La nouvelle géopolitique du Canada : quand un pays vert devient un pays pétrolier



 

 

Le Canada a toujours véhiculé une image de pays vert avec de grands espaces et des politiques volontaristes en matière d’environnement et de développement durable. Néanmoins, depuis le début du nouveau millénaire, des réserves gigantesques de pétrole lourd, provenant des sables bitumineux de la province de l’Alberta[1], sont commercialisées par les grandes entreprises énergétiques mondiales. Le Canada est d’ailleurs devenu la seconde réserve mondiale de pétrole, juste derrière l’Arabie saoudite. Les implications géopolitiques qui en découlent ont transformé les relations bilatérales entre le Canada et son voisin américain et modifié sa posture internationale face à des défis stratégiques tel que le protocole de Kyoto.

 

Les sables bitumineux – ou pétrolifères - sont à l’origine de cette révolution silencieuse dont personne n’a, pendant longtemps, entendu parler. Il est donc indispensable d’expliquer ce que sont ces sables et leurs techniques d’exploitation avant d’analyser le Canada du 21e siècle.

 

Les sables bitumineux

 

Découvert à la fin du 18e siècle, le bitume extrait des sables pétrolifères a été utilisé, au début du 20e siècle, pour recouvrir les routes de la province de l’Alberta. Ce n’est que dans les années 30 que des scientifiques ont développé la possibilité de l’extraire grâce à des techniques chimiques afin de le rendre exploitable sous forme de pétrole.

Cette découverte a provoqué un boom industriel dans la région et modifié la géopolitique du Canada.

 

Au cours de ces dernières années, plusieurs facteurs ont influé sur la mise en valeur des sables bitumineux [2] :

 

  • le développement des marchés et des      pipelines ;
  • le prix élevé du brut ;
  • la hausse de la demande d’énergie à l’échelle      mondiale ;
  • les innovations technologiques ainsi que le      climat d’investissement stable au Canada.

 

Techniques d’exploitation 

 

Les sables pétrolifères sont un mélange de sable, de bitume et d’argile enrobé d’une pellicule d’eau. C’est sur cette couche d’eau que se dépose le bitume. Beaucoup plus lourd que celui extrait des gisements ailleurs dans le monde, ce type de pétrole doit donc subir un certain nombre de raffinages avant d’être exploitable. En d’autres termes, ce pétrole n’est pas extrait des sous-sols par un système conventionnel de pompage mais par une technique d’excavation (de type mine à ciel ouvert) à grande échelle, suivie d’un traitement chimique lourd en usine. Le bitume qui en est produit est un mélange d’hydrocarbures sous forme solide ou liquide, dense, épais et visqueux.

 

Il faut donc préalablement raser la forêt boréale et enlever la couche d’humus qui recouvre les sols. Puis, d’énormes machines extraient les sables pétrolifères qui, ensuite, sont déversés dans des camions géants avant d’être transportés vers des usines où les ressources minérales sont traitées afin d’en prélever le bitume. Ce type d’hydrocarbure étant trop visqueux, il est impossible de l’acheminer par un système de canalisation classique de type pipeline sans l’avoir traité au préalable.

 

A l’heure actuelle, il existe trois types d’extraction[3], qui dépendent essentiellement de la profondeur des gisements.

 

1)      L’extraction avec de l’eau et de la vapeur

 

Lorsque le pétrole lourd est en surface ou enfoui peu profondément, il est extrait et traité avec de l’eau chaude qui va séparer les composants en faisant tomber le sable au fond du récipient et laisser flotter les éléments bitumineux, grâce à la différence de densité entre les substances en présence[4].

 

L’inconvénient de ce procédé est que l’eau sépare les éléments mais laisse dans le bitume d’autres composants comme des résidus sableux qui, sans un nouveau raffinage en usine à l’aide de produits chimiques très corrosifs, sont inexploitables. Cette technique nécessite l’intervention de grosses pelleteuses afin d’acheminer, par camions géants, des masses gigantesques de sable vers les usines situées à quelques kilomètres des sites.

 

2)     L’extraction du bitume par « distillation destructrice »

 

Lorsque les sables bitumineux sont mis sous chaleur (500° C), le bitume se casse en de petites molécules d’hydrocarbures qui se séparent facilement du sable.

Cette méthode, qui est la moins usitée, nécessite moins d’eau mais beaucoup plus d’énergie, ce qui rend le rapport coût/profit très désavantageux.

 

3)     L’extraction in situ 

 

Cette technique, déjà adoptée pour extraire le pétrole conventionnel, a fait ses preuves au Texas et en Californie. Utilisée lorsque les gisements sont enfouis à plus de 75 mètres de profondeur, elle consiste à injecter de la vapeur d’eau à faible pression dans les sols à l’aide de tubes verticaux. L’augmentation de la température du bitume entraîne une diminution de sa viscosité. Dès que la chaleur a fait son effet, le pétrole liquéfié est pompé à la surface et expédié en usine pour traitement chimique. Bien que cette technique soit performante, elle nécessite une forte quantité d’énergie (gaz et pétrole) et, donc, un coût pour les producteurs.

 

Quelle que soit la technique utilisée, chaque baril de pétrole provenant des sables bitumineux nécessite 2 tonnes de terre traitées, 300 litres d’eau ainsi qu’une quantité conséquente d’énergie. En d’autres termes, pour un baril produit, il faut dépenser 1/3 de ce baril en énergies afin de chauffer l’eau et raffiner le brut.

 

Le bitume devant être soumis à un traitement complexe et onéreux, sa valeur non valorisée est très inférieure à celle du brut léger classique. Une enquête réalisée en 1993 par l’Office national canadien de l’énergie[5] insistait déjà sur la nécessité d’augmenter le prix du pétrole afin que la production de bitume soit rentable[6].

Le Canada, nouvelle puissance énergétique

 

Les premières exploitations commerciales de ces sables pétrolifères ont vu le jour durant les années 1960 et 1970. Mais ce n’est que lorsque le baril d’or noir a atteint un certain niveau de rentabilité par rapport aux coûts des sables bitumineux que la production de ce pétrole lourd a suscité l’intérêt des principales compagnies énergétiques.

 

Trente ans après que des investissements aient été réalisés dans la région, les sables bitumineux commencent à ressembler à de l’or. Les coûts liés à leur production ayant considérablement diminué au fil des décennies, alors que le prix du baril de pétrole n’a cessé de grimper, l’exploitation de cette ressource est devenue une véritable aubaine.

 

Dès le mois de juin 2001, le Premier ministre albertain fraîchement réélu pour un troisième mandat, Ralph Klein, s’est rendu à Washington afin d’y vendre son pétrole et, surtout, d’informer les autorités américaines de l’ampleur des réserves et des possibilités d’importations en hydrocarbures.

 

C’est à partir de cette période que « l’establishment albertain», emmené par Klein, a ouvert les vannes de gaz et de pétrole vers son voisin du sud et commencé à engranger des fortunes colossales. Autour de l’année 2000, le prix du baril de pétrole dépassant les 30 dollars américains, la rentabilité devenait possible.

 

En 2008, le Canada peut se targuer de posséder la seconde réserve mondiale de pétrole après l’Arabie saoudite. En effet, selon les chiffres officiels, le volume de bitume naturel exploitable dans les régions albertaines avoisine les 175 milliards de barils[7] alors que les Saoudiens disposent de l’équivalent de 264 milliards de barils[8]. La différence entre ces deux nations est que le pétrole canadien coûte entre 25 et 35 dollars américains alors que le saoudien oscille entre 1 et 5 dollars[9].

 

Les chiffres mirobolants des réserves pétrolières canadiennes ainsi que les bénéfices colossaux qu’elles peuvent engendrer ont attiré les plus grandes compagnies pétrolières, tant pour le raffinage que pour la commercialisation : Chevron, Husky Energy, Esso, North Atlantic, Nova Chemicals, Parkland Income, Petro-Canada, Shell Canada, Suncor, Ultramar, BP, Total etc.

Alors que seuls les Canadiens étaient présents au début, les « majors étrangères » sont entrées dans la course vers 2000. Shell Canada (la filiale du groupe anglo-néerlandais) a décidé d’investir 2.2 milliards d’euros dès 1999 et a, depuis, été rachetée par la maison-mère qui a déboursé 5 milliards d’euros pour récupérer les 22% du capital de sa filiale. Cette opération du directoire à Londres et à Amsterdam a été dictée par les bénéfices colossaux (de l’ordre de plus de 56%/an) engrangés en un court laps de temps.

 

Total, quant à elle, a fait le pari du pétrole lourd albertain depuis 2005 avec d’excellents résultats sous l’étiquette de participation dans des sociétés locales. En avril 2008, la filiale canadienne de Total, Total E&P Canada, a décidé d’accroître sa présence dans la région en achetant pour 300 millions d’euros la société Synenco Energy.

 

La question du pétrole canadien est devenue tellement stratégique et sensible qu’Al-Qaïda a décidé de s’en emparer. En effet, le Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS)[10] a publié, fin 2007, une note d’alerte soulignant que le groupe terroriste avait placé, pour la première fois, les intérêts pétroliers de ce pays dans la liste de ses cibles potentielles pour un futur attentat[11]. Auparavant, seuls les intérêts pétroliers du Moyen-Orient approvisionnant les Etats-Unis figuraient sur cette liste. Les précédentes tentatives d’attentat contre les intérêts pétroliers ont été perpétrées en Arabie saoudite en 2004[12] et en 2006[13], mais sans causer réellement de dommages conséquents aux infrastructures.

A l’heure actuelle, le Mexique et le Venezuela sont également cités dans cette liste à risque.

 

Le pays de l’érable compte 19 raffineries en exploitation, principalement à Sarnia, Edmonton et Montréal. En outre, le réseau de gazoducs et oléoducs s’étend sur 45 000 km d’est en ouest, avec un crochet par la région des Grands lacs, Chicago ainsi que l’ouest américain. En 2006, ce réseau a transporté du gaz et du pétrole pour une valeur brute de 70 milliards d’euros[14].

 

Cet enjeu stratégique n’a pas manqué de susciter l’intérêt des Chinois, des Indiens et des Américains depuis quelques années. Les principales compagnies chinoises ont d’ailleurs ouvert des bureaux à Calgary et commencent à investir dans des sociétés locales afin de pouvoir s’approvisionner en pétrole lourd.

 

Bien avant l’arrivée du couple Bush-Cheney à la Maison Blanche, les Etats-Unis savaient que l’approvisionnement énergétique chinoise allait inévitablement, à long terme, entrer en conflit avec la leur. Dès 2002, la Chine, qui surpassait le Japon en matière de consommation d’or noir, s’est attaquée au marché des sables bitumineux via la Chinese National Offshore Oil Corporation Ltd (CNOOC).

Les Etats-Unis ayant la mainmise sur la majeure partie de l’exportation de pétrole provenant des sables bitumineux, des frictions pourraient se créer entre Pékin et Washington car tout baril exporté vers la Chine signifie un baril en moins à exploiter aux Etats-Unis.

 

Le Canada demeure donc le seul pays industrialisé à avoir enchaîné pendant plus de huit années consécutives des excédents budgétaires, et sa situation est extrêmement enviée par les autres pays du G8. Cette prospérité provient des ressources naturelles mais implique que la flambée des prix du pétrole et des métaux a eu pour conséquence de gonfler l’encaisse des autorités d’Ottawa. Cette situation est similaire à celle de Moscou, Etat rentier grâce à ses matières premières mais extrêmement sensible à toute fluctuation des marchés. En outre, la monnaie nationale canadienne, longtemps sous-évaluée, a acquis, depuis 2005, un statut de « pétro-devise », son cours étant arrimé à celui de l’or noir[15]. Fait encore plus marquant : la parité atteinte pour la première fois en 31 ans entre le dollar canadien et américain, ce qui confirme la solidité de l’économie canadienne.

 

« L’Alberta saoudite » des Américains 

 

Le 23 janvier 2007, lors de son discours sur l’Etat de l’Union, le président George W. Bush a abordé la question de la dépendance énergétique du pays par rapport aux nations instables et demandé l’appui du Congrès afin de trouver de nouvelles voies d’approvisionnement dans le monde. Au même moment, le Premier ministre de la province de l’Alberta, Ralph Klein, s’est dit prêt à approvisionner les Américains en pétrole provenant d’une région proche et stable[16], au nord du 49ème parallèle.

 

Les Etats-Unis souhaitant réduire leurs importations d’hydrocarbures en provenance du Moyen-Orient, le Canada est donc devenu une aubaine, d’autant plus que ce pays n’a pas adhéré à l’organisation des pays producteurs de pétrole (OPEP). En outre, il jouit d’une stabilité politique et d’un système parlementaire qui le mettent à l’abri des soubresauts politiques.

 

Historiquement parlant, la dépendance pétrolière américaine a subi des périodes contrastées mais, depuis 35 ans, une certaine cohérence a pris forme. En premier lieu, la croissance des importations et le taux de dépendance pétrolière de Washington ne sont pas orientés dans le but de préserver ses réserves domestiques mais motivés par la chute des cours mondiaux. Ensuite, le maintien à un niveau bas des cours a entraîné ce mouvement de substitution et l’a renforcé.

 

Ce n’est que depuis le début des années 90 qu’une tendance lourde est apparue : la marginalisation des importations du Golfe persique. En effet, le Venezuela, le Mexique et le Canada ont accéléré la croissance de leurs productions et de leurs exportations à la faveur de politiques volontaristes et de la vague de progrès technologiques dans l’exportation-production. Le pétrole du Golfe a dès lors été peu à peu évincé, de 25% en 1990 à 17% en 1996[17]. Progressivement, l’approvisionnement américain s’est recentré dans une approche régionaliste à travers les Amériques et ce, jusqu’au discours du président Bush en janvier 2007.

En avril 2001, conformément à l’ALENA[18], le Canada, le Mexique et les Etats-Unis ont mis sur pied un groupe de travail nord-américain afin de soutenir les marchés de l’énergie dans la région, et c’est principalement le couple Washington-Ottawa qui va en bénéficier. Cette union a en effet permis à Washington de profiter des matières premières à un prix très intéressant[19] au sein de l’ALENA. Pour rappel, cet accord permet au Canada d’exporter toutes ses ressources sans taxe additionnelle par rapport au prix pratiqué sur son territoire, ce qui rend le pétrole extrêmement abordable pour les Américains[20]. La conséquence néfaste pour le reste du pays est qu’il est impossible pour le Canada de constituer des réserves stratégiques de pétrole pour faire face à un choc pétrolier. En effet, comme l’ALENA contraint le Canada à vendre l’essentiel de son pétrole en priorité aux Etats-Unis, des provinces comme le Québec pourraient en manquer en cas de crise, puisque aucun pipeline n’en transporte d’Est en Ouest jusqu’au Québec et que 90% des approvisionnements en pétrole pour l’Est du pays dépendent de pays étrangers instables[21].

 

Les statistiques officielles publiées en mars 2008 par l’administration américaine révèlent que, pour la 9e année consécutive, le Canada est son premier fournisseur en pétrole. Actuellement, le Canada exporte vers les Etats-Unis 78,814 millions de barils/an, devançant l’Arabie saoudite (47,806 millions de barils), le Mexique (42,211 millions de barils), le Nigeria (36,381 millions de barils) et le Venezuela (32,009 millions de barils)[22]. Il est à noter que les importations de pétrole brut irakien sont actuellement de 23,967 millions de barils/an et ont oscillé entre 16 et 28 millions de barils/an depuis 2000[23]. De quoi désavouer certains quant au mythe du pétrole irakien.

 

Car c’est grâce au couple Bagdad-Calgary que nous devons décrypter les flux énergétiques touchant les Etats-Unis depuis 2003. En effet, à partir de l’invasion irakienne, les prix du baril ont atteint les 35 dollars américains rendant l’exploitation des sables bitumineux plus que rentable ; on assistait à la fin du projet de boom pétrolier irakien, qui se voyait « délocalisé » en Alberta.

 

Le couple canado-américain s’est renforcé au fil des ans et les importations canadiennes ont purement et simplement doublé en 14 ans, passant de 43,118 millions de barils/an à 88,536 millions de barils/an en 2007[24].

 

Cet appétit américain implique un bouleversement des relations bilatérales, avec les conséquences directes suivantes :

           

A)     Une montée en puissance d’Ottawa qui profite de la situation afin de régler des litiges commerciaux entre les deux nations, comme le dossier du bois d’œuvre, autre matière première d’importance au Canada[25]. En 2005, au zénith des tensions entre les deux pays, Condoleezza Rice s’est rendue au Canada afin de solutionner les désaccords.

 

B)     Passé cette période de turbulences, le Canada a finalement accepté d’augmenter sa production en sables bitumineux. En effet, selon l’association canadienne des producteurs de pétrole (ACPP), le Canada a extrait en 2007 un peu plus d’un million de barils par jour de ses sables bitumineux et prévoit d’atteindre 2,7 millions/jour à l’horizon 2015. En combinant ces projections avec celles des réserves conventionnelles et offshore, la production totale devrait passer à 4 millions de barils/jour à cette période[26]. En d’autres termes, dans les 7 prochaines années, le Canada va multiplier sa production par 4.

 

La situation de dépendance énergétique des Etats-Unis à l’égard de son voisin devient capitale puisque la demande porte également sur le gaz naturel ainsi que sur l’électricité produite au Canada. Ce pays est devenu la « solution de rechange » à l’instabilité qui règne dans le monde actuellement. En outre, l’ombre des Etats-Unis plane sur l’économie canadienne depuis de nombreuses années avec toutes les implications que l’on peut imaginer ; de quoi se dire que le Canada est dans l’orbite américaine.

Un Canada pas si vert : l’impact environnemental

 

Entré en vigueur le 16 février 2005, le protocole de Kyoto engage les nations industrialisées mais aussi celles dites « en transition » à réduire leurs émissions de gaz à effet de serre durant la période 2008-2012. Les pays signataires ont accepté de réduire de 5,5% leurs émissions par rapport au niveau atteint en 1990. Le Canada, quant à lui, s’est engagé à atteindre une réduction de 6%.

 

Les chiffres les plus récents indiquent pourtant que l’objectif ne sera pas atteint et que, depuis 2006, le gouvernement Harper se fait plus le fossoyeur du protocole de Kyoto que son défenseur. En effet, un « plan vert » a été présenté au Parlement canadien afin de diminuer de moitié les gaz à effet de serre du pays d’ici 2050 ! Or, actuellement, le Canada a vu ses émissions augmenter de 30% depuis 1990, et le secteur pétrolier albertain en est l’unique responsable.

 

Ces deux dernières années, de nombreuses études ont souligné les dégâts environnementaux causés par l’exploitation abusive des sols albertains. A l’heure actuelle, le Canada n’a pu répondre aux critères de Kyoto, en partie, à cause de l’appétit énergétique américain. Ce nouvel eldorado pétrolier a un coût puisque l’extraction du pétrole lourd implique une dépense de gaz naturel et d’eau, et rejette dans l’atmosphère des quantités gigantesques de gaz à effet de serre. L’extraction d’un seul baril de pétrole génère environ 125 kg de dioxyde de carbone et entraîne le rejet de plusieurs fois son volume en eaux usées[27].

 

Depuis le début de l’année 2008, la position américaine a changé en matière d’écologie puisque le Congrès a ratifié, le 4 janvier, la loi environnementale dénommée « Energy Independence and Security Act of 2007[28] ». Cette loi prévoit en son article 506 que les agences fédérales ne pourront plus signer de contrats d’approvisionnement en carburants alternatifs (comme les sables bitumineux), si ces derniers sont plus polluants que les sources conventionnelles de pétrole.

 

Cette loi n’interrompt en rien les relations bilatérales en matière énergétique mais place les bases pour de futurs accords portant sur les sables bitumineux et obligera les compagnies pétrolières à améliorer les modes de production.

 

L’impact environnemental des sables bitumineux albertains a été considéré comme plus conséquent que celui du déversement pétrolier de l’Exxon Valdez[29] en 1989. A elles seules, les émissions polluantes de ce secteur pourraient annuler les efforts qui seront entrepris ailleurs dans le pays au cours des prochaines années[30]. Cet état de fait est aisé à comprendre puisque chaque baril provenant des sables bitumineux non seulement produit trois fois plus de gaz à effet de serre que la méthode traditionnelle mais, de plus, brûle l’équivalent de cinq barils de gaz et utilise jusqu’à cinq barils d’eau par baril de pétrole produit. Le gaz naturel ainsi dépensé chaque jour pourrait chauffer trois millions de maisons et les eaux usées inondent de gigantesques carrières visibles de l’espace[31].

 

Le Canada a beau se prétendre être un pays vert, les chiffres disent tout le contraire. Le Yale Center for Environmental Law & Policy a présenté en janvier 2008 à Davos son rapport annuel « Environmental performance index » classant le pays de l’érable dans les bas-fonds à cause de sa dépendance à l’égard des énergies fossiles, polluantes et non renouvelables[32]. En outre, ce rapport épingle la faible utilisation d’énergies éolienne, nucléaire et solaire à l’échelle nationale.

 

Avec les Etats-Unis, le Canada est actuellement le pays qui émet le plus de gaz à effet de serre par habitant au monde mais à une différence près : des villes et des Etats américains réagissent pour contrer cette tendance. Ainsi, Los Angeles et Seattle ont adopté des plans de réduction d’émission et des projets concrets de lutte contre le réchauffement climatique[33].

 

On assiste donc à une nouvelle tendance : alors que les Albertains attendent un effort de la part des compagnies pétrolières, les Américains réclament une meilleure gestion des techniques de production afin de réduire les gaz à effet de serre, et les écologistes commencent, enfin, à se faire entendre.

 

Il sera intéressant d’observer durant la campagne présidentielle américaine, dès septembre 2008, les propos des candidats Républicain (John McCain) et Démocrate (Barak Obama) relatifs à la dépendance énergétique. Il y a fort à parier qu’aucun des candidats ne décidera de modifier l’approvisionnement en provenance du Canada pour des raisons d’instabilité mondiale.

 

D’une part, les Albertains sont conscients qu’ils seront les premiers à pâtir des conséquences climatiques, environnementales mais surtout sanitaires de la production pétrolière intensive des sables bitumineux. Ils n’ont pas manqué de le faire savoir au Premier ministre canadien, John Harper, par ailleurs originaire de cette province. D’autre part, la pression de Washington se fait ressentir quant à une utilisation accrue des biocarburants, et de bons exemples donnés par des Etats comme celui de la Californie en matière d’écologie et de développement durable interpellent. Enfin, les chiffres brandis par les écologistes ne trompent pas : l’autruche canadienne a laissé se produire un des plus grands far-west environnementaux.

Le Canada est à la croisée des chemins quant à son positionnement international. Alors que Calgary peut devenir le nouveau Koweït city, le Canada peut devenir la nouvelle Arabie saoudite. Les autorités d’Ottawa vont devoir choisir entre le rôle de nation verte qu’ils ont toujours véhiculé le siècle passé et sa nouvelle vocation de pays pétrolier avec toutes ses conséquences géopolitiques et environnementales.

 

Conclusions

 

La thèse d’un Canada jouant le rôle de « superpuissance énergétique naissante » ou de « géant minier mondial » a été développée ces dernières années par les autorités politiques du pays dans de nombreux cercles dont celui du G8. La nouvelle posture internationale et énergétique de la nation en est le résultat : le Canada est devenu un acteur énergétique incontournable. Mais ses fondations demeurent fragiles.

 

Alors que les prévisions mondiales de production pétrolière sont extrêmement optimistes pour le pays de l’érable, il n’en est pas de même en ce qui concerne le gaz naturel.

 

En d’autres termes, d’ici 2030, la production pétrolière aura plus que doublé alors que, à cette même date, le Canada ne sera plus un exportateur net de gaz naturel et, somme toute, ce qu’il aura gagné dans le secteur pétrolier sera perdu dans celui du gaz naturel. Cet important déclin gazier canadien est aussi et surtout lié à la part croissante de l’utilisation du gaz naturel dans l’exploitation des sables bitumineux.

 

La production de pétrole issu des sables bitumineux est coûteuse et donc extrêmement instable car liée aux variations des prix sur le marché des matières premières. Une chute du prix du pétrole pourrait défavoriser économiquement de très nombreux projets en cours et surtout rendre le Canada vulnérable et à la merci des spéculations sur les marchés mondiaux. Dès lors, les Etats-Unis et, surtout, le Canada n’ont pas intérêt à ce que le prix du baril de pétrole redescende en dessous de certains niveaux[34].

 

La nouvelle relation privilégiée entre Washington et Ottawa autour des sables bitumineux n’est pas prête de se terminer. Cette situation de fait, combinée avec la dérégulation des marchés énergétiques, l’intégration des économies nord-américaines et surtout l’existence d’une zone de libre-échange (ALENA) nord-américaine, milite en faveur d’une coopération étroite entre les deux pays[35].

 

Le Canada est devenu une nouvelle puissance sur la scène internationale et il n’est pas prêt d’infléchir la tendance. Bien que les dégâts environnementaux en Alberta soient quasi irréversibles, ils n’atteignent pas la hauteur colossale des bénéfices engrangés par les autorités albertaines et d’Ottawa. Et c’est ce qui explique pourquoi le Canada continuera encore pendant de très longues années à exploiter ses sables bitumineux.

 

Il semble donc que le couple américano-canadien profite amplement de sa lune de miel, et Ottawa a choisi d’être, pendant les prochaines décennies, un pays pétrolier à part entière.

 

 

Copyright © ESISC 2008.



[1] L'Alberta, à l'ouest du Canada, occupe une superficie de 661 190 km².

[2] Les sables bitumineux du Canada, perspectives et défis jusqu’en 2015 : mise à jour, Office national de l’énergie, juin 2006, Ottawa, p.ix.

[3] Pour un descriptif complet des méthodes d’extraction, nous conseillons la lecture de l’ouvrage de Barry Glen Ferguson « Athabasca, Oil sands, Northern Resource Exploration, 1875-1951 », publié au Canadian Plains Research Center en 1985 (Alberta, p. 283).

[4] Cette technique a été inventée par le savant Karl Adolf Clarck, qui a commencé dès 1923 ses expérimentations. Une brève histoire du pétrole, Nadine Mackenzie, Les éditions du Blé Saint-Boniface (Manitoba), 1993, p.97

[5] Enquête sur la délivrance de licences d’exploitation-d’exportation à long terme de la production des sables bitumineux, Office national de l’énergie, dossier 8000-A000-13, 18 août 1993, Ottawa, p.11

[6] Une amélioration des technologies d’extraction et d’exploitation est la seconde condition à la viabilité de la production de sables bitumineux.

[7] Les sables bitumineux du Canada, perspectives et défis jusqu’en 2015 : évaluation du marché de l’énergie en juin 2006, office de l’énergie du Canada, Ottawa, 2006, p.55.

[8] International energy outlook 2007, http://www.eia.doe.gov/oiaf/ieo/index.html

[9] Le coût comprend la prospection, l’extraction et le raffinage.

[11] Le pétrole canadien dans la mire d’Al-Qaïda, Brian Myles, Le Devoir, mardi 9 octobre 2007, Montréal, p.A8.

[12] Attentat contre un complexe pétrolier appartenant à une compagnie américaine (6 morts).

[13] Attentat à la voiture piégée déjoué dans le plus grand complexe pétrolier du monde à Abqaïq.

[14] Le pétrole canadien dans la mire d’Al-Qaïda, Brian Myles, Le Devoir, mardi 9 octobre 2007, Montréal, p.A8.

[15] Canada : une économie dopée par la flambée des prix du pétrole et des métaux, Jacques Lemieux, AFP, 19 janvier 2006, Montréal, p.2

[16] Enquête de l’émission « zone libre » diffusée sur Radio Canada le 19 janvier 2007. http://www.radio-canada.ca/actualite/v2/zonelibre/archive79_200704.shtml 

[17] La dépendance pétrolière américaine 1973-1997, Pierre Noël, Institut d’économie et de politique de l’énergie (IEPE/CNRS), Université de Grenoble, novembre 1998, p.12.

[18] Accord de libre-échange nord-américain créant une zone de libre-échange entre les Etats-Unis, le Canada et le Mexique depuis le 1er janvier 1994.

[19] Les articles 604 et 605 du traité ALENA interdisent au Canada d’appliquer des taxes à l’exportation ou de demander des prix plus élevé que ceux pratiqués sur leur propre territoire pour l’énergie vendue aux autres membres.

[20] Pour une lecture approfondie à ce propos, nous conseillons l’article « les retombés inexorables de l’ALENA », David Orchard, Le Droit, Ottawa-Gatineau, 13 septembre 2005, p.15

[21] le Québec doit assurer sa sécurité énergétique, Louis-Gilles Francoeur, Le Devoir, jeudi 7 février 2008, Montréal, p.A4

[22]Energy information administration, official energy statistics from the US government :

http://tonto.eia.doe.gov/dnav/pet/pet_move_impcus_a2_nus_ep00_im0_mbbl_m.htm

[25] Le bois d’œuvre résineux est l’une des principales exportations du Canada vers les Etats-Unis. Depuis 2002, la plupart des entreprises canadiennes exportant cette matière devront verser près de 1,3 milliards d’euros par année aux douanes américaines afin de payer la nouvelle taxe de 27,22% imposée par le gouvernement des Etats-Unis.

[26] Du pétrole à tout prix, Le Soleil, jeudi 18 janvier 2007, Montréal, p.46

[27] L’Alberta, un pollueur à la solde de George W. Bush, François Cardinale, La Presse, mercredi 10 mai 2006, Montréal, p.A7

[28] Le texte complet est disponible sur le site de la bibliothèque du Congrès américain : http://thomas.loc.gov/cgi-bin/bdquery/z?d110:h.r.00006:

[29] Les sables bitumineux pires que l’Exxon Valdez, François Cardinal, La Presse, vendredi 15 février 2008, Montréal, p.A17

[30] Pour approfondir la lecture à ce propos, référez-vous au rapport quinquennal de ressources naturelles Canada : http://www.ec.gc.ca/cleanair-airpur/caol/pollution_issues/cws/s6_f.cfm

[31] Des sables bitumineux plutôt polluants, Eric Moreault, Le Soleil, samedi 14 octobre 2006, Montréal, p.13

[33] Les détails de la situation américaine locale et nationale peuvent être consulté sur le site du Pew center : www.pewclimate.org

[34] On estime que le seuil est de 35 dollars/baril pour que le prix de revient soit intéressant.

[35] Le Canada : un colosse énergétique aux pieds d’argile, Albert Legault, Bulletin n°86, janvier 2008, Institut d’études internationales de Montréal – UQAM, Montréal, p.4


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