La République islamique d’Iran : un défi pour la stabilité du Golfe



 

 

De volte-face en volte-face, la République islamique d’Iran brouille les cartes. Un jour, Mahmoud Ahmadinejad joue l’apaisement sur ses ambitions atomiques. Un autre, il plastronne avec ses nouveaux missiles, fusées et satellites.

 

Fin janvier 2010, le général Massud Jazayeri, chef d'état-major adjoint des Pasdaran (Corps des Gardiens de la Révolution), avait annoncé que l'Iran allait dévoiler plusieurs projets d'armement, dont des missiles, à l'occasion du 31e anniversaire de la Révolution islamique, début février. L’année dernière, lors des commémorations du 30e anniversaire, Téhéran avait suscité l’inquiétude des Occidentaux en lançant le satellite Omid avec une fusée Safir-2, tous deux fruits de la technologie iranienne. Pour rappel, lanceurs spatiaux et missiles balistiques utilisent des technologies communes.

 

Début février, le président iranien a donc présenté trois nouveaux projets de satellites, dont un destiné à l'observation militaire. D’autre part, la République islamique a lancé « avec succès » sa troisième fusée spatiale de type Kavoshgar, avec à son bord une « capsule expérimentale » transportant des animaux. Il a également dévoilé sa nouvelle fusée porteuse Simorgh, très certainement dérivée d’une technologie nord-coréenne, elle-même inspirée des missiles soviétiques Scuds[1]. Le ministre de la Défense, Ahmad Vahidi, a également annoncé la production en série de missiles anti-hélicoptères et anti-tanks de conception iranienne[2].

Parallèlement, Mahmoud Ahmadinejad a profité de cette célébration pour jeter le trouble et annoncer « une bonne nouvelle concernant la production d'uranium enrichi à 20% », une question au coeur de la guerre des nerfs entre l'Iran et les puissances occidentales. En effet, après avoir, le 2 décembre dernier, averti que l’Iran allait se lancer dans l’enrichissement de l’uranium à 20%, le président iranien a ensuite déclaré que son pays n’avait finalement « aucun problème pour envoyer [son] uranium enrichi à l'étranger », avant de faire à nouveau marche arrière. L'annonce par Mahmoud Ahmadinejad que l'Iran allait enrichir de l'uranium à 20%, seuil d'utilisation militaire, puis le lancement d'un missile à moyenne portée ont suscité la crainte de la communauté internationale et accéléré les discussions sur un éventuel durcissement des sanctions contre Téhéran[3]. Cette inquiétude est encore renforcée par la déclaration d’Ahmadinejad qui laisse entendre que l’Iran serait même capable d’enrichir de l’uranium à 80 %, proche des 90 % nécessaires à la réalisation d’une bombe[4].

Les pays arabes riverains du Golfe, évidemment très concernés, sont en première ligne et s’inquiètent de cette montée en puissance militaire du régime des Mollahs. Face à ces craintes, l’alliance avec les Etats-Unis se renforce : Washington prévoit de déployer un système d'armes anti-missiles au Bahreïn, au Koweït, au Qatar et aux Emirats Arabes Unis[5].

 

1. Que veut l’Iran ?

 

La question que l’on se pose maintenant à Washington et dans certaines capitales du Golfe est : les efforts de l’Iran font-ils simplement partie d’un désir d’étendre ses prouesses techniques ou bien tente-t-il d’ajouter une autre corde à son programme de réarmement ?

 

On peut redouter que les programmes spatial, balistique et nucléaire iraniens convergent vers un même objectif et visent à doter la République islamique de l'arme atomique et des vecteurs permettant de porter le feu nucléaire.

 

Les débuts de l’Iran dans le domaine spatial sont potentiellement inquiétants. Tandis que l’attention mondiale se concentre sur son programme d’armes nucléaires, ces lancements marquent le début d’une nouvelle étape dans les efforts croissants de Téhéran pour maîtriser un éventail de technologies sophistiquées, dont les fusées et les satellites.

 

Dès 2006, John Sheldon, expert au Centre for Defence and International Security Studies (CDISS, Royaume-Uni), affirmait : « Il peut être tentant de rejeter les efforts iraniens » comme étant relativement rudimentaires à ce stade, « mais l’Iran a déjà fait preuve de persistance et de patience, ce qui indiquerait que le pays est prêt à jouer une longue partie pour réaliser ses ambitions »[6]. Les faits semblent lui donner raison et le doute n’est plus permis quant aux objectifs réels de l’Iran.

 

Cité dans le rapport rendu par une mission parlementaire de l’Assemblée nationale française en 2008, Olivier Caron, gouverneur pour la France auprès de l’Agence internationale pour l’énergie atomique (AIEA), estime que les vecteurs iraniens « de 2.000 kilomètres de portée » sont « sans intérêt pour des charges conventionnelles » et sont « donc toujours liés aux armes de destructions massives »[7].

 

En effet, on peut aussi souligner que cette course iranienne vers l’espace, présentée comme une innocente série de réussites technologiques civiles, peut avoir des retombées militaires très importantes. Ainsi, la fusée Simorgh, dont les moteurs ont été présentés début février 2010, peut clairement être reliée à la technologie ICBM[8] et les lancements de satellites peuvent laisser supposer une volonté de développer des armes de type ASAT[9].

 

Lorsqu’il aborde à l’extérieur son programme de réarmenent, l’Iran souffle le chaud et le froid, alternant déclarations lénifiantes sur le désarmement et le droit à l’énergie nucléaire, avec des menaces directes aux puissances occidentales ou à ses voisins arabes. Le pouvoir à Téhéran se cache derrière un pacifisme de façade, mais ses doubles discours inquiètent à juste titre.

Ainsi, d’un côté, Mahmoud Ahmadinejad déclarait lors d’une interview à la télévision danoise fin 2009 : « Il est vrai que la nation iranienne a beaucoup d’ennemis, mais elle n’a pas besoin d’une bombe atomique pour se défendre […]. L’Iran est opposé aux armes atomiques et soutient le désarmement nucléaire »[10].

Dans le même temps, intervenant fin janvier 2010 à la 19e conférence internationale sur le Golfe persique à Téhéran, le ministre iranien de la Défense Ahmad Vahidi[11], nommé par Mahmoud Ahmadinejad en automne 2009 et issu des Pasdarans, a averti que son pays se sentait capable de frapper les bâtiments de guerre occidentaux dans le Golfe : « L'Occident sait bien que les bâtiments déployés dans le Golfe constituent une excellente cible pour les militaires iraniens en cas d'agressios contre la République islamique »[12].

 

Cette menace directe est également le signe que l’Iran considère de plus en plus le Golfe persique comme sa  Mare Nostrum, reléguant les autres pays riverains à un rôle secondaire.

 

2. Le fossé se creuse entre les deux rives du Golfe

 

Tout au long du 20e siècle, l’Iran et ses voisins arabes ont maintenu une relation stable mais prudente. Ces liens circonspects se sont rapidement détériorés après la Révolution islamique de 1979. Des pays voisins tels que l’Irak, le Koweït, l’Arabie saoudite et Bahreïn accusent régulièrement Téhéran d’exciter les composantes chiites de leur population. Lorsque l’Irak a envahi l’Iran en 1980, Saddam Hussein a répété à l’envi qu’il se battait au nom de la nation arabe contre « l’expansionnisme perse »[13].

 

Au premier abord, on aurait pu croire que les dirigeants arabes verraient d’un bon œil l’Iran doté d’une capacité militaire capable de porter des coups mortels à ceux qui menaceraient le monde musulman. En effet, l’Iran est un pays proche dont la rhétorique anti-occidentale fait recette dans la région. D’autre part, on se souviendra que le développement d’armes nucléaires par le Pakistan dans sa rivalité avec l’Inde a généré une grande fierté dans les pays arabes.

 

Néanmoins, à l’exception de la Syrie qui soutient l’Iran en raison de l’alliance stratégique qui la lie aux Mollahs, les gouvernements arabes désapprouvent la dynamique de renforcement des capacités militaires, entre autres nucléaires, à l’œuvre en Iran.

 

Pour preuve, lors de plusieurs réunions du Conseil de Coopération du Golfe (GCC), les Etats membres ont enjoint l’Iran à renoncer à ses ambitions nucléaires. Ainsi, le secrétaire général du GCC Abd Arahman Attiyah a déclaré dès 2005 : « Le programme nucléaire iranien n’a aucune justification […] ».

 

Dans le même ordre d’idées, en février 2006, l’Egypte a démontré qu’elle s’opposait au programme nucléaire iranien en votant en faveur du transfert du dossier iranien de l’AIEA vers le Conseil de Sécurité des Nations unies. Les pays du Maghreb sont également relativement hostiles au régime iranien : on rappellera que le Maroc a hébergé le Shah déchu après la révolution de 1979, que l’Algérie et la Tunisie ont de solides relations économiques, politiques et diplomatiques avec le Golfe et que la Libye a révélé en 2004 les connexions entre l’atomiste pakistanais A. Q. Khan et l’Iran. 

 

Au-delà de l’origine religieuse bien connue du contentieux entre les arabes sunnites et l’Iran chiite, un autre désaccord persiste encore aujourd’hui entre l’Iran et les pays arabes du Golfe : la délicate question des frontières où l’Iran fait preuve d’un irrédentisme agressif.

 

Ainsi, l’Iran occupe 3 îles arabes stratégiquement situées à l’entrée du Golfe persique, îles que les Emirats Arabes Unis considèrent toujours comme sous leur juridiction. D’autre part, Bahreïn, dirigé par un régime sunnite mais peuplé d’une majorité de chiites, est également régulièrement revendiqué par l’Iran comme étant sa « 14e province »[14]. Le gouvernement irakien actuel et Téhéran sont également en complet désaccord sur la région du Shat El Arab que Bagdad considère comme partie intégrante de son territoire[15].

 

3. Le double jeu de Téhéran à l’épreuve des faits

 

Faisant plus que jamais preuve de duplicité, le 27 janvier dernier, Téhéran, par la voix du président de la Commission des Affaires extérieures et de Sécurité nationale du Parlement iranien, Aladdin Boroujerdi, a affirmé que l’Iran était prêt à signer des accords de sécurité avec ses voisins. Il a déclaré à la télévision d’Etat iranienne IRIB : « La République islamique d’Iran souhaite avoir les meilleures relations possibles avec les pays de la région et nous annonçons que nous sommes prêts à ratifier des accords bilatéraux et multilatéraux en matière de sécurité avec eux ».

L’Iran avait déjà proposé, sans succès jusqu’à présent, de tels accords aux six Etats membres du Conseil de Coopération du Golfe (Koweït, Bahreïn, Oman, Qatar, Arabie saoudite et Emirats Arabes Unis) afin de former un glacis diplomatique régional qui lui serait favorable en cas de confrontation militaire directe avec l’Ouest. Officiellement, l’argument iranien s’appuie sur un discours arguant que la sécurité régionale doit être aux mains des pays de la zone et pas de puissances extérieures[16].

 

Cependant, pour le général Petraeus, qui commande le Centcom (United States Central Command), responsable des opérations militaires en Afghanistan, en Irak et au Moyen-Orient, Mahmoud Ahmadinejad est « le meilleur officier recruteur » pour les Etats-Unis dans leur volonté de renforcer un partenariat militaire avec les pays arabes de la région.

 

Ainsi, le dernier « Dialogue de Manama » - conférence militaire de haut niveau rassemblant l’élite politique et militaire du Moyen-Orient –, qui s’est déroulé à Bahreïn en décembre 2009, était centré sur le programme nucléaire iranien et le rôle déstabilisateur de Téhéran en Irak, en Afghanistan et maintenant au Yémen.

 

En effet, le Yémen, l’un des pays les plus pauvres et les plus instables de cette région troublée, enflamme actuellement les relations entre l’Iran et ses voisins arabes. En novembre 2009, des rebelles chiites ont lancé des attaques en territoire saoudien, entraînant une frappe aérienne des chasseurs saoudiens sur le territoire des rebelles chiites yéménites. Si les Etats-Unis déclarent officiellement qu’ils n’ont pas de preuve d’une implication iranienne dans ces heurts, de nombreux pays arabes du Golfe et le Yémen lui-même sont convaincus que Téhéran est à la manœuvre. Ainsi, en novembre dernier, le président yéménite Ali Abdullah Saleh affirmait dans une interview à Time Magazine que les rebelles « avaient la volonté de se conformer au système iranien »[17]

 

4. Un Iran disposant de l’arme nucléaire : quelles conséquences régionales ?

 

Ces conséquences sont multiples : menace directe sur la sécurité régionale, risque de prolifération et, on l’oublie parfois, menace écologique.

 

En effet, le programme nucléaire « civil » iranien s’appuie sur une technologie russe, qui a montré ses limites en terme de sécurité à Tchernobyl. Dès lors, la localisation de la future centrale nucléaire de Bouchehr, à quelques kilomètres du Golfe Persique et plus proche de six capitales arabes (Koweït City, Riyad, Manama, Doha, Abu Dhabi et Mascate) que de Téhéran, est une source d’inquiétude écologique. Un accident nucléaire serait une catastrophe pour les pays riverains du Golfe, la mer étant la seule source d’eau potable pour la plupart d’entre eux, et d’autre part, d’éventuels contaminants atmosphériques seraient dispersés dans toute la région.

 

De surcroît, afin de se protéger contre une éventuelle arme atomique iranienne, il est probable que certains Etats arabes, notamment l’Arabie saoudite et l’Egypte, se retireront du Traité de Non Prolifération (TNP) et chercheront eux aussi à se doter du feu nucléaire. En septembre 2003, le Guardian rapportait d’ailleurs que l’Arabie saoudite, qui venait de réviser sa politique stratégique, y incluait désormais l’acquisition d’armes nucléaires.

 

En Egypte également, l’AIEA a annoncé en 2005 qu’elle avait trouvé des preuves que le Caire avait mené des expériences nucléaires clandestines laissant penser au développement d’un armement atomique. Les inspecteurs de l’AIEA avaient retrouvé des matériaux fissiles près d’une installation à vocation nucléaire, preuve que les Egyptiens avaient probablement expérimenté des systèmes de séparation de plutonium militaire. L’enquête n’alla pas plus loin et ne fut pas considérée comme une infraction au TNP, mais cela soulève certaines questions.

 

D’une manière générale, on peut considérer que les activités suspectes de l’Iran ont stimulé l’intérêt de ses voisins arabes pour l’énergie nucléaire. L’Egypte, l’Arabie saoudite, le Bahreïn, le Qatar, la Jordanie et les Emirats arabes unis ont déjà recherché des partenariats en matière nucléaire avec les Etats-Unis, la Russie et la France afin d’obtenir la maîtrise de cette technologie. Conformément au fait que tous ces pays appartiennent au TNP et à l’AIEA, l’acquisition de la technologie de l’atome est leur « droit inaliénable », mais il est possible que ce regain d’intérêt ne soit pas sans arrière-pensées. Comme le Roi Abdallah de Jordanie l’a rappelé en 2007 : « Les règles ont changé sur la question nucléaire […]. Tout le monde souhaite des programmes nucléaires […]. Ce que nous ne voulons pas c’est qu’une course aux armements découle de tout cela ».

5. Conclusion

 

Des siècles de ressentiment nourrissent une méfiance naturelle des pays arabes du Golfe vis-à-vis de l’Iran, ce que le programme d’armement et de développement d’armes de destruction massive mené tambour battant par les Mollahs et les Pasdarans ne fait que renforcer, à juste titre.

 

Les pays arabes craignent pour leur propre sécurité et pour leur indépendance, mais ils redoutent également que le programme nucléaire iranien n’entraîne un conflit militaire entre Téhéran et les Occidentaux. En effet, si l’Iran refuse d’abandonner son programme militaire nucléaire et qu’une attaque est menée sur ses installations, les représailles iraniennes pourraient avoir un impact majeur sur la stabilité et la sécurité du monde arabe. L’Iran a déjà fait preuve de sa capacité de nuisance dans le Mashrek et est déjà passé à l’action au Yémen.

 

Parallèlement, il faut souligner qu’un Iran dominant militairement la région est une menace pour les exportations d’hydrocarbures, dont les pays du Golfe sont très dépendants, et pour l’approvisionnement énergétique du monde entier, sachant que Téhéran a un contrôle partagé sur le Détroit d’Ormuz, par lequel la moitié du pétrole consommé est exporté.

 

Après l’un de leurs derniers tests du vecteur Shahab III en septembre 2009, Hossein Salami, commandant des forces aériennes des Gardiens de la Révolution, rappelait que « toutes les cibles dans la région, où qu'elles se situent, seront à la portée de ces missiles »[18]. Voilà qui doit inquiéter les pays du Golfe, qui ont tout à perdre et rien à gagner d’une hégémonie iranienne sur la zone.

 

 

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[8] Intercontinental Ballistic Missile.

[11] M.Vahidi est recherché par Interpol pour son implication présumée dans l'attentat de l'Association mutuelle israélite argentine (AMIA) qui avait fait quatre-vingt-cinq morts et trois cents blessés, en 1994 à Buenos Aires.


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