communs minimalistes : une situation ethnique particulièrement compliquée, simplifiée dans un dualisme « rassurant » entre « Méchants » (les Serbes jouant, évidemment, le mauvais rôle, les seules exactions étant le fait des soudards alcoolisés de Milosevic) et « Bons »-  les Albanais-, victimes innocentes de la barbarie. Des autres populations et minorités (Goranis, Tziganes, Turcs, Bosniaques…), là non plus, pas ou peu d’éléments. La ressemblance est parfois également soulignée par le même mode de règlement du conflit, beaucoup moins par l’analogie dans les difficultés à résoudre une crise localement selon des critères inconnus de dirigeants peu ou pas formés à des modes de raisonnement « importés », appliqués à des sociétés et des modes de pensée peu ou pas préparés.

 

En fait, les seuls dénominateurs communs, mais que l’on n’évoque que rarement, concerneraient davantage des « critères » purement « balkaniques » : propension au secret et au mode conspiratif, corruption généralisée, économies grises ou parallèles, interaction entre le « Milieu » et le monde politique, démultiplication des formations politiques, non représentatives en général des intérêts réels de la population, mais desservant, en revanche, ceux d’un certain nombre d’ex-seigneurs de guerre, etc.    

 

La situation au Kosovo présente, de fait, beaucoup de différences avec celle prévalant en Bosnie-Herzégovine, mais encore faut-il avoir une vision « historique » du problème balkanique en général et là, on touche à la partialité de la plupart des historiens locaux, mais aussi de certains observateurs extérieurs. Or, il faut se rappeler que, contrairement à ce qui a tendance à se faire jour dans nos sociétés ouest-européennes, dans les Balkans plus peut-être qu’ailleurs, on ne considère pas l’Histoire comme une matière scolaire secondaire. Dans cette région de la vieille Europe, l’Histoire est encore vécue au quotidien et elle sert de ciment aux différents groupes ethniques. Elle guide encore la réflexion des populations et peut devenir le support de sa plus terrible expression : le nationalisme, surtout lorsque s’y mêlent des facteurs d’opposition religieux.

 

Un rappel des tenants et aboutissants historiques paraît nécessaire[1] car, depuis le milieu des années 90, c’est surtout l’événementiel qui a été présenté.

 

 

Le Kosovo : son Histoire ou des histoires ? Quelques rappels

 

De l’analyse et de l’interprétation qui en a été faite sont nés les différends de fond entre Serbes et Albanais. Si on veut les résumer et tenter de les comprendre, il faut remonter dans le temps et mettre en parallèle les visions de l’histoire.

 

  • Le « droit d’antériorité »

 

Il est communément admis par les historiens que les populations slaves (dont les Serbes) s’installèrent définitivement dans les Balkans au 7ème  siècle. Ils y trouvèrent des populations fortement romanisées, où les nombreux colons en provenance de l’empire romain, souvent vétérans des légions, avaient fait souche. C’est ainsi que, au Kosovo comme ailleurs, devant la poussée slave, ces peuples romanisés furent, soit absorbés au sein des diverses principautés, soit contraints de se rapprocher de l’Adriatique. Le tsar Dušan régnait, à la veille de l’entrée en scène des Turcs, sur un territoire, unifié par ses prédécesseurs au XIIe siècle, qui englobait l’ensemble des Balkans occidentaux, dont la région du Kosovo.

 

Et c’est bien là que se situe la première pomme de discorde historique entre Serbes et Albanais. En effet, ces derniers se disent héritiers des premiers occupants illyriens et donc, plus anciennes populations locales, ce qui reste encore très contesté car le lien avec les mystérieux « Illyriens », dont on connaît, en fait, peu de choses, reste flou. Pour les Serbes, au contraire, la revendication est fondée sur l’éphémère mais réel royaume de Dušan qui est, pour sa part, une réalité intangible, les Albanais ayant simplement, tout au long des siècles « rogné » le territoire des Serbes. Kosovo ethniquement « albanais » depuis la nuit des temps contre Kosovo historique serbe « médiéval » : la question n’a pas été tranchée mais reste la toile de fond des relations entre les deux peuples, les uns revendiquant le Kosovo comme berceau de leur nation et les autres réclamant ce territoire comme l’origine historique de leur nation, fondée sur le sang versé dans les batailles contre les Turcs. 

 

  • Kosovo Polje et l’empire ottoman

 

L’arrivée des Turcs dans les Balkans, au 14ème  siècle va bouleverser l’équilibre très fragile de la région, où les empires serbe et bulgare avaient déjà fort à faire avec leurs voisins (empire byzantin pour les Bulgares), leurs « visiteurs » (invasions diverses, « dommages collatéraux » lors du passage des croisades) ou les velléités autonomistes des seigneurs locaux. L’empire ottoman trouva une situation très propice et, après avoir écrasé dans un premier temps les armées chrétiennes, tardivement unifiées, sur la Maritsa bulgare en 1371, réitérèrent leur victoire  à Kosovo Polje, aux portes de Priština, le 28 juin 1389. Ils s’emparèrent, pour plus de quatre siècles, de la Macédoine, de l’empire bulgare et de la plus grande partie de la Serbie. Kosovo Polje est LE symbole absolu pour les Serbes de la justification de l’appartenance du Kosovo à la Serbie. Les troupes serbes étaient, certes, les plus représentées au sein des forces chrétiennes, mais de nombreux auxiliaires furent également massacrés (dont des contingents bulgares, bosniaques et albanais) lors de ce fait d’armes tragique.

 

La bataille de Kosovo Polje, qui entraîna le démantèlement rapide de l’empire serbe et l’implantation du pouvoir ottoman a eu également pour conséquence le départ d’une grande partie du peuple serbe (déjà !) qui, après avoir gagné la Bosnie-Herzégovine, tentera de rejoindre l’entité chrétienne la plus proche, et entrera parfois à son service comme dans les Krajina de Croatie, où, soldats-paysans, ils défendirent la frontière sud de l’empire austro-hongrois. Dans le même temps, la nature (et les Turcs) ayant horreur du vide, les Albanais revinrent en nombre dans les territoires abandonnés par les Serbes, dont les plaines fertiles du Kosovo, très attirantes pour des populations repoussées au fil des siècles dans les montagnes arides d’Albanie. Pour les Serbes restés sur place, au sein de l’empire ottoman, une alternative : courber le dos et rester fidèles à leur religion, tout en payant très cher leur tranquillité par les divers impôts, dont celui du sang (jeunes hommes destinés à approvisionner les troupes des janissaires) ou accepter de se convertir, souvent pour espérer une vie meilleure et, au minimum, pour pouvoir intégrer la (très nombreuse) administration de l’Empire. Ce second choix fut fait par une minorité de Slaves (surtout en Bosnie-Herzégovine), et de Bulgares (les actuels Pomaks) et, au Kosovo, par une grande partie des Albanais ainsi que, de façon plus marginale, par une forte proportion de Tziganes (les « Égyptiens » du Kosovo), sur lesquels les Turcs s’appuieront évidemment. Ce choix de la conversion, qu’il faut replacer dans son contexte moyenâgeux, ne sera jamais pardonné par les Serbes et constituera l’autre base de l’opposition entre les deux peuples.

 

La carte ethnique de l’actuel Kosovo était quasiment redessinée au 17ème siècle et les Serbes ne survivaient plus que dans des zones bien définies, les agglomérations « mixtes » étant assez peu nombreuses. 

 

  • Fin de l’empire ottoman et émergence des nationalismes

 

Lorsque la Serbie retrouvera son indépendance en 1878, bien longtemps après sa disparition de la scène internationale, ce sera sans le Kosovo, qui restera encore au sein de l’empire turc jusque en 1912, à l’issue de la deuxième guerre balkanique. Ceci constitue, pour les Serbes, un autre motif historique de dépréciation vis-à-vis des Albanais du Kosovo qui, non seulement sont vus comme des traîtres à la chrétienté depuis le Moyen Âge, mais auxquels on reproche également d’être restés « turcs » quarante ans de plus. Il faut préciser qu’à cette époque déjà, l’Albanie avait revendiqué le Kosovo mais, sous la pression de la Russie, c’est la Serbie qui se vit attribuer la Province. Peut-être qu’en ne voulant pas d’un état albanais trop important, la Communauté internationale a commis là sa première erreur ! L’arrivée des forces serbes au Kosovo sera alors considérée par les Albanais comme une occupation, tandis que les Serbes minoritaires fêteront leur « libération ». La Serbie, puis le nouvel État yougoslave réprimeront sans pitié les divers soulèvements jusqu’en 1919, expulsant des Albanais au bénéfice d’un repeuplement serbe (déjà !).

 

En 1918, le Kosovo était officiellement intégré au « Royaume des Serbes, Croates et Slovènes », le futur « Royaume des Slaves du Sud » ou « Yougoslavie ». Dans cette première Yougoslavie, aucune mention des Albanais en tant que « nation » dans un État résolument slave. En dépit de leur nombre, les Albanais n’étaient qu’une des minorités parmi la vingtaine d’autres qui cohabitaient au sein du royaume. Forts du soutien de l’Albanie voisine, ils revendiquèrent une existence plus « consistante », mais sans aucun résultat. C’est en fait l’Italie de Mussolini qui donnera vie, en 1942, au rêve de la « Grande Albanie », revendication essentielle des nationalistes albanais qui voyaient enfin tous les Albanais (d’Albanie, du Kosovo, de Macédoine et du Monténégro) réunis dans un seul État. Pour preuve de leur fidélité au camp nazi, une division SS albanaise[2] sera mise sur pied en avril 1944 (similitude tardive avec la Bosnie-Herzégovine, où une Division avait été créée dès février 1943[3]). Forts de l’appui allemand et de leur impunité, des Albanais se livrèrent au Kosovo à des massacres de Serbes, contraignant nombre d’entre eux à quitter (une nouvelle fois) la province.

 

Cet épisode de l’histoire moderne du Kosovo est assez peu évoqué de nos jours dans la province mais les Serbes, nombreux dans les rangs des partisans, s’en souviendront à la libération. Pour eux, les Albanais avaient clairement montré leur vrai visage, en revendiquant ouvertement leur appartenance à la « Nation albanaise ». Leurs héritiers reprendront cette revendication, en refusant leur appartenance à la Serbie. Lorsque les partisans de Josip Broz « Tito » anéantirent définitivement les dernières forces pronazies[4], le Kosovo redevint, au sein de la République Socialiste Fédérative de Yougoslavie (RSFY), une partie intégrante de la République de Serbie, avec d’abord le statut de Région autonome puis en 1968, après de nouvelles émeutes, de Province autonome.

 

  • Le Kosovo au sein de la Yougoslavie : une province de seconde zone

 

L’accession du Kosovo (tout comme, au nord, de la Vojvodine, autre région où les Serbes étaient minoritaires) au statut de Province autonome, fut une première avancée accordée avec pragmatisme par le maréchal Tito et, de fait, le Kosovo, avec son administration et son parlement, bénéficiait ainsi d’une très grande décentralisation. Cette décision fut, en revanche, très mal accueillie par les Serbes résidant au Kosovo, qui se sentirent marginalisés et commencèrent, selon eux, à être victimes d’une véritable politique d’épuration ethnique. Dans la période « Province autonome », le Kosovo aurait ainsi vu plusieurs centaines de villages « mixtes » devenir « ethniquement purs ». Mais Tito avait encore une fois « réussi son coup » (certes au détriment de la minorité serbe) en faisant taire les revendications albanaises relatives à la « Grande Albanie », cela même sans avoir à relever le niveau économique très bas de la Province autonome. 

 

En mars 1989, l’abolition du statut d’autonomie de la Province avait été décidée unilatéralement par Belgrade mais, le 28 juin, à l’occasion des célébrations du six centième anniversaire de la tragique bataille, Slobodan Milosevi 12ć'> , alors président de la République de Serbie, prononcera un discours à la tonalité particulièrement nationaliste au mémorial de Kosovo Polje, devant plusieurs dizaines de milliers de Serbes enthousiastes. Il y dénoncera un « génocide physique, politique et culturel » contre la communauté serbe au Kosovo, perpétré par les Albanais et les Bosniaques avec la complicité des communistes de Tito. En réaction à ce qui fut considéré comme une provocation, mais surtout à l’imitation des mouvements ayant permis la sécession des républiques constitutives de la RSFY, les Albanais du Kosovo publièrent le 2 juillet 1990 une déclaration proclamant de facto l’indépendance. Le même jour, le régime de Milosević organisait un référendum demandant si la Serbie avait besoin d’une nouvelle constitution ou de nouvelles élections. Le résultat fut conforme aux espérances des initiateurs ! Le 5 juillet, le parlement serbe retirait tout pouvoir au Parlement et aux autorités de l’ex-Province autonome (Belgrade assurera directement l’administration de la province à compter du 19 mars 1991). Ce ne sera qu’en 1995 que le président serbe proposera la réouverture du Parlement à Pristina… sous réserve que les Albanais n’aient pas la majorité ! Avec des Albanais représentant plus de 80% de la population (estimée à 1,9 million en 1991), il fallait oser faire une telle proposition !

 

Dès lors, il était évident qu’un gouvernement clandestin kosovar devait apparaître car, sur place, les autorités serbes se   livrèrent à une véritable « reconquista », avec contrôle effectif par l’armée fédérale. Ce ne sont ni la Constitution embryonnaire votée le 5 septembre 1990 à Priština, ni le référendum organisé le 30 septembre sur « le Kosovo, État libre et indépendant » qui perturbèrent les autorités serbes. Au contraire, le balancier de l’Histoire revenant dans leur direction, ce sont elles qui organisèrent le départ forcé des Albanais (encore… !). Toutefois, Milosević subit par la suite un semi-échec dans son plan de repeupler le Kosovo par des Serbes réfugiés entre-temps de Croatie et de Bosnie-Herzégovine. Il est vrai que ces derniers, qui avaient déjà dû quitter leurs foyers dans des conditions très difficiles, ne se pressaient pas pour retourner dans une région dont tous devinaient facilement la volatilité ! Il s’avérera que le président serbe avait cédé en grande partie à des demandes pressantes de ses partisans de désengorger la capitale et ses environs de ces 400 000 réfugiés.

 

Il est évident qu’il ne restait plus aux jeunes Albanais du Kosovo qu’à émigrer (on parle de 250 000 départs de 1991 à 1993), ou à rejoindre les rangs de l’Armée de Libération du Kosovo ou UÇK (Ushtria Çlirimtare e Kosoves), créée en 1992, qui commença à se signaler au début de l’année 1996 par une série d’attaques à la bombe.

 

 

            Guerre civile ou guerre de libération?[5] Montée en puissance de l’UÇK

L’UÇK ne comptera jamais plus de 35 000 hommes, dont un noyau d'ex-militaires de l'armée yougoslave et des services de sécurité (UDBA), des Kosovars et environ 1 000 « auxiliaires », principalement musulmans, en provenance de Bosnie, de Croatie, d'Arabie Saoudite, du Yémen et d'Afghanistan, ainsi que de ressortissants de pays occidentaux. Mais elle deviendra rapidement incontournable pour les Occidentaux, souvent prompts à s’enthousiasmer, selon le « mythe du Che », pour des guérilleros mal armés (initialement) et, au moins en apparence, uniquement désireux de s’affranchir de la tutelle pesante des Serbes. Pour ces derniers, évidemment, ces partisans n’étaient pas autre chose que des terroristes, des «irréguliers » qui devaient être traités comme tels. Il est vrai que, dans la foulée des accords de Dayton/Paris, le moment semblait venu, pour l’OTAN et les grandes puissances occidentales, de faire plier définitivement la Serbie dans ses différends avec ses minorités. Sauf qu’à Dayton, il n’avait jamais été question du Kosovo, et pour cause, puisque c’était le sort de la Bosnie-Herzégovine qui y fut scellé.

Entre 1996 et 1998, les actions menées par l’U 12ÇK'>  revêtiront des aspects clairement « terroristes » : attaques de forces de sécurité, exécutions de « collaborateurs », attentats ciblés, attaques ponctuelles. Dès la mi-1998, l'UÇK entreprit des opérations de grande envergure contre l'armée serbe. Mieux organisée grâce aux «conseillers» étrangers, mieux armée après le « pillage » de dépôts d'armes et de munitions albanais[6], mais aussi grâce à l'aide financière de pays musulmans, des réseaux islamistes et de certains pays occidentaux, l’organisation put diversifier ses actions sur le terrain.

Les Albanais du Kosovo voulurent dès lors mettre la question de leur indépendance sur le devant de la scène internationale, car ils se sentaient soutenus par les États-Unis et par l’OTAN. Ils se lancèrent alors dans une véritable guerre de libération. Mais la situation était quelque peu différente par rapport à celle ayant mené la Bosnie-Herzégovine à l’implosion. En effet, pas de surprise au Kosovo (Slobodan Milosević, devenu entre-temps président de la Fédération yougoslave, savait parfaitement ce qui l’attendait), peu de dépôts d’armement et de munitions en « libre-service » (la leçon avait été retenue par l’Armée yougoslave) et les Forces militaires et de sécurité que Belgrade avait déployées dans la province et aux abords de celle-ci étaient bien présentes, bien armées et sur leurs gardes. 

 

L’UÇK ne pouvait pas, cependant, abandonner la partie et, dès janvier 1998, annonçait que son but était la création de la « Plus grande Albanie », englobant tous les territoires à population majoritairement albanaise, dont le Kosovo épuré des Serbes ; en clair : l’Albanie « mussolinienne ».

 

Une offensive serbe de grande ampleur débutera en février 1998, qui entraînera évidemment des ripostes sanglantes de la part des nationalistes albanais. Les chiffres avancés sont en majorité ceux fournis par les autorités kosovares. Il est toutefois vrai que les opérations militaires ont fait plusieurs centaines de morts et provoqué l’exode de près de 300 000 réfugiés et déplacés. Mais ce n’est que très récemment que l’on a commencé à estimer le nombre des victimes serbes (pour ce qui concerne les autres minorités, réputées les alliés des uns ou des autres, un grand flou subsiste). Il est vrai qu’à l’époque, la libération des Albanais du Kosovo de la « barbarie serbe » était l’objectif avoué de la politique américaine et européenne dans la région. 

 

Les États-Unis devront s’impliquer plus directement sur le terrain, surtout après les revers essuyés par les Kosovars à la fin de l’été 1998, en prenant contact avec l’UÇK…tout en soutenant la création de la nouvelle Force Armée de la République du Kosovo (FARK), rattachée en théorie au président Rugova (et qui sera l’objet d’une grande méfiance de la part de l’UÇK, qui ira jusqu’à combattre ses « alliés » par tous les moyens…).

 

La crédibilisation de l’OTAN en tant que force de réaction était tout autant nécessaire pour les États-Unis. Il fallait donc que l’opinion internationale soit préparée à une intervention en force de l’Organisation, y compris en la convainquant que Milosević refusait toute concession. Ces allégations sont apparues ultérieurement comme partiellement infondées, puisqu’en octobre 1998, le président serbe acceptait un retrait partiel, mais d’envergure, des forces serbes du Kosovo et la vérification de celui-ci par une mission internationale. Mais cet accord, péniblement obtenu par feu Richard Holbrooke, a rapidement montré ses limites et si, dans un conflit, les torts sont souvent partagés, dans ce cas précis, ce sont les Albanais (et non les Serbes) qui ont rompu cet accord, ce dont témoignera en 2002 le général allemand Klaus Neumann, lors du procès de l’ancien leader serbe. 

 

Cependant, à l’époque, rares furent ceux qui osèrent le dire et, au contraire, la médiatisation d’un massacre de civils albanais en janvier 1999 fut largement exploitée. Le mois suivant, des entretienseurent lieu à Rambouillet, sous la pression des États-Unis, de la Russie et de l’Union européenne. Ces négociations se soldèrent par un échec, mais les raisons données en 1999 (refus serbe) sont dorénavant à moduler à la lueur des divers témoignages (y compris ceux de personnalités impossibles à qualifier de proserbes, comme Madeleine Albright) recueillis depuis. Initialement, la délégation serbe avait accepté la quasi-totalité des exigences américaines et européennes. C’est lorsque les médiateurs occidentaux proposèrent, sans crier gare et sans concertation, d’ajouter une « annexe militaire », prévoyant le déploiement de forces de l’OTAN avec accès et transit libres et illimités en RFYque Belgrade rompit le contact. Ces clauses n’étaient pas prévues initialement et un tel abandon de souveraineté était inadmissible pour Milosević. Les autorités américaines ont, à l’époque, démenti toute intention de sabotage des pourparlers de paix. Pourtant, cette proposition ne pouvait entraîner qu’une réaction virulente des Serbes et ça, les stratèges américains le savaient bien. Cette volonté d’aller à l’affrontement a été clairement explicitée par John Gilbert, ancien secrétaire d’État à la Défense britannique. Quoi qu’il en soit, il est clair que le Gouvernement américain avait cherché  et trouvé le moyen de mener des opérations de guerre en Serbie. Rambouillet fut donc un échec et les Kosovars signèrent seuls le texte, sachant que l’autonomie proposée devait être suivie d’un référendum sur l’indépendance, trois ans plus tard, dont l’issue ne faisait, pour eux, aucun doute.

La situation de l’UÇK était devenue suffisamment difficile pour que la majorité de ses effectifs quitte le Kosovo pour se réorganiser, avec l’aide matérielle et technique des États-Unis (l’influence des courants maoïstes au sein de l’UÇK était devenue quasiment nulle à cette époque). Les « volontaires » de la diaspora seront « invités » par les nationalistes kosovars à se présenter et aussi à « cotiser spontanément ». Les chiffres avancés pour cette période en Allemagne, en Suisse (2000 DM par mois) et en France (moitié du salaire) sont édifiants.

Mais le « sauvetage du Kosovo par les armes » voulu par les États-Unis s’avérera complètement inefficace et improductif. Le refus serbe du plan de paix entraînera, dès les jours suivant la réunion de Rambouillet, le début des campagnes de bombardement sur la Serbie (24 mars 1999). Ces frappes, parfois mal préparées et réalisées (« bavure » sur l’ambassade de Chine à Belgrade, destruction de maquettes de chars et de matériels militaires…) ont mis à jour un certain nombre de lacunes en matière de renseignement (géo-localisation approximative, « oubli » d’une des grandes spécialités des pays de l’Est : la technique de la déception - fabrication de leurres-), mais aussi une méconnaissance de certains fondamentaux de la nation serbe qui n’est jamais si forte que quand elle est attaquée et qu’elle se soude, par réaction, derrière son chef.

 

Les réactions de vengeance serbes furent exacerbées par la stratégie occidentale (américaine en l’occurrence) et les opérations de purification ethnique s’en trouvèrent accélérées. Ce n’était pas faute d’avertissements de la part des autorités serbes, qui avaient bien prévenu que des bombardements sur la Serbie entraîneraient une politique d’expulsion de tous les Albanais du Kosovo. Et c’est bien ce qu’il se produisit pour la majorité de ceux-ci (une nouvelle fois…), qui fuirent dans les pays voisins ou ouest-européens. Á cette époque, entre 80 et 90% des Kosovars seront réfugiés ou déplacés. Les déplacements forcés seront souvent accompagnés de violences physiques (certains avancent le chiffre de 10 000 exécutions sommaires), de la destruction ou la confiscation des biens kosovars, mais aussi, souvent, des documents d’identité. Mais l’OTAN ayant persisté onze semaines durant dans ses frappes, un accord sera obtenu le 9 juin 1999, accord qui conduira à la paix.  Certains points ne pouvaient qu’entraîner des dérives, entre autres l’autonomie substantielle accordée, mais sans aboutir à un référendum sur l’indépendance (comme le voulaient les Kosovars). L’accord incluait également la démilitarisation de l’UÇK (ce qui était difficile à envisager pour celle-ci et illusoire pour les Serbes). En ce qui concerne le désarmement de l’UÇK, les membres de l’organisation seront clairs dès le début[7]: « Ne pensez pas qu'on rendra quoi que ce soit, si ce n'est du rebut. On a déjà ramené tout l'armement en Albanie, et les gens ici cacheront leurs armes légères. Il n'y aura plus de massacres de civils au Kosovo ».

 

Dès le lendemain de la signature de l’accord, les forces serbes commencèrent à se retirer du Kosovo et l’ONU vota la résolution 1244, par laquelle le Kosovo retrouvait une autonomie élargie, mais au sein de la Fédération yougoslave. L’immense frustration des Kosovars se traduisit dans les faits par des vengeances et des pillages et les organisations internationales (en particulier l’OSCE) recueillirent des dizaines de récits plus atroces les uns que les autres, où les Serbes et les Roms, ainsi que d’autres minorités, étaient évidemment les victimes. Dans le cas de Roms, certains chroniqueurs, à la suite des Kosovars, les rangèrent dans la catégorie des collaborateurs. Mais ce n’est pas un amour des Serbes qui les y poussa car, dans les Balkans, ces populations se sont toujours mises au service des autorités pour en tirer des avantages[8]. De fait, la très grande majorité des non-Albanais fuira le Kosovo et le but (non avoué mais évident) d’un Kosovo ethniquement pur sera quasiment atteint.

 

Mais les nombreux observateurs internationaux, témoins des exactions, n’ont fait « remonter », la plupart du temps, que celles commises par les Serbes. Celles-ci ont, bien sûr, été plus nombreuses que celles commises par les Albanais, mais ces dernières ont été très réelles et pas plus « acceptables » que celles de leurs ennemis. L’UÇK a au moins autant de sang sur les mains que les forces serbes. Toutefois, il est curieux de constater que, lorsque des enquêtes sur les crimes de guerre seront lancées en 2009 par le TPIY, aucune mise en accusation de membres de l’Armée de libération ne débouchera, initialement. Un certain nombre de preuves de menaces sur témoins ont été rapportées, il est vrai, qui ont dissuadé les personnes qui auraient pu apporter des éléments concrets aux enquêteurs.  Quand on connaît le modusoperandidu Milieu albanais en général, y compris au sein de la diaspora (ce ne sont pas les polices européennes qui diront autre chose), on peut comprendre que les témoins potentiels aient hésité ! Or, l’UÇK, qui avait permis à de nombreux « personnages » de la pègre albanaise de gagner à peu de frais une certaine respectabilité, protégeait de la même manière ses membres. Même Carla del Ponte, ex-Procureur en chef du tribunal, s’est toujours montrée particulièrement prudente sur certains sujets.

 

 

            Fin de la guerre, mais début d’une situation chaotique

 

Devenu du jour au lendemain une sorte de protectorat provisoire, régenté par un administrateur de l’ONU, le Kosovo se réveillera dans un état cauchemardesque. Province déjà la plus misérable de l’ex-Yougoslavie, les années de guerre l’auront laissé exsangue. Pour maintenir une situation aussi calme que possible et éviter le cycle massacres/vengeance/représailles, ce seront plus de 45 000 hommes qui devront être déployés au sein de la Force internationale (KFOR), sur un territoire d’une superficie d’à peine 10 800 km², soit moins vaste que la Jamaïque ou la Gambie. 

 

L’apprentissage de la vie politique s’avérera délicat. Le début de l’époque 2001-2010 sera marqué par l’élection de la première assemblée le 17 novembre 2001 et celle du premier président du Kosovo, Ibrahim Rugova, le 4 mars 2002. Mais ces événements heureux (pour les Kosovars) seront vite supplantés par les visées indépendantistes de l’ensemble de la classe politique locale, puisque Rugova lui-même, nationaliste pourtant  modéré, précisera clairement sa position et ses vues : celles d’un Kosovo indépendant, libre et intégré à l’Europe. Le décès du président, le 21 janvier 2006, ouvrira la voie à de nouveaux leaders politiques, souvent plus radicaux que celui que son érudition, son amour de la paix et sa sagesse avaient fait qualifier de « Gandhi du Kosovo ». 

 

Mais durant les années de la présidence Rugova, aucun changement majeur ni aucune avancée ne seront constatés et le blocage intercommunautaire subsistera, quand il ne s’aggravera pas. Il apparaîtra de plus en plus qu’une impossibilité de fait de vivre ensemble s’établira clairement. Une solution, envisagée de longue date,  commencera  à être clairement définie comme LA solution : l’indépendance. C’est l’administrateur de l’ONU lui-même qui le déclarera, en mars 2007, précisant que « pour une période transitoire », un représentant international devrait être désigné par l’UE et assisté par l’OTAN. Mais sa vision d’une société multiethnique  était sans doute illusoire, car les groupes minoritaires, dont les Serbes, n’avaient plus, à de rares cas près, voix au chapitre depuis longtemps. Affirmer qu’il fallait leur garantir une représentativité normale et réaliste au sein du Parlement semblait une gageure. Les plus inquiets étaient évidemment les Serbes qui craignaient d’être, de fait, contraints pacifiquement ou, plus sûrement sous la menace, de quitter le Sud de la province. De même, les Albanais du Nord de la province avaient aussi tout à craindre. 

 

La situation apparaissait définitivement bloquée, ce qui conduisit la province à déclarer unilatéralement son indépendance le 17 février 2008. Manifestement soulagées, la plupart des grandes puissances occidentales ont reconnu le nouvel  État[9], confortées qu’elles ont été en cela par la décision de la Cour internationale de justice de La Haye qui a certifié que cette déclaration d’indépendance ne violait ni le droit international, ni la résolution 1244 du Conseil de Sécurité de l’ONU, ni le cadre constitutionnel. En fait, la CPI a essentiellement joué un rôle de chambre d’enregistrement, en se référant au droit international, dans lequel rien n’empêche de prendre acte de cette déclaration, donc de reconnaître l’indépendance. Incidemment, celle-ci a été également reconnue par de nombreux pays en voie de développement, grâce, selon certaines sources, à certains « dons » en espèces… - le cas des Maldives et des « subventions » octroyées par… le futur (et éphémère) président kosovar Behxhet  PACOLLI est, à ce sujet, caractéristique…).

 

La réaction des dirigeants serbes, soutenus par la Russie, fut tout d’abord de type populiste (« l’indépendance du Kosovo ne serait jamais reconnue ») avant d’évoluer au fil des mois et de voir les mêmes entamer des négociations en vue d’une normalisation dont les contours n’étaient pas, il est vrai, clairement définis. Il est toutefois peu probable de voir les Kosovars revenir un jour sur l’indépendance acquise, et il paraît peu vraisemblable que les Serbes acceptent de voir le Kosovo et toute sa symbolique leur échapper. À moins qu’une promesse d’intégration à l’UE, à l’OTAN et aux grandes instances internationales ne l’emporte ? Mais l’improbable restant une constante dans l’histoire serbe, tout comme d’ailleurs  le jusqu’au-boutisme, il n’est pas sûr que les promesses fassent renoncer à ce qui a été le fondement de la politique kosovare de Belgrade depuis des décennies. Par ailleurs, sans en exagérer l’importance, la frange nationaliste extrémiste reste encore vivace en Serbie et un renoncement au Kosovo représenterait un danger très concret, aussi bien politique que physique, pour les dirigeants serbes qui prendraient une telle décision.

 

 

            La République du Kosovo et sa classe politique sont-elles crédibles ?

 

La période de guerre a vu émerger une classe « politique » directement issue des rangs de l’UCK[10]. La disparition d’Ibrahim Rugova, seul représentant (ou presque) de l’intelligentsia kosovare non  « marquée » par une appartenance  à l’ex-LCY (Ligue des Communistes de Yougoslavie), a laissé le champ libre à ces nouveaux « politiciens », soupçonnés pour la plupart d’avoir des liens avec le Milieu du crime organisé. Pour ceux qui s’étonneraient de ces (forts) soupçons, il convient de rappeler qu’un mouvement, qu’il soit qualifié de mouvement de libération, de mouvement révolutionnaire ou subversif doit, pour être efficace et visible, avoir des agitateurs sur place, mais pour survivre, doit aussi disposer d’un système de recrutement, de structures politiques, stratégiques et surtout financières hors du territoire. Et dans le dernier cas, il faut « savoir composer », pour parler pudiquement… Or, l’UÇK, bien organisée, l’a très rapidement compris et a préparé de manière très habile sa prise du pouvoir, avec l’aide d’un certain nombre de « conseillers » occidentaux. Possédant une diaspora nombreuse dans laquelle le Milieu faisait régner une loi sans partage, les nationalistes kosovars en tirèrent les moyens humains, financiers et logistiques nécessaires. Cette organisation hors Kosovo permit, entre autres, aux nationalistes de ne manquer ni de moyens financiers, ni d’armes adaptées à la lutte de guérilla et à la politique de terreur programmées dès le début de 1996 selon les uns, en gestation depuis 1991 selon les autres. 

 

L’origine de l’UÇK semble devoir être rattachée au Front de Libération Nationale du Kosovo, qui mena des actions terroristes dès 1974 en Yougoslavie. Une union des divers groupes (dont le FLNK) ou groupuscules d’opposition, la plupart d’origine marxiste ou maoïste et inspirés par le Tirana d’Enver Hodja s’opérera dans les années 80 et donnera naissance au Mouvement pour la République albanaise de Yougoslavie (LRSHJ), puis au Mouvement Populaire du Kosovo (LPK), duquel sera issu l’UÇK en 1992.

 

Officiellement, le financement de l’UÇK provenait de « donations volontaires » de la diaspora kosovare en Europe, via des organisations qui, comme le LPK ou l’Alliance Démocratique des Albanais en Allemagne (DVAD) ont par exemple récolté des donations au profit du fond « Vlendlindja Thërret » (l ’Appel de la Patrie) basé en Suisse. Il sera «vivement recommandé » aux membres de la diaspora de réserver 3 % de leurs revenus mensuels pour la cause. À l’époque, ces donations représentaient une rentrée d’environ un million de dollars par mois. Les plus gros donateurs se verront récompensés ultérieurement et le cas de Bexhjet Pacolli sera le plus caractéristique.

 

Les trafics en tous genres ont constitué l’autre source de revenus de l’UÇK, grâce aux nombreuses interconnexions entre ses instances dirigeantes et le Milieu albanais. Les filières mafieuses, très impliquées dans le trafic de stupéfiants, la prostitution ou l’escroquerie, sachant se protéger des indiscrétions par la terreur, permirent aux donateurs agissant dans ces domaines de s’acheter une crédibilité et des postes ultérieurs. On vient par ailleurs de «découvrir» fin 2010 que les trafics auraient aussi concerné le domaine, très lucratif, des organes humains, vendus « sur commande » pour des transplantations à de richissimes clients. 

 

Dès le début des années 2000, les connexions entre l’UÇK et les mafias avaient pourtant été présentées au grand jour. On « découvrit » alors que les nombreuses filières du Milieu albanais avaient été mises à profit pour faire passer, non seulement de la drogue, des prostituées et des travailleurs clandestins, mais aussi des armes, de l’argent et des volontaires. Mais ces trafics n’étaient pas une nouveauté, tout comme les contacts des agitateurs kosovars avec le Crime organisé au sein de la diaspora (le cas des frères Gervalla était bien connu, y compris des Services yougoslaves de l’UDBA qui les liquidèrent en 1982). Déjà, en 1987, le premier laboratoire de transformation d’héroïne, lié au LPK, avait été démantelé à Priština. Peu après la création de l’UĆK, en 1994, de nombreuses arrestations de trafiquants albanais d’armes et de drogue auront lieu en Macédoine, coupant temporairement les flux. Mais les besoins d’argent de l’organisation allèrent croissant et, pour compléter les revenus issus de la drogue, diverses escroqueries furent « mises en œuvre ». En 1997, « l’affaire du Sentier », à Paris,  en fut un parfait exemple. Plusieurs membres du LDK furent interpellés, dont Besim Elshani, que l’on retrouvera plus tard.

 

Mais l’UĆK avait d’autres ambitions en 1997 et décida de passer à la phase « libération nationale ». Le besoin en armements sera alors très important et, si les premières « livraisons » provinrent des arsenaux albanais « pillés »[11] (plus d’un million d’armes confiées à des « transitaires » mafieux en direction du Kosovo), les cargaisons suivantes seront « importées » de divers pays européens, grâce aux mafias balkaniques ou italiennes. Il ne faut pas oublier que le Milieu « yougoslave », très actif en Europe de l’Ouest dès les années 60, est toujours resté en contact, à défaut d’être uni, en dépit des vicissitudes de l’histoire. À partir de mars 1998, les grands parrains mafieux albanais et kosovars commenceront à  acquérir une certaine légitimité (tout en faisantfortune, évidemment…). On y rencontrera des personnages tels que Princ Dobroshi, Besim Elshani (celui de l’affaire du Sentier), Hajdin Sejdiha, Agim et Ekrem Gashi, un des frères Jashari (chef de la mafia kosovare de Münich, dont l’aîné est le premier héros de l’UÇK), Ekrem Lluka, Ethem Ramadani… et un certain Behxhet Pacolli ! Il est évident que les affaires seront bonnes puisque, lorsque les avoirs de la LDK seront (brièvement) gelés en Suisse en 1998, le trésor de guerre se montait à 8 millions de Francs suisses ! L’UÇK ne disposait « que » de 1,8 millions !

 

Pour pallier les interdictions bancaires, les « porteurs de valise » se succéderont sur le chemin du Kosovo. Pour l’un d’entre eux au moins, cela a dû mal finir car, chargé de convoyer un banal sac en plastique contenant 100 000 Deutsch Mark, qu’il devait « remettre à une tierce personne », un jeune Kosovar de 26 ans résidant en Allemagne oublia son chargement dans un snack bar, où il s’était accordé un moment de détente. Personne, bien sûr, n’avait vu le dit sac quand il était venu le réclamer[12] !!

 

Au centre de la gigantesque toile d’araignée qui va des champs de pavot afghans à l’extrémité occidentale du continent européen, on trouve les réseaux « Zeka » de Xhavit Haliti, ancien chef des Services spéciaux de Tirana (Sigurimi). Parmi les innombrables activités de ce personnage, certaines sont officielles (il fut l’un des représentants de l’UÇK à Rambouillet), d’autres sous couverture officielle (représentant de Hashim Thaçi à Tirana) concernent directement les activités secrètes de l’UÇK (« service achats »). Actuellement, Haliti est souvent désigné comme « le pouvoir derrière Hashim Thaçi ». Il se dit que, les ressources liées à l’effort de guerre s’étant peu à peu taries, il a dû se tourner vers le crime organisé à grande échelle, pour conserver un standing de vie acquis pendant la guerre (drogue, prostitution, trafic d’armes etc.). Persona non grata dans plusieurs pays, dont les États-Unis, il semble être le vrai « patron » (ou parrain) du Milieu kosovar. Sa position aux côtés d’Hashim Thaçi, même si « le Serpent »[13] a toujours su s’entourer de « compétences », n’en est que plus choquante.

 

Certains personnages  de l’appareil du PDK se sont contentés de rester plus ou moins dans l’ombre en s’occupant de financements, mais d’autres, directement issus de l’organigramme de l’UÇK, ont un lourd passé : Sabit Gashi, ancien chef de bande de voyous (en 2000, Ministre de la Culture…), Ramush Haradinaj (Premier ministre jusqu’en 2005), ancien videur de boîte de nuit, Ghani Thaci, frère aîné de l’actuel Premier ministre, responsable du blanchiment d’argent en 2000, ou encore  Menduh Thaçi, numéro deux du Parti démocrate albanais, membre de la coalition gouvernementale en Macédoine en 2000, réputé être le grand « parrain » du trafic entre la Macédoine et le Kosovo.

 

La montée du crime organisé vers le pouvoir est à imputer en priorité aux États-Unis et à l’UE, car l’UÇK, interlocuteur désigné comme « privilégié » et rapidement devenu incontournable des grandes puissances, se sentira pousser des ailes et estimera avoir les coudées franches. Une nouvelle fois, le pari fait sur un groupe, dont la stratégie terroriste et les visées réelles n’étaient pourtant un secret pour personne, aura encore échoué en fin de compte! Lord Paddy Ashdown, très impliqué dans les Balkans (Bosnie-Herzégovine et Kosovo) en témoignera d’ailleurs lors du procès Milosević. Les nationalistes kosovars seront, en outre, parfaitement guidés dans leur stratégie de communication et leurs chefs ne feront aucune difficulté à se vanter de leurs exactions devant les nombreux journalistes avides de « scoops ». Ces opérations avaient évidemment pour but de provoquer la vengeance des Serbes qui, en dépit de l’attention toute particulière qui leur était portée dans ce domaine, ne se privaient pas de riposter, parfois avec encore plus d’intensité, s’attirant aussitôt de fermes condamnations et la réprobation mondiale.

Pendant longtemps, on a admis que les Serbes avaient perpétré le plus d’exactions durant l’ensemble du conflit. Mais certains observateurs avertis, comme lord George Robertson, ancien ministre de la Défense britannique, ont fait remarquer que, jusqu’en janvier 1999, à la veille de la réunion de Rambouillet, « l’UÇK était responsable de plus de morts au Kosovo que les autorités yougoslaves » !

 

Car l’UÇK, avant son arrivée effective au pouvoir, tirera les ficelles dans tous les domaines, en s’appuyant sur les structures « sœurs » des mafias albanaises de Macédoine et des différentes régions d’Albanie, qui feront du nouvel Etat un véritable « paradis mafieux », en bénéficiant de la plus complète impunité, en raison d’un noyautage total des institutions. Il en sera ainsi jusqu’à l’Académie de police, créée en septembre 1999, au sein de laquelle les instructeurs occidentaux découvriront un certain nombre de repris de justice ou de malfaiteurs chevronnés et recherchés par Interpol ! Dans le même temps, l’UÇK, supposée désarmer ses troupes, continuait à acheter de l’armement de manière clandestine. Il faudra une conférence des ministres de l’Intérieur de l’arc alpin[14]pour dresser un constat alarmant de la situation et démontrer clairement que les dirigeants de l’UÇK étaient eux-mêmes complètement impliqués dans le « dépeçage économique » du Kosovo[15]. Au début des années 2000, les règlements de comptes seront d’ailleurs nombreux pour la répartition « territoriale » et les « parrains » abattus, sans être des dirigeants de premier plan, en étaient des proches. Le triangle Tetovo-Tirana-Priština sera qualifié en 2000, à juste titre, de « petite Colombie ».

 

Dès le début du mois de juillet 2010, la mission européenne EULEX, qui a succédé à celle des Nations unies, arrêtait Fahrudin Gashi, accusé de crimes de guerre à Lipjan. Puis, fin juillet, elle procédait à une perquisition au domicile d’Azem Syla[16], oncle du Premier ministre Hashim Thaçi. En fait, les deux faits sont liés aux « confessions » de Nazim Bllaca, un ancien des « Aigles noirs », qui venait d’avouer de nombreux meurtres, tentatives d’assassinat et intimidations, en tant qu’homme de main du SHIK, les services secrets officieux du PDK (le parti du Premier ministre, émanation de l’UÇK). Il dénoncera« un groupe très étroit de profiteurs et de criminels » dont Kadri Veseli, le chef du SHIK, Azem Syla, oncle de Hashim Thaçi, le ministre Fatmir Limaj, etc. Il s’avère que ce tueur, Gashi et Syla travaillaient ensemble et que leur mission semblait consister à faire disparaître ou taire les rivaux politiques du PDK, dont les fidèles du LDK d’Ibrahim Rugova. Bllaca précisera qu’il avait reçu comme mission d’Azem Syla de tuer un témoin gênant pour Fatmir Limaj. Fahrudin Gashi aurait également, pour sa part, fait taire un témoin potentiel contre le même Limaj.

 

Ce dernier, ministre des Transports de l’avant-dernier gouvernement, surnommé le « commandant Corruption »[17], avait été inquiété en 2005, mais, il avait été acquitté « faute de preuves » des accusations de crimes de guerre formulées contre lui pour des meurtres de civils serbes et kosovars dans le camp de prisonniers de l’UÇK de Lapušnik en 1998.

 

Et fin 2010, un certain nombre de révélations mettront à jour la véritable personnalité de certains leaders « historiques » et leurs activités avant, pendant et après la guerre « de libération ». Sous le titre « Les sales dossiers de l’UÇK »[18], de nombreux médias  s’intéresseront de près à ceux que la Communauté internationale a poussés depuis dix ans sur le devant de la scène, en faisant des interlocuteurs écoutés, présentant tous les gages d’une respectabilité de bon aloi.

 

Certains avaient pourtant déjà eu maille à partir avec la justice précédemment, mais s’en étaient toujours tirés sans trop de problèmes et seuls quelques « lampistes » avaient  dûrendre des comptes à la justice. Les Ramush Haradinaj, Fatmir Limaj, Fahrudin Gashi ou Azem Syla jouissaient d’une totale impunité jusqu’ici, occupant des fonctions gratifiantes et honorés comme des héros nationaux (évidemment par les seuls Albanais). Le premier avait, certes, dû abandonner son poste de Premier ministre en 2005, mais sans être inquiété outre mesure[19]. Il vient toutefois d’être rattrapé par son passé et la justice, et le TPIY a ordonné, en juillet 2010, qu’il soit rejugé, ainsi que ses deux co-accusés, Idriz Balaj[20] et son oncle, Lahi Brahimaj[21]. Seul le dernier avait écopé de six ans de prison lors du premier procès, en 2008 ; les deux premiers avaient été acquittés alors qu’une peine de vingt-cinq ans de prison avait été requise, pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité ! Il faut dire qu’une vingtaine de témoins avaient subi des pressions de la part des accusés et de leurs amis et avaient refusé de témoigner avant que le Tribunal ne les y contraigne (quatre d’entre eux mourront d’ailleurs dans des circonstances plus que troubles). Les trois hommes ont été placés en détention à La Haye dans l’attente du procès, où ils devront répondre de plusieurs chefs d’accusation, dont meurtre, traitement cruel et torture sur plus de soixante civils serbes et albanais[22].

 

Le 28 février 2011, le procès de deux autres anciens chefs de l’UÇK devait s’ouvrir[23]. Sabit Geci et Riza Alijaj, accusés d’avoir dirigé les camps de prisonniers de Kükes et Cahan, dans le Nord de l’Albanie, où de présumés « collaborateurs » du régime serbe et des sympathisants de la LDK de Rugova auraient été détenus et torturés. Il prendra toutefois deux semaines de retard.

 

 Des témoins ont été cités. Certains ont témoigné avoir vu divers hauts responsables au camp de Kükes[24]. Tous dénoncent les mauvais traitements et actes de barbarie subis durant leur détention. Plusieurs responsables ou hommes de main de l’UÇK sont directement concernés par cette affaire, dont Liman Geci, Xhemshit Krasniqi, Milaim Zeka d’Obri, Kadri Veseli de Likoc, Azem Syla de Kishnareka, Jakup Krasniqi (Président de l’Assemblée kosovare et président par intérim après la démission forcée de Behxhet Pacolli fin mars 2011 !!), Fatmir Limaj (qui se disait appartenir au SHIK), Bedri Halimi, un certain Haziraj (prénom inconnu), de Llausha, conducteur de Sabit Geci, Pjetër Shala, dit ‘Ujku’ (Le loup),  Agron Krasniqi, Haki Drenica, Agim Çeku, Osman Kryeziu (ancien Procureur général à Priština !),  Bashkim Lama, Ramadan Selimi  (pseudonyme « commandant  Dani »), « Loçka »,  Daut Hajredinaj  (à ne pas confondre avec Daut Haradinaj).  Quelques-unes des personnes mises en cause ont d’ores et déjà complètement rejeté ces accusations: l’emblématique Agim Çeku en disant qu’il n’avait jamais séjourné dans une unité de l’UÇK en Albanie (sic !) et… qu’on avait dû le confondre avec quelqu’un d’autre, le journaliste Milaim Zeka en prétendant que c’étaient les habituelsmensonges fabriqués par les Services serbes pour le discréditer (re-sic), l’ancien  procureur général  Osman Kryeziu en confirmant qu’il avait été membre de l’UÇK, mais déclarant : « J’ai travaillé et aidé et j’ai contribué tant que j’ai pu pour l’État, car c’était une obligation et rien d’autre». Rien de bien crédible jusqu’ici…

Le 14 mars, ce procès s’est enfin ouvert, mais l’incertitude pèse toujours sur la présence, ou non, des témoins à charge. La peur est toujours palpable et les menaces toujours efficaces.

Les « coups de pied dans la fourmilière » se poursuivent pourtant et, le 16 mars, huit personnes étaient arrêtées, non sans quelques difficultés (dues à l’obstruction des policiers de Prizren) par les forces de police d’EULEX, accompagnées d’une unité des forces spéciales de la police kosovare. Dans le cadre de la même opération, une neuvième personne allait être arrêtée « à l’étranger »[25]. Les neuf sont soupçonnés de meurtres et tortures contre des Kosovars, des civils serbes et des prisonniers de guerre en 1999.

Et récemment, de manière plus surprenante, c’est Blerim Kuçi, maire de Suhareka, qui a été arrêté par EULEX[26]mais, en ce qui le concerne, c’est parce qu’il avait refusé de répondre aux questions de la justice… En effet, il s’agit d’un ancien des FARK d’ Ibrahim Rugova, qui avait été arrêté par l’UÇK et avait échappé à une condamnation à mort prononcée par le « tribunal » de l’organisation. Il ne s’agit pas de son premier refus de répondre à des questions concernant les crimes commis à Kleçka (près de Mališevo), qui reste à ce jour un centre de détention de l’UÇK de sinistre mémoire. 

 

Les « élites » kosovares donnent une triste vision de ce pays, dont la reconnaissance était supposée ramener la stabilité dans la région ! Et ce n’est pas le dernier épisode autour de Behxhet Pacolli qui va redonner confiance au monde politique international ! Personnage particulièrement atypique dans l’Europe du 21è siècle, cet entrepreneur milliardaire[27] basé en Suisse, à Lugano, qui a été un des grands argentiers de l’UÇK, est apparu sur la scène politique à la fin 2010, à la tête de son propre parti, l’AKR (Alliance pour un nouveau Kosovo). Celui qui a dans ses relations la plupart des dirigeants du Kremlin (et appartient, es qualités à l’oligarchie locale), mais aussi Muammar Khadafi ou encore les présidents des diverses républiques d’Asie centrale et dont les modèles avoués sont, curieusement, le maréchal Tito et… Behxhet Pacolli est un self made man  sans aucune formation politique. Ses programmes électoraux, très populistes, ont attiré un certain nombre de politiciens, mais sa formation rayonne peu et n’a obtenu que très peu de voix lors des élections de 2007. Après la proclamation de l’indépendance en 2008, il sera l’artisan d’une campagne très active pour la reconnaissance de la nouvelle république[28]. Mêlé, en Russie, à la plupart des scandales financiers de l’époque Eltsine, il sera également sous les feux de l’actualité dans ces mêmes « spécialités » en Suisse où, outre ses activités de soutien financier des nationalistes kosovars, il sera associé à de nombreux scandales de corruption et au blanchiment d’argent à la fin des années 90, sans que la justice helvétique n’arrive à prouver quoi que ce soit contre lui.

Il sera finalement élu le 22 février 2011 non sans difficulté[29]avec comme principale base de programme l’intention de faire du Kosovo une zone économique libre. Il se déclarera clairement pour une ouverture du Kosovo, pas seulement vers les États-Unis, mais aussi vers la Russie et les pays arabes. Mais Behxhet Pacolli n’aura pas le temps de savourer sa victoire, car son élection sera invalidée le 28 mars par la Cour constitutionnelle du Kosovo[30]. Son inclination pour Moscou n’y est, peut-être, pas totalement étrangère non plus…

Après les élections générales mouvementées de septembre 2010 et les nombreuses affaires de fraude et de corruption, l’avenir de la coalition PDK-AKR semblait déjà très compromis. La décision de la Cour constitutionnelle plonge à nouveau le Kosovo dans la crise et fragilise le Gouvernement, car le seul objectif de l’AKR était la présidence de la république, poste certes honorifique, mais particulièrement utile au développement de l’aura de son chef. Par ailleurs, le PDK pourrait exploser et son chef subir un certain nombre de défections ou d’attaques. Fatmir Limaj, récemment arrêté par EULEX, semble hors jeu. Il pourrait cependant entraîner dans sa chute d’autres anciens barons de l’UÇK et, pourquoi pas,  le Premier ministre, ce qui serait sans doute assez logique, mais qui ouvrirait la voie à d’autres « loups aux dents longues » car l’opposition démocratique ne paraît pas en mesure de proposer seule une alternative crédible. Une grande partie de la classe politique kosovare devrait sans doute être touchée et les procès contre les anciens dirigeants de l’UÇK risquent de peser très lourd sur l’avenir de la république, en particulier si l’explosif rapport Marty est confirmé lors de ces séances. Comme tous les voyants économiques et sociaux sont également au rouge, que des bruits de « braderie » des mines de Trepça par le gouvernement se font entendre, la marche vers l’Europe du Kosovo devrait encore être très longue…

 

Car ce rapport[31], dont l’auteur est le député suisse Dick Marty, pourrait constituer l’arrêt de mort du système mis en place par le PDK et, avant lui, par l’UÇK. Adopté le 25 janvier par l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe[32], il fait sortir de l’ombre une vieille histoire, au sujet de laquelle des bruits couraient depuis longtemps : le trafic d’organes prélevés sur des détenus (prisonniers de guerre serbes, civils serbes, kosovars, roms ou d’autres nationalités européennes), organisé dès 1999 par l’UÇK. Il faut noter que Shaip Muja[33], au centre du trafic selon les accusations, a été conseiller du Premier ministre kosovar, Hashim Thaçi pour les questions de santé, jusqu’à récemment !  Selon le rapport Marty, il aurait joué un «rôle capital» pendant «plus de dix ans» dans des réseaux internationaux spécialisés dans le trafic d’êtres humains et les actes chirurgicaux illicites.

Les premières inculpations ont eu lieu, les premières arrestations dans le cadre de l’affaire aussi. Manquent encore les preuves formelles[34] et des témoignages probants et confirmés. L’affaire des camps de Kükes/Cahan (mise en accusation de Sabit Geci et Riza Alijaj) mentionnée plus haut devrait constituer le premier acte des révélations d’une période sombre et contribuer à la démythification de l’UÇK, quoi qu’en disent certains. Que les accusations soient fondées ou non, la justice en décidera, à condition que l’on protège réellement les témoins et leur incognito. Il n’en reste pas moins que plusieurs centaines de personnes ont disparu après le retrait des troupes serbes du Kosovo et qu’il y a sans doute une ou des réponses. La découverte de fosses communes, comme après tout conflit, apportera sans doute quelques éclaircissements, mais pour les autres ?

 

Si l’accusation de trafic d’organes est confirmée, ce serait un pas de plus dans l’horreur dans une région qui en a déjà connu beaucoup, rien que dans son histoire moderne.  Sans président, avec un gouvernement en passe de « sauter », avec une classe politique discréditée et gangrénée par les mafias, avec tous les indicateurs au rouge et une économie sous perfusion et maintenant avec la découverte de méfaits particulièrement condamnables commis par des « héros de l’indépendance », l’avenir du Kosovo, cette république « en kit », fabriquée de bric et de broc, est à présent en pointillés. Le pari sur la stabilité du Kosovo pour garantir celle de la région devient tous les jours un peu plus une utopie.

 

Alors quelle peut être la suite de l’histoire ? L’arrivée d’une présidente « surprise », le 8 avril 2011, après la démission de Behxhet Pacolli, n’est sûrement pas la panacée. Général de police de 36 ans (!), madame Jahjaga a clairement été imposée par les États-Unis, au point que certains parlent[35] à présent de «Dell…ocratie» à Priština, du nom de l’ambassadeur américain, Christopher Dell… Le compromis entre les grandes factions rivales (PDK, ARK et LDK), inconcevable quelques jours plutôt a, en effet, été obtenu lors d’une réunion provoquée par l’ambassadeur Dell. Il s’est concrétisé par une entente sur la personnalité d’Ahtifete Jajhaga, qui devient ainsi la première femme président d’une république dans la région des Balkans[36]. Après des études de  droit à Priština, elle a été interprète auprès de la Police du Kosovo, puis a été formée aux États-Unis, en particulier au FBI et au département de la Justice, ce qui est, forcément, un gage de sérieux. Précédée d’une excellente réputation, elle n’a pourtant aucune expérience politique, ce qui, dans son cas, a peut-être été un avantage. Son ascension rapide dans la hiérarchie policière est également sujette à discussion et il n’est pas certain que, dans un pays encore très traditionnaliste,le fait d’être une femme soit l’argument qui réconciliera les ennemis d‘hier (il faut noter que l’autre candidat était également une femme). La fonction présidentielle reste, en outre, très marginale et, en tout état de cause, madame Jajhaga ne devrait être qu’un président de transition, car la réforme constitutionnelle en cours (comme beaucoup d’autres, d’ailleurs…) prévoit d’instaurer une élection présidentielle au suffrage universel avant la fin de l’année. 

 

Depuis l’administration Clinton et surtout la présidence de George W. Bush, Washington est très présent au Kosovo. Mais les menaces brandies (pas toujours très fermement) sur l’économie souterraine et le sacrifice des anciens amis sur l’autel de la recherche de stabilité seront-ils suffisants pour dépassionner le débat et ramener un semblant de sérénité et de respectabilité dans les instances kosovares ?  Rien n’est moins sûr. À moins que l’appel du billet vert ne soit, ici aussi, l’argument qui fera se retrouver unis les intervenants de la scène politique kosovare. Mais pour l’Europe, le « trou noir » des Balkans est loin d’être comblé et la menace d’un retour de l’instabilité n’est pas à écarter, surtout si certains acteurs spécialisés dans l’agitation et la manipulation entrent en jeu en exploitant les dissensions internes et la fragilité des États de la région (Bosnie-Herzégovine, Macédoine et, bien sûr, Kosovo), quitte à jouer sur des aspects religieux pour parvenir à leurs fins. En ce qui concerne le Kosovo, ce danger se double d’un risque de voir les Mafias ne pas accepter de perdre une de leurs principales plaques tournantes, en particulier pour les stupéfiants, les armes et la traite des êtres humains.

 

 

 

 

© ESISC 2011



[1] La chronologie historique a été inspirée par l’étude récente de l’université de Laval (Canada). Voir  le site  http://www.tlfq.ulaval.ca/axl/europe/kosovo.html

[2] 21ème Division de montagne de la Waffen SS « Skanderbeg ».

[3] 13ème Division de montagne de la Waffen SS « Handschar ».

[4] Dont des membres d’un clan qui fera parler de lui plus tard, les Jashari.

[5] Lire l’analyse du livre «  First do no Harm: Humanitaria Intervention and the Destruction of Yugoslavia » du professeur David N.Gibbs sur le site Mondialisation.ca en date du 3 septembre 2009. Parfois iconoclaste, cette analyse dérangeante présente une vision nouvelle et souvent plus conforme des événements du Kosovo.

[6] Le pillage a été très fortement mis en cause, Tirana aidant indirectement la rébellion sans se compromettre en pleines négociations d’association à l’OTAN !

[7] Propos de leaders kosovars lors d’entretiens avec la KFOR.

[8] Lire « Le Pont sur la Drina » d’Ivo Andrić, où le bourreau commissionné par l’occupant turc est un Tzigane sans scrupule, honni …par la population serbe 

[9] À commencer par les États-Unis, le président George W. Bush déclarant le 19 février 2008, lors d’une tournée en Afrique de l’Est,  que l’indépendance du Kosovo  « apportera la paix » dans la région des Balkans et  ajoutant que « maintenant, il nous revient à nous tous d’aider les Kosovars à réaliser leur paix »… La veille, Condoleeza Rice avait annoncé que les « États-Unis reconnaissaient aujourd'hui formellement le Kosovo comme un État souverain et indépendant", ajoutant dans le communiqué que les États-Unis et le Kosovo allaient « établir des relations diplomatiques » qui devaient « réaffirmer les liens spéciaux d’amitié » entre les deux pays. On ne peut être plus clair…. (AFP Dar-es-Salam du 19.02.08)

[10] Pour comprendre les origines, le fonctionnement et les liens mafieux de l’UÇK, lire les nombreuses et  remarquables publications de Christophe Chiclet sur le sujet, en particulier «Les soldats perdus de l'UCK», dans Confluences Méditerranée, 2001/3 N°38, p. 25-30.

.

[11] Alors en pleines négociations d’association à l’OTAN, Tirana ne pouvait se permettre d’avouer des « liaisons coupables ».

[12] Dépêche AFP du 7 mars 1999.

[13] Surnom de l’actuel Premier ministre au sein de l’UÇK.

[14] « Processus de Bürgenthau », regroupant la France, la Suisse, l’Allemagne, l’Autriche, l’Italie et le Liechtenstein.

[15] Il est vrai que le complexe minier et sidérurgique de Trepça vaut que l’on s’y intéresse… George Soros (et il s’y connaît) évaluait en 2007 à 5 milliards de dollars la valeur du seul site industriel du Kosovo.

[16] Ex-chef politique de l’UÇK.

[17] Soupçonné de détournement de 80 millions d’euros avec des proches, il est l’objet d’une enquête en parallèle d’EULEX pour ce motif.

[19] Il avait même bénéficié du soutien de la MINUK, dont le chef, M.Jessen-Petersen, déclarait à l’époque : « Personnellement, je me désole de ne plus travailler avec un proche partenaire et ami.»

[20] Ancien chef de l’unité spéciale des « Aigles noirs »

[21] Ancien commandant du camp de prisonniers de Jablanica.

[23] Article paru dans Koha Ditorë, publication albanophone de Priština. Voir www.contre-info.com/lhorreur-des-camps-de-luck-au-kosovo

[24] L’un d’entre eux affirma avoir vu passer Hashim Thaçi, Jakup Krasniqi, Fatmir Limaj, Agim Çeku, Kadri Veseli, Azem Syla, Sabit Geci, Milaim Zeka, Bedri Halimi, Xhemshit Krasniqi, etc.

[27] MABETEX, sa société, a obtenu une multitude de contrats très juteux à Moscou, grâce à l’amitié de son fondateur et de Pavel Borodine, un proche de Boris Eltsine ; elle a également gagné de nombreux contrats liés à  la construction d’Astana, la nouvelle capitale surréaliste du Kazakhstan et… en Libye, où il était engagé dans la rénovation de Tripoli, à la veille des frappes de l’OTAN du mois d’avril. Deux mille ouvriers kosovars auraient été employés  dans la capitale libyenne (chiffres donnés par Pacolli lui-même en décembre 2010).

[28] Le scandale de Malé, aux Maldives, mentionné plus haut, n’en serait que l’un des épisodes.

[29] www.rfi.fr/.../20110220-behxhet-pacolli-homme-kremlin-tete-kosovoUne alliance sera trouvée in extremis avec le PDK d’Hashim Thaçi, dont un certain nombre de représentants au parlement kosovar se montreront très critiques à son encontre.

[34] Une maison, située à Fushë-Krujë, à 30 kilomètres de Tirana et décrite dans le rapport comme celle où les « opérations » étaient faites, a été fouillée, sans résultat.

[35] Courrier des Balkans du 8 avril.

[36] Les députés du mouvement « Vetëvendosje » (autodétermination) ont d’ailleurs quitté le Parlement pour protester contre l’implication directe de Christopher Dell dans les négociations entre groupes politiques. Selon Behxhet Pacolli, celui-ci aurait averti les représentants des partis, en parlant de Mme Jahjaga : « Vous devez l’accepter, sinon vous allez perdre un grand ami et l’agenda américain pour le Kosovo».


© 2012 ESISC - European Strategic Intelligence and Security Center Powered by Advensys