La Kabylie : répression et projet d'autonomie



 

 

Le 20 avril 2010, plusieurs manifestations sont prévues en Algérie, notamment à Tizi-Ouzou, Vgayet et Bouira, afin de commémorer le trentième anniversaire du « Printemps berbère » qui avait vu la région s’embraser, au printemps 1980, et la population réclamer l’officialisation de la langue tamazighe et la reconnaissance de l’identité berbère en Algérie. Mais trente ans plus tard, où en est la Kabylie ? Retour en arrière et état des lieux.

1)     Le combat identitaire kabyle depuis l’indépendance de l’Algérie

La Kabylie est une région montagneuse densément peuplée, située dans le nord de l'Algérie, à l'est d'Alger. Entourée de plaines littorales à l'ouest et à l'est, au nord par la Méditerranée et au sud par les Hauts plateaux, elle est dénuée d'existence administrative globale et est le foyer d’une population berbère : les Kabyles. On compte entre 3 et 3,5 millions de « kabylophones » en Kabylie pour une population totale d’environ 35 millions d’habitants en Algérie. Les Kabyles sont également entre 2 et 2,5 millions dans le reste du pays, notamment à Alger où ils représentent une forte proportion de la population. Ils sont aussi présents en France (un million), dans d’autres pays européens et au Canada.

Depuis 1962 et l’indépendance de l’Algérie, l’idée d’autonomie et celle d’un projet politique propre à la Kabylie font leur chemin ; le FFS, le Front des Forces socialistes, conteste l’autorité du parti unique et les textes fondamentaux de l’Algérie qui occultent la dimension berbère. Le parti d’Hocine Aït Ahmed mène une insurrection armée considérée comme une tentative sécessionniste par les autorités. En 1965, c’est le coup d’Etat militaire. En dépit du fait que le Conseil de la révolution est essentiellement composé de Berbères, la propagande berbériste est durement réprimée et l’Algérie demeure arabo-islamique. La Kabylie a, de tout temps, suscité l’inquiétude et la méfiance du pouvoir qui craint que ses revendications ne contaminent d’autres franges de la population.

 

A la fin des années 80 et au début des années 90, l’idée refait surface même si le combat public pour l’identité amazighe reprend dès avril 1980 avec le « Printemps amazigh ou Printemps berbère » : la Kabylie et les universités algéroises manifestent durant plusieurs mois pour réclamer la réhabilitation de l’identité berbère, le pluralisme politique et syndical, la promotion des droits de l’Homme, etc.

Ce sont les émeutes de Constantine, en 1986, puis celles d’octobre 2008 qui « apporteront » le multipartisme mais feront entre 500 et 800 morts.

La mise du pays sous état d’urgence avait initialement pour but d’empêcher le Front islamique du salut (FIS) de remporter les élections. Cette mesure, mise en place dès 1992, aura surtout servi de prétexte pour soi-disant « maintenir l’ordre » mais surtout pour réprimer l’opposition.

 

Depuis, chaque événement dramatique vécu par la Kabylie vient renforcer la conviction que l’autonomie est la seule solution pour sortir de l’impasse qui l’oppose au pouvoir central algérien (le boycott scolaire de 1994-1995, les émeutes qui ont suivi l’assassinat du chanteur Matoub Lounes - crime resté impuni jusqu’à aujourd’hui -, la promulgation en 1998 d’une loi généralisant l’usage de la langue arabe dans tous les domaines, etc.).

 

Mais, c’est véritablement au lendemain des événements tragiques du « Printemps noir » en avril 2001 que le mouvement prend de l’ampleur et se structure. L’assassinat d’un jeune étudiant kabyle, Massinissa Guermah, par des gendarmes à Béni Douala (près de Tizi-Ouzou) et l’arrestation arbitraire de trois collégiens par le même corps engendrent un profond sentiment d’injustice. La population se soulève et les graves émeutes qui suivent pendant plusieurs semaines accentuent la rupture avec les autorités.

 

Cent vingt-cinq kabyles sont abattus par les services de l’Etat algérien, des milliers d’autres sont blessés et mutilés, et on compte des dizaines de disparus.

 

Après l’insurrection, des intellectuels signent une pétition réclamant un statut de large autonomie pour la Kabylie, le MAK (Mouvement pour l’autonomie de la Kabylie) voit le jour et se structure.

 

L’idée d’autonomie est désormais présente dans le débat public en Algérie alors que la Commission Issad, mise en place par le président de la République algérienne pour faire la lumière sur ces événements tragiques, rend les services de sécurité et la gendarmerie responsables de nombreuses exactions. La commission souligne que « la réaction violente des populations a été provoquée par l’action non moins violente des gendarmes, laquelle pendant plus de deux mois, a nourri et entretenu l’événement : tirs à balles réelles, saccages, pillages, provocations de toutes sortes, propos obscènes et passages à tabac »[1] ;« La violence enregistrée contre les civils est celle d’une guerre, avec usage de munitions de guerre »[2] ; « La mort de Guermah et l’incident d’Amizour ne sont que les causes immédiates des troubles constatés. Les causes profondes résident ailleurs : sociales, économiques, politiques, identitaires et abus de toutes sortes. Les responsabilités sont situées en amont »[3].

 

2)    Le combat kabyle aujourd’hui : RCD, FFS, MAK

Deux partis en Algérie défendent le projet d’ « autonomie de la Kabylie » : Le RCD  (Rassemblement pour la Culture et la Démocratie) et le FFS (Front des Forces socialistes). Le FFS s’est élevé dès le début de l’indépendance contre le pouvoir absolu tandis que le RCD s’est battu pour faire accepter la diversité linguistique et identitaire.

 

Le MAK est, quant à lui, la suite logique des différentes initiatives ayant pour objectif la reconnaissance du peuple kabyle et ses droits. S’appuyant sur le droit international et l’action démocratique, le mouvement pacifique a entamé dès sa création un effort de réflexion pour définir un message clair et des revendications réalistes tant pour la Kabylie que pour le peuple kabyle. En juin 2003, un rapport de l’International Crisis Group (ICG) explique que le MAK est un mouvement qui s’efforce : « de canaliser la colère de la jeunesse kabyle dans une forme de protestation politique non violente, ce mouvement a fait preuve au départ d’une aptitude remarquable à mobiliser les citoyens et a éclipsé les partis politiques de la région (… ) ».

Le MAK est dirigé par le chanteur Ferhat Mehenni qui est également l’un des quatre fondateurs du RCD dont il démissionnera en 1997. Ferhat Mehenni a également créé le mouvement culturel berbère MCB-Coordination nationale, le 4 avril 1993, puis le MCB-Rassemblement national à la fin du boycott scolaire de 1995.

 

  • La      nuit du 18 au 19 juin 2004, Ameziane      Mehenni, le fils du leader kabyle, est assassiné à Paris. Dès le début      de l’enquête, la police pense que le crime « n’aurait aucun lien politique »[4].      Quelques semaines avant l’assassinat de son fils, Ferhart Mehenni avait      reçu des menaces de mort. Aujourd’hui, près de 5 ans après, le crime      demeure non élucidé.

De façon plus générale, ces dernières années, différentes organisations de défense de droits de l’homme, dont l’ICG[5], mettent en garde l’opinion publique internationale face à l’aggravation de la situation en Kabylie : « Ce conflit est porteur de dangers pour l’Algérie dans son ensemble, dans la mesure où il aggrave l’instabilité du régime et remet en cause le rapport de la Kabylie à la nation. De manière plus générale, il reflète le problème fondamental de l’Algérie depuis son indépendance : l’absence d’institutions politiques adéquates permettant la représentation régulière des intérêts et l’expression pacifique des griefs (…) ».

Le rapport dénonce également : « les abus d’autorité qui se produisent à tous les niveaux, et le fait que les agents de l’Etat n’ont pas de comptes à rendre et peuvent violer la loi et les droits des citoyens en toute impunité ». L’ICG n’est pas la seule organisation à pointer du doigt le régime algérien ; en avril 2009, un rapport d’Amnesty International dénonçait le fait que : « les autorités s’efforcent activement de museler le débat et la critique, et oblitèrent les souvenirs du conflit interne sans se préoccuper de ses conséquences sur les victimes et sur la situation générale des droits humains »[6]

 

3)    La répression, seule réponse d’Alger

En mars 2002, un séminaire réunit à Paris plusieurs personnalités kabyles aux compétences particulières (économie, linguistique, sociologie, etc.) pour entamer une réflexion collective en vue d’amorcer l’élaboration d’un projet. Cette année est également celle des premières négociations entre les Aârrouchs, comités de villages, et le gouvernement, après une vague d’arrestations arbitraires. Les négociations mèneront à la révision de la constitution et la reconnaissance du tamazight comme langue nationale mais pas comme langue officielle (ce qui signifie qu’elle n’est pas enseignée).

 

  • En      janvier 2005, une délégation conduite par Belaïd Abrika, leader de la      cause kabyle au lendemain des événements de 2001, négocie la fin des      hostilités avec le pouvoir central et dresse un ensemble de 15      revendications élaborées par les représentants des villages et des      communes kabyles – la plate-forme d’El-Kseur. Aujourd’hui, 5 ans après, l’Etat n’a toujours pas respecté bon      nombre des engagements pris. Hormis le versement d’une indemnité aux      parents et aux familles des victimes de la répression du « Printemps      noir », la plupart des autres points de l’accord demeurent en      jachère.
  • En      octobre 2006, Rabah Aïssat,      président depuis 2002 de l’assemblée départementale de Tizi-Ouzou et maire      de son village, est assassiné à Aïn Zaya : alors qu’il se      trouvait à la terrasse d’un café, il est criblé de balles à la tête et à      l’abdomen par un inconnu. Cet assassinat est intervenu au moment où son      parti, le FFS, préparait un congrès et dénonçait la future révision      constitutionnelle. Si les autorités d’Alger ont tenté d’attribuer      l’assassinat de Rabah Aïssat au GSPC (Groupe salafiste pour la prédication      et le combat), il n’en demeure pas moins que : « (…) le sentiment d’impuissance de la population et sa lassitude à      l’égard du politique ont permis au régime d’imposer sa loi, on ne peut exclure la volonté      (NDLR : du régime) de porter un coup à un parti qui, même affaibli,      demeure représentatif. Voire de déstabiliser la Kabylie, région      très sensible où l’insécurité liée aux enlèvements avec demande de rançon      et autres rackets a pris un tour inquiétant ».

Lors des dernières élections présidentielles, l’ensemble des forces politiques kabyles appellent au boycott des présidentielles du 9 avril. Pour la première fois, les partis reconnus (FFS et RCD), les Aarchs (mouvement né durant les émeutes de 2001) et le MAK rejettent tous l’élection présidentielle.

 

  • En      2009, le Mouvement pour l’autonomie de la Kabylie a fait      mention de plusieurs intimidations      contre ses cadres.
  • En      août 2009, à Tadmait, en Kabylie, des      agents de sécurité algériens sont arrêtés par la population alors qu’ils      étaient en train d’incendier des champs agricoles. Des échauffourées      éclateront entre la population au moment où des forces armées algériennes      tenteront de libérer les agents incendiaires ! La pratique des      incendies volontaires (forêt, oliveraies et maisons) se répétera dans      plusieurs villages kabyles.
  • En      octobre 2009 à Tizi-Ouzou, la dégradation de la situation sociale,      l’exaspération des habitants due à des conditions de vie difficiles et      l’incurie des autorités face aux récurrents problèmes de logements, de voiries,      de coupures d’électricité, d’eau ou de gaz, provoquent des manifestations qui sont réprimées      durement par les forces de police.
  • La      nuit du 9 janvier 2010, l’Eglise protestante de Tizi-Ouzou est incendiée.      Le journal algérien El Watan      rapporte que le lieu de culte      aurait été saccagé par : « (…)      des personnes envoyées par le pouvoir d’Alger »[7].      Des exactions inacceptables pour la Kabylie, région profondément tolérante      puisque les différentes confessions religieuses ont pu cohabiter, jusqu’à      ces dernières années, dans un total respect mutuel.
  • Le      12 janvier 2010, à l’occasion du nouvel an amazigh, deux importantes manifestations sont organisées à Tizi-Ouzou      et à Béjaïa. Elles réunissent près de 15 000 personnes selon les      organisateurs, 7000 selon la police algérienne. Des manifestations      qui, une fois encore, dérangent le pouvoir puisque deux jours avant      celles-ci, 10 cadres du MAK sont      arrêtés et détenus pendant plusieurs heures par les services spéciaux      avant d’être finalement relâchés pendant la nuit. Globalement, les rassemblements se      sont plutôt bien déroulés mais, selon des observateurs indépendants      présents sur place, les forces de l’ordre ont néanmoins fait preuve de      violence puisque des balles en caoutchouc ont été tirées sur la foule et      que plusieurs adolescents ont été matraqués en marge des manifestations. D’autres média algériens parleront de      « violence policières »[8]      et de « plusieurs  blessés graves suite aux affrontements      avec la police algérienne »[9].     

Si l’embrasement général et les manifestations de masse se sont raréfiées ces dernières années en Kabylie, il n’en demeure pas moins que les « microrévoltes » se sont généralisées, et, comme le souligne José Garçon : « avec une nouveauté : l’intervention musclée des forces de l’ordre et de nombreuses arrestations, souvent suivies de pe ines de prison ferme »[10]. Et le journaliste de poursuivre : «Un nouvel eldorado (NDLR : l’Algérie) qui, avec 60 milliards de dollars de réserves en devises, affiche une santé financière insolente grâce aux hausses successives du prix des hydrocarbures. L’incurie et l’absence de l’Etat comme le manque d’infrastructures y sont néanmoins patents».

 

L’incurie de l’Etat se manifeste également en ce qui concerne la sécurité de la population kabyle en proie au terrorisme islamiste et au banditisme : «(…) les Kabyles se plaignent de plus en plus : une recrudescence du banditisme, et notamment des enlèvements contre rançon, et surtout, l’installation de groupes armés islamistes, dont le GSPC de l’émir Droukdel, rebaptisé Al-Qaeda au Magreb islamique »[11]. En août 2009, à Ichekalen dans la localité de Tadmaït, quatre civils sont assassinés en pleine rue devant des habitants impuissants.

 

En définitive, le régime algérien s’est véritablement engagé dans un combat à plusieurs niveaux pour enrayer les revendications kabyles. Une campagne qui s’orchestre tant à l’échelle nationale qu’internationale.

 

Au niveau national, les incitations à la violence et la répression du mouvement autonomiste sont constantes : arrestations, exil, emprisonnement, « meurtres non expliqués » etc. Les forces de l’ordre ferment régulièrement les yeux sur les actes de violence à l’égard de la population. Cette politique se traduit aussi par le laxisme répressif de la police, de la gendarmerie ou de l’armée à l’égard des crimes et délits qui entravent sans cesse la paix publique en Kabylie. Ensuite, l’Etat algérien s’emploie à isoler économiquement la Kabylie en ne lui attribuant des budgets qu’au compte-goutte. Une situation intenable puisque la région aujourd’hui ne survit que grâce à la manne financière de la diaspora.

 

Au niveau international, tous les moyens à la disposition des autorités sont rentabilisés pour « vider la Kabylie de toute substance » ; services  secrets, diplomatie et désinformation – notamment par l’intermédiaire de certains média – sont constamment sollicités. Une campagne qui n’a cependant pas empêché les autorités suédoises de « reconnaître la cause kabyle » puisque qu’elles ont récemment donné leur agrément au MAK pour ouvrir un bureau de « représentation » à Stockholm.

 

Aujourd’hui, force est de constater que la situation la Kabylie est critique. Si, d’une part, le mouvement démocratique et pacifique s’organise et rencontre un certain succès, il n’en demeure pas moins que les moyens mis en œuvre par l’Etat central pour mettre à mal la région ont finalement porté leurs fruits : la situation sécuritaire est désastreuse, le chômage et la délinquance progressent alors que les investissements nationaux et internationaux se font de plus en plus rares. Un cocktail explosif qui devrait sensibiliser la communauté internationale et a fortiori les autorités européennes avant qu’il ne soit trop tard.

 

 

ESISC© 2010



[1] Rapport préliminaire de la Commission Issad, 29 juilllet 2001.

[2] Ibidem.

[3] Ibidem.

[4] L’Humanité, « Qui a tué Ameziane Mehenni, fils de Ferhat ? », le 18 juin 2005.

[5] International Crisis Group, « Algérie : agitation et impasse en Kabylie », Rapport Moyen-Orient/Afrique du Nord n°15 du 10 juin 2003.

[6] Amnesty International, « Algérie – Culture de l’impunité », mercredi 8 avril 2009.

[7] El Watan, le 10 janvier 2010.

[8] Le Matin, « Algérie : Bouteflika réprime une manifestation des autonomistes kabyles », le 13 janvier 2010.

[9] Ibidem.

[10] Libération, « Algérie, la colère au quotidien », le 15 juin 2006.

[11] Libération, « Le boycott kabyle contre Bouteflika », le 7 avril 2009.


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