Le 11 mars prochain, le Chili aura un nouveau président de la République en la personne de M. Sebastian Piñera Echenique.
Homme politique de centre droite, il succède à la très populaire Mme Michelle Bachelet Jeria, socialiste et quatrième représentante d’une coalition de gauche qui a occupé sans discontinuer les plus hautes fonctions de l’Etat depuis la fin de la dictature du général Augusto Pinochet voici 20 ans.
M. Piñera hérite d’une situation enviable sous bien des aspects, au premier rang desquels le fait de prendre la présidence d’une démocratie bien loin des dérives césaristes que connaissent plusieurs pays latino-américains « passés à gauche » dans la dernière décennie du siècle précédent.
Alors, difficile de faire mieux ? Tout au long de sa campagne M. Piñera a répondu : « Donnez-moi ma chance ! ». Les Chiliens la lui ont donnée au 2e tour des élections, le 17 janvier dernier.
M. Piñera dispose d’un programme très dense, combinant continuité et propositions novatrices qui a séduit la majorité de ses compatriotes et peut en convaincre d’autres n’appartenant à son bord politique. Mais la partie s’avère délicate à piloter entre la tentation d’aller vite et le risque de faire peur à une société encore marquée par le souvenir de la dictature de Augusto Pinochet.
Les raisons d’un échec rejoignent celles de l’alternance
Mme Bachelet quitte ses fonctions avec un très haut niveau de popularité personnelle : il dépassait les 80% d’opinions favorables au moment des élections tandis qu’à la même époque, 60% des Chiliens déclaraient être satisfaits de l’action du gouvernement.
Mais la Constitution ne permet pas à un président de prétendre exercer deux mandats successifs, et avec le départ de Michelle Bachelet, ce sont 20 ans de présidence aux destinées du pays qui s’interrompent pour la Concertación, coalition de partis de gauche (démocratie chrétienne et socialistes)[1] qui a assuré avec 4 présidents successifs[2], la transición de la dictature du général Pinochet au Chili démocratique d’aujourd’hui.
Au 2e tour des présidentielles du 17 janvier, M. Sebastian Piñera, candidat soutenu par une coalition de droite et centre droite - la Coalición por el Cambio (Coalition pour le Changement)[3] - s’est imposé avec 51,6% des voix face au candidat de la Concertación, l’ex-président Eduardo Frei.
De l’avis de très nombreux observateurs, l’échec électoral de la Concertación est tout d’abord lié à la façon dont cette coalition et la gauche en général se sont préparées et présentées à ce rendez-vous majeur.
L’un de ses leaders déclarait d’ailleurs, après le 17 janvier, qu’il s’agit d’une défaite de la Concertación et non d’une victoire de la droite.
Au lendemain des élections, la recherche des « coupables » dans les rangs de la coalition défaite menait certains à considérer que Mme Bachelet elle-même portait une part de responsabilité. N’a-t-elle pas eu souvent, durant son mandat, la faiblesse d’expliquer ses difficultés dans le traitement de questions difficiles, par les entraves mises sur son chemin par les partis de sa propre coalition ?
Par ailleurs, des fissures dans la solidité de la Concertación sont apparues en 2007 avec la scission du PPD, d’où est né Chile Primero qui, en 2009, devait rejoindre la Coalición por el Cambio).
Les élections municipales de 2008 ont enregistré des initiatives politiciennes qui ont confirmé l’ébranlement de la Concertación. C’est ainsi que des militants du PDC ont rejoint le Parti Régionaliste des Indépendants (PRI- non affilié aux deux grandes alliances) pour créer une liste s’opposant aux candidats de la Concertación comme à ceux des autres partis. La première victoire de l’opposition aux municipales depuis la fin de l’ère Pinochet vint souligner ces signes d’affaiblissement de la grande coalition au pouvoir.
Enfin, illustrant les luttes intestines qui se sont manifestées ces dernières années, la gauche s’est présentée en ordre dispersé au 1er tour des élections présidentielles du13 décembre 2009 avec 3 candidats :
- M. Eduardo Frei (PDC) pour la Concertación (29,60 % des voix).
- M. Jorge Arrate (PC) pour Junto Podemos Más, autre alliance de gauche (6,21%).
- M. Marco Enriquez-Ominami, jeune député du PS pré-candidat écarté par les primaires de la Concertación, qui, après cet échec, quitta le PS et se présenta en candidat indépendant (20,14 %).
Contrastant avec l’image de dispersion que donnait la gauche, la droite avait rapidement décidé de faire l’économie de primaires et désigné M. Piñera comme son seul représentant (44,06 % au 1er tour).
Les lendemains du 1er tour n’ont pas ramené l’union sacrée à gauche, qui perdit de ce fait la victoire que lui permettait d’espérer l’addition des scores de ses trois candidats.
Ainsi, huit jours après le 1er tour, M. Ominami (« MEO ») annonçait son intention de créer un nouveau parti en janvier 2010 pour exercer une opposition « combative » et « constructive » face au futur élu.
Entre les deux tours, M. Frei tenta de récupérer les voix des partisans de « MEO » en incorporant à son programme des propositions de ce dernier qui, néanmoins, maintint ses féroces critiques (M. Frei, « pas un progrès », M. Piñera, « un retour en arrière »).
La Concertación a également souffert d’une usure de sa crédibilité au pouvoir.
Le gouvernement de Mme Bachelet n’a pas réussi à freiner l’érosion de l’image de son alliance politique dans l’opinion publique.
Comme évoqué précédemment, le jeu politicien dans lequel se sont largement impliqués les partis de la Concertación, a considérablement freiné son programme de gouvernement.
Mais c’est sans doute le phénomène d’une corruption en expansion dans le secteur public alliée à une tendance à la confiscation des postes de responsabilité sur des bases d’affiliation politique qui ont le plus miné la confiance des Chiliens en la Concertación au long de ses 20 ans de contrôle du pouvoir.
La mise sous tutelle de l’administration publique a été le fait de tous les partis de l’alliance mais ce sont au premier chef le PPD et le PDC (surnommé le Parti De Corruption) qui se sont distingués dans la confiscation de postes de responsabilités dans la plupart des entreprises de l’Etat.
La multiplication des cas de corruption – qui a fini par affecter les évaluations de Transparency International sur le Chili – a terni l’image de probité que les Chiliens ont traditionnellement de leur pays. Le gouvernement de M. Aylwin hérita du phénomène bien implanté sous la dictature de Augusto Pinochet. Mais ses successeurs, M. Frei et surtout M. Lagos ne surent le réprimer, bien au contraire : leurs présidences furent émaillées de scandales concernant des détournements ou des malversations de plusieurs centaines de millions de dollars et affectant directement les chefs de l’Etat, certains de leurs ministres ou de leurs protégés.
Michelle Bachelet elle-même, bien que jouissant d’une image de probité personnelle intacte, a dû faire face dès les premiers mois de son mandat à des scandales retentissants : détournements de subventions scolaires au sein du ministère de l’Education, gestion budgétaire catastrophique de l’entreprise nationale des chemins de fer (EFE), fausses factures au sein de l’entreprise nationale des pétroles (ENAP)… Par ailleurs, certains cas de corruption ont affecté de près ou de loin l’amélioration de services publics majeurs (système de transport Transantiago de la capitale, matériel roulant acheté à l’étranger par l’EFE). L’adoption de textes de lois (tels que la loi sur la transparence et l’information publiques) et la mise en place de dispositifs de contrôles institutionnels n’ont pas à ce jour redressé la situation, notamment aux yeux de l’opinion publique.
Ces « affaires » seraient pour une bonne part à l’origine de la perte de la majorité à la Chambre des députés et au Sénat par la Concertación à la fin 2007.
Enfin, le Chili est désormais prêt à écouter un discours nouveau.
Comme plusieurs éditorialistes chiliens l’ont écrit au lendemain de la victoire de M. Piñera, ces élections viennent de marquer la fin de la transición de l’époque de la dictature à celle d’une démocratie qui n’a pas peur de l’alternance.
Le général Pinochet est décédé en 2006 et a quitté le pouvoir en 1990. Les références s’estompent, une nouvelle génération d’électeurs n’a pas connu la dictature et le discours tenu par la gauche - « la Concertación ou le chaos » - mêlé à des allusions sur des liens présumés de M. Piñera avec le régime de Augusto Pinochet[4] n’a pas eu les effets escomptés.
Le délitement partiel de la Concertación au long de ces dernières années, avec ses constitutions d’alliances électorales nouvelles ou éphémères et ses scissions partisanes, ont en fait montré aux Chiliens qu’on peut désormais oser voter autrement.
Sur la base de cette jeune maturité politique, le discours de M. Piñera proposant l’alternance des hommes et des méthodes dans la continuité des grandes orientations politiques, économiques et sociales impulsées pendant 20 ans de transición a pu être entendu et accepté.
L’héritage de la Concertación
En dehors des réalités négatives évoquées ci-dessus, la Concertación laisse à M. Piñera les rênes d’un pays solidement installé dans la démocratie et dans un modèle néo-libéral « à visage humain » correspondant à des choix qui le situent plus « au centre » qu’ « à gauche » dans le panorama régional.
C’est au plan macro-économique que le Chili se voit crédité de ses plus grandes réussites. Celles-ci ont été couronnées par l’admission du Chili au sein de l’OCDE début janvier 2010.
C’est le troisième pays émergent, après le Mexique (1994) et la Corée du Sud (1996), à rejoindre cette organisation.
Son économie, considérée comme l’une des plus développées d’Amérique Latine, est très diversifiée et se caractérise par son orientation vers l’exportation : matières premières (au premier rang desquelles le cuivre), produits de l’agriculture et de l’élevage.
L’importance de son effort d’ouverture durant ces dix dernières années est illustrée par le grand nombre (une quarantaine) d’accords de libre-échange signés avec les pays ou ensembles de pays qui concentrent l’essentiel de l’économie mondiale ainsi que par une volonté d’accroître les relations avec l’Australie, la Nouvelle Zélande et l’ensemble de l’Asie en tirant parti de la position géographique du pays.
Cette ouverture est soutenue par l’un des systèmes bancaires les plus développés et stables d’Amérique Latine ainsi que par une sécurité juridique qui ont considérablement favorisé les investissements étrangers depuis le début de ce siècle.[5]
Les principaux points de faiblesse de cette économie se trouvent bien entendu dans cette même ouverture (fluctuations des échanges internationaux en général, des cours du cuivre) mais aussi dans la dépendance énergétique (gaz) vis-à-vis des voisins bolivien et surtout argentin.[6]
Depuis 2000, le taux de croissance de l’économie chilienne a été soutenu avec une moyenne de +5%, a connu une inflexion à 3,2% en 2008 puis une évolution négative de -1,9% en 2009. Mais la Banque Centrale vient d’afficher des perspectives d’une forte reprise de l’ordre de +5% en 2010.
Ces perspectives viennent montrer les capacités de récupération de l’économie chilienne face à la crise financière et économique mondiale après qu’elle ait bénéficié, dès janvier 2009, d’un important plan de relance du gouvernement à hauteur de 4 milliards de USD, plan qui aura néanmoins sérieusement mordu dans la prospérité des finances publiques.
La bonne santé de l’économie a permis aux différents gouvernements de la Concertación de développer de nombreux programmes et de promouvoir diverses initiatives à caractère social.
Dès son début de mandat, Mme Bachelet s’est beaucoup investie dans ce domaine, à titre d’exemple :
- Mise en œuvre de différents programmes de protection sociale dans le cadre de l’initiative Chile Solidario en faveur du soutien et de la réinsertion des catégories les plus défavorisées et fragiles de la société.
- Lancement du programme du ministère de la Santé Chilecrece contigo (le Chili grandit avec toi) de protection de la petite enfance.
- Promulgation d’une loi autorisant la distribution gratuite de « la pilule du lendemain ».
- Soutien du programme Vida Chile (qu’elle avait conçu comme ministre de la Santé sous la présidence Lagos) de promotion de l’hygiène et de la santé publiques.
En relation avec ces efforts de plusieurs années, le pays peut se prévaloir d’indicateurs avantageux au niveau international :
- Espérance de vie de 78 ans.
- Mortalité infantile de 7,8 /1000.
- Taux d’alphabétisation de 95,7%.
Enfin, premier pays d’Amérique Latine à atteindre les objectifs du millénaire en la matière, le Chili a - selon les chiffres officiels - ramené la pauvreté de 38,6% en 1990 à 13,7% en 2006.[7]
Toutefois, l’héritage de la Concertación réserve au futur président sa part de difficultés.
Si la pauvreté a reculé, de profondes inégalités subsistent dans la société chilienne tandis que depuis 2007 le niveau de vie a été affecté par la décélération de l’économie.
L’inflation qui n’a cessé d’augmenter depuis 2007 (7,8%) jusqu’en 2008 (8,7%) pour recommencer à décroître en 2009 (4,5%) a durement touché les classes les plus pauvres et provoqué une baisse du niveau de vie des classes moyennes.
Sous le coup de la crise économique et financière, le chômage qui a légèrement mais régulièrement augmenté dans la première moitié de la présidence Bachelet (7 à 8% des actifs) a rapidement dépassé les 10% à partir du 2e trimestre de 2009 pour finalement s’évaluer à 9,7% de moyenne pour cette même année. Le taux de chômage chez les jeunes n’a cessé d’augmenter depuis la fin des années ’90 : il était estimé au double du taux de chômage moyen en 1997 et serait actuellement de l’ordre du triple.
Enfin la société chilienne se caractérise par une grande inégalité dans la répartition des richesses. En 2005, selon un rapport des Nations unies, le Chili se trouvait au 113e rang mondial en matière d’égalité dans la répartition des revenus. En 2006, les 20% les plus riches bénéficiaient de 54,6% des revenus et les 20% les plus pauvres de 9% . En juin 2009, une étude de la Commission économique pour l’Amérique Latine et les Caraïbes (CEPAL) qualifiait d’ « inacceptable » l’inégalité existant au Chili en matière de revenus et de qualité de vie, en avançant des estimations encore plus critiques.[8]
La question Mapuche, bien que territorialement localisée, est susceptible de mettre en difficulté le futur gouvernement, du fait du durcissement de la situation suite aux violents incidents de 2009.
Les Mapuches sont un ensemble de communautés indigènes d’environ 600 000 personnes vivant dans le sud du pays (Araucania) dans des conditions d’une grande précarité.
Forts d’une longue tradition de révolte et d’insoumission, ils revendiquent la récupération de terres « ancestrales » appartenant aujourd’hui à de grands propriétaires terriens et à des entreprises d’exploitation forestière.
Depuis 1990, quelque 650 000 hectares leur ont été « restitués » dont 35% durant la présidence Bachelet. Néanmoins, les esprits se sont échauffés depuis 2008, certains propriétaires se déclarant prêts à chasser les Indiens à coups de fusil tandis que les Mapuches, estimant que le gouvernement tergiverse et conduits par des leaders radicaux, ont lancé des opérations d’occupations de terres et, en octobre 2009, attaqué les armes à la main et brûlé des camions de forestiers.
Les heurts qui se sont produits avec les forces de l’ordre ont entraîné la mort de deux Mapuches durant la mandat Bachelet (un en janvier 2008, l’autre en août 2009) et sans doute d’un troisième en octobre dernier.
Après les incidents d’août, Mme Bachelet a nommé le ministre de la Présidence, M. José Viera-Gallo, ministre coordonnateur de la Politique indigène .
Un groupe d’activistes appartenant au mouvement le plus radical Coordinadora Arauco Malleco (CAM – leader Hector Llaiful) a été mis en détention, M. Viera-Gallo estimant lui-même que les actions d’octobre tombaient sous le coup d’une loi anti-terroriste… datant du général Pinochet.
En novembre, la présidente a convoqué un « sommet indigène » pour tenter de calmer les esprits, mais la principale organisation communautaire, l’Alliance Territoriale Mapuche (ATM – 60 communautés – leader José Naín) a boycotté la réunion.
Le projet d’une modification de la Constitution reconnaissant formellement l’existence de peuples indigènes piétine aux portes du Sénat et de la Chambre des députés depuis plusieurs années.
Pour des raisons historiques et économiques mais aussi politiques, des tensions peuvent naître ou s’accentuer entre le Chili et ses trois voisins.
Depuis le retour de la démocratie, les différents présidents se sont employés à normaliser les relations avec les pays latino-américains et tout particulièrement avec ses trois voisins.
Mme Bachelet n’a pas manqué à la règle en favorisant tout particulièrement le raffermissement des liens avec le Brésil et l’Argentine.
Mais l’horizon n’est pas totalement dégagé avec Buenos Aires. On est bien loin de la crise aiguë de 1978 entre le Chili du général Pinochet et l’Argentine du général Videla à propos de 3 îlots et du tracé du canal de Beagle, crise qui aurait probablement débouché sur un conflit armé sans la médiation papale. Néanmoins, le Chili est directement dépendant de l’Argentine pour son approvisionnement en gaz et au long de ces dernières années, un rythme de livraisons capricieux et l’application de tarifs jugés prohibitifs ont provoqué mouvements d’humeur et inquiétudes à Santiago.[9]
Avec le Pérou, les relations restent aigres sur le sujet sensible de la délimitation de la zone économique maritime. Le 19 mars 2009, Lima a présenté devant la Cour internationale de Justice une demande argumentée pour que lui soient attribués quelque 60 000 km² d’espace maritime comprenant des zones de pêche très poissonneuses. Par ailleurs, en novembre 2009, une affaire d’espionnage militaire dont aurait été victime le Pérou a déclenché une crise diplomatique marquée par le rappel des ambassadeurs. Ils ont rejoint leurs postes en décembre suite à l’engagement de Mme Bachelet de faire toute la lumière sur l’affaire.
Avec la Bolivie, les relations restent particulièrement sensibles du fait que la question de l’accès de ce pays à la mer[10] a repris de son acuité depuis l’arrivée au pouvoir d’Evo Morales et que le Chili dépend indirectement de ce pays fournisseur de l’Argentine pour son approvisionnement en gaz. Ainsi, en 2006, le Bolivien Evo Morales avait déclaré que l’aboutissement des négociations de livraison de gaz avec Buenos Aires reposait sur l’engagement de cette dernière à ne pas revendre « une molécule » de celui-ci au Chili. Durant le mandat de Mme Bachelet, le dialogue a repris sur la question de l’accès bolivien à la mer mais les résultats bien que positifs n’ont pas permis d’approcher le fond de la question.[11]
Le contenu du message du candidat et président élu au plan intérieur
Personnage politique expérimenté, chef d’entreprise et homme d’affaires qui a bâti une impressionnante fortune à coups d’audace, le président élu Sebastián Piñera dispose a priori de plus d’un atout personnel pour répondre aux attentes de ses concitoyens.
Agé de 60 ans, Sebastián Piñera Echenique est marié et père de 4 enfants. Il achève en 1975, avec un doctorat d’économie, deux années à Harvard après avoir précédemment suivi des études dans cette même spécialité sur les bancs de la prestigieuse université Pontificia Universidad Católica de Santiago. Ses premières activités professionnelles le voient se consacrer au secteur bancaire tant au niveau international que national. Suite à un rapprochement avec le parti Renovación Nacional (RN) et après avoir voté « non » lors du référendum sur le maintien du général Pinochet à la présidence, les premières années ’90 correspondent à son « entrée en politique » et à ses débuts de businessman (il achète 16% des actions de la compagnie aérienne LAN Chile). Il partagera dès lors son énergie entre son engagement politique et ses activités professionnelles. Celles-ci l’amèneront à bâtir l’une des plus grandes fortunes du Chili[12]. Dans sa carrière politique se distinguent un mandat de sénateur RN (1990–1998, pour la zone Est métropolitaine), la présidence du RN (2001– 2004) et sa candidature pour Alianza por Chile aux élections présidentielles de 2006 qu’il perdit au 2e tour face à Mme Bachelet.
Le succès de M. Piñera repose sur la qualité de son message électoral qui s’est voulu à la fois rénovateur et porteur d’espoir, tout en présentant un projet appuyé sur les acquis de la Concertación et susceptible d’être bien accepté par une frange des électeurs n’appartenant pas « naturellement » à la droite ou au centre-droit.
Tout au long de sa campagne électorale et au fil des dizaines de propositions que rassemble son « programme de gouvernement pour le changement, l’avenir et l’espoir », M. Piñera s’est appliqué à saluer (bien qu’en dénonçant leurs limites à ses yeux) les acquis politiques, économiques et sociaux de la Concertación.
Au titre du futur et de l’espoir, M. Piñera fixe un objectif stratégique à l’horizon 2018[13] : le Chili se classera au rang des pays développés « avec le niveau de vie des pays du Sud de l’Europe ».
Le changement ne consistera pas à défaire mais à continuer à bâtir sur l’acquis :
- En laissant à l’Etat tout son rôle de fournisseur de biens et de services.
- En offrant des opportunités nouvelles et garantissant des aides à des sphères de la société porteuses d’avenir (comme les jeunes et les femmes) et de développement de l’économie (PME).
- En mettant en place une conduite des affaires du pays dans les mains de responsables reconnus pour leur aptitude personnelle, plutôt que sélectionnés sur la base de leur appartenance politique, et soutenus par un corpus de fonctionnaires bien formés et contrôlés par des instances de vérification fiables.
La promotion d’un nouvel état d’esprit dans la gouvernance du pays amène naturellement le président élu à promettre d’ouvrir le futur gouvernement à des « gens honnêtes, capables, ayant la vocation du service public » quel que soit leur bord politique.
Parée de cette présentation vertueuse, cette offre d’un gouvernement d’union nationale faite au lendemain même du 17 janvier et répétée dans les semaines suivantes recouvre deux objectifs présentant des avantages à moyen et long termes pour M. Piñera :
- Faire éclater la Concertación.
- Elargir ses bases politiques en cherchant à rééquilibrer la Coalición très marquée à droite avec l’UDI.
La cible principale paraît être la Démocratie Chrétienne dont les dirigeants ont parfaitement « reçu le message »… et fait voter fin janvier une résolution prévoyant l’exclusion du parti pour tout militant acceptant un poste dans le futur gouvernement.
C’est dans le domaine social et celui du développement économique que M. Piñera va sans surprise préciser son effort avec le soutien de l’Etat.
Dans le domaine social, il ne remettra pas en cause ce qu’ont mis en place ses prédécesseurs aux plans de la protection sociale, de l’éducation ou de la santé publique. Il propose des perfectionnements et une dynamisation des dispositifs existants.
Ainsi le système de retraite par capitalisation, qui implique des opérateurs privés (banques), devrait être amélioré par diverses mesures techniques au profit des cotisants, tandis que l’Etat devrait pouvoir prendre le relais de ceux d’entre eux qui se trouveraient dans l’impossibilité momentanée de payer leurs cotisations.
La famille et la femme devraient bénéficier de nouvelles initiatives : mise en place de crèches jusqu’au niveau des municipalités, congé post-natal de 6 mois, possibilité pour les femmes au foyer de cotiser pour une retraite…
L’éducation devrait mériter, à tous ses niveaux, des efforts d’amélioration sensibles fondés sur des orientations fortes telles que : l’accès à l’éducation pré-scolaire des enfants des milieux les plus pauvres, la diffusion d’un enseignement primaire de qualité par le renforcement des moyens mis à la disposition des communes, l’accompagnement des cursus scolaires par l’augmentation du nombre des bourses et le doublement des primes de l’Etat, l’élargissement de l’accès à l’enseignement supérieur par la mise en place de crédits pour un plus grand nombre de jeunes, …
Dans le domaine de la santé, M. Piñera souhaite prioritairement rapprocher les moyens des populations en ouvrant 10 hôpitaux et 70 centres de consultation nouveaux tout en modernisant les infrastructures existantes.
Dans le domaine économique, sans surprise, M. Piñera fixe comme objectif urgent une sortie de crise accompagnée d’un taux de croissance annuel de 6%. Pour cela il propose comme axes d’action principaux :
- L’augmentation de l’investissement, pour le faire passer d’une valeur actuelle de 23% du PIB à 28% en 2014 tout en maintenant la charge fiscale à son niveau actuel ; les PME bénéficieront d’aménagements des dispositions légales existantes pour favoriser le réinvestissement de leurs bénéfices.
- L’augmentation de l’offre d’emploi en ouvrant des opportunités aux femmes et aux jeunes, démarche assortie d’un effort d’amélioration dans le domaine de la formation professionnelle ; la cible théorique est la création d’un million d’emplois.
- La création de 100 000 nouvelles entreprises, en simplifiant les démarches administratives et en ouvrant de nouvelles facilités de financement.
- L’augmentation de la productivité soutenue notamment par une modernisation de l’Etat, une plus grande décentralisation de l’administration des affaires publiques et la réorganisation de la gestion des entreprises publiques dont la puissante Codelco[14].
- Le contrôle de l’inflation et de la stabilité financière du pays dans le strict respect du rôle de la Banque Centrale.
- L’augmentation prudente de la dépense publique à un taux de croissance inférieur à celui d’aujourd’hui, estimé à 9,7% par an et jugé insoutenable dans les conditions actuelles.
La prise en considération de la question des Mapuches est clairement intégrée – bien que non spécifiquement identifiée – dans le chapitre du programme consacré aux « peuples indigènes ».
Les choix et orientations se veulent clairs :
- Reconnaître les peuples indigènes dans la Constitution.
- Faire participer leurs représentants aux différents niveaux de gestion des affaires publiques (municipalités, provinces, régions).
- Au niveau central, mettre sur pied un Conseil des Peuples Indigènes et une Agence pour le Développement Indigène chargée de coordonner les politiques.
- Poursuivre la restitution de terres selon les normes existantes en matière de compensations financières.
- Sortir d’une recherche de solutions essentiellement rurales pour mieux intégrer les indigènes à la société chilienne.
Il sera néanmoins intéressant de suivre les initiatives concrètes de M. Piñera vis-à-vis des Mapuches suite à ses déclarations lors des derniers incidents qui faisaient allusion à la probable intervention d’une main étrangère (FARC ? ETA ?).
Des positions plus marquées en matière de relations extérieures et des orientations sans surprise sur les questions de défense
Le programme officiel enchaîne les propositions de M. Piñera dans ces deux domaines sans qu’il y ait un lien explicite entre les deux, hormis la préservation des intérêts permanents et supérieurs du pays.
En ce qui concerne les relations extérieures, M. Piñera annonce qu’il entend donner une priorité à l’Amérique Latine. Les raisons sont bien entendu d’ordre économique (promotion d’un marché intégré de l’énergie dans le Cône Sud et positionnement du Chili comme « centre névralgique » dans les domaines du commerce, des services, de la recherche...) mais également politiques (promotion et préservation de la démocratie sous le contrôle accru de l’OEA).
Sur ce point, il est certain que M. Piñera, qui a déjà exprimé sa désapprobation sur le régime cubain et croisé le fer verbal avec Hugo Chavez peu après son élection, va être tenté sinon entraîné à des prises de position publiques beaucoup plus claires que Mme Bachelet[15] sur les pays de l’ALBA où la démocratie se retrouve « dans les cordes ».
Cependant, sur une scène politique régionale très diverse, il paraît illusoire d’espérer que le Chili même « passé à droite », avec les félicitations empressées du président colombien Uribe, puisse avoir un influence importante sur les inflexions futures des orientations politiques de l’Amérique Latine. Du moins, tant qu’un ténor comme le Brésil n’aura pas lui-même basculé sur le même bord et/ou que le régime de Hugo Chávez n’aura pas implosé.
Vis-à-vis de ses 3 voisins, il est clair que M. Piñera s’attachera avant tout à la préservation des intérêts de son pays. La Bolivie ne peut sans doute espérer obtenir davantage que des facilités d’accès portuaires.
Avec les Etats-Unis, le futur président cherchera l’établissement d’un agenda de coopération bilatéral recouvrant de multiples domaines.
Les relations avec l’Europe seront orientées de manière à « tirer parti du potentiel commercial » découlant de ses derniers élargissements.
Les relations avec l’Asie seront développées en tenant compte de l’importance d’une zone avec laquelle se réalise 40% du commerce extérieur du Chili ; les démarches en vue de la signature d’un TLC avec l’ASEAN seront entreprises.
Pour ce qui est de la défense, M. Piñera rappelle l’importance stratégique des espaces maritimes et des terres antarctiques pour le Chili.[16]
En conséquence, on peut s’attendre à ce que l’effort de défense entrepris ces dernières années se poursuive, avec une priorité accordée à la modernisation et à l’augmentation du potentiel militaire maritime. Néanmoins, les tensions subsistant avec la Bolivie et le Pérou motiveront sans doute le maintien à un niveau dissuasif du potentiel de l’armée de terre en cours de rajeunissement (chars Léopard, artillerie) et une poursuite de la modernisation du potentiel aérien de combat (appareils F 16).
Parallèlement, M. Piñera annonce un programme ambitieux en interne : réorganisation du ministère de la Défense, définition « explicite » de la politique de sécurité du pays, établissement de critères « techniques et transparents » attachés à la définition des besoins…
Ainsi, par l’affichage d’une volonté de (re)prise en main des armées, le futur président semble vouloir envoyer un message clair à ceux de ses détracteurs qui seraient tentés de rapprochements simplistes avec le passé.
Quelques éléments de pondération à prendre en compte
Bien qu’on puisse compter sur la volonté d’aboutir d’un homme qui vient d’atteindre un objectif poursuivi depuis des années, il faudra compter avec un certain nombre de handicaps.
En premier lieu, apparaît le manque d’expérience dans la pratique de l’Exécutif des futurs responsables issus de la Coalición, pouvoir dont les partis de droite sont tenus éloignés depuis deux décennies.
A ce manque d’expérience « historique » va se rajouter celui de la jeunesse de l’équipe gouvernementale que M. Piñera annonce vouloir mettre en place.
En second lieu, le futur président, bien qu’il déclare en avoir bien conscience, va se retrouver contraint par la durée très courte de son mandat, 4 ans dont, en fait, les derniers 18 mois sont habituellement perturbés par les préparatifs de l’élection suivante.
Or, à ce jour, on voit mal dans le paysage politique – et M. Piñera sans doute aussi - qui pourrait être la personnalité capable de prendre le relais pour poursuivre l’action novatrice qu’il veut entreprendre.
Par ailleurs, ce n’est pas en brusquant les choses que le futur président va gagner un pari politique important sous-jacent : celui de convaincre qu’une « nouvelle droite » est née et sait mener les affaires du pays pour le bien de la majorité.
Enfin, et ce n’est pas le moindre des handicaps pour le futur chef de l’Etat, il lui faudra compter avec un pouvoir législatif au sein duquel les partis de la Coalición ne s’imposent pas nettement depuis les élections parlementaires de décembre dernier : 16 sénateurs sur 38 (contre 19 de la Concertación) et 58 députés sur 120 (contre 54 de la Concertación et 3 communistes).
Pour disposer d’une liberté d’action supérieure et espérer projeter son action et les propositions d’une « nouvelle droite » au-delà des termes de son mandat, il faudrait que le futur président réussisse à faire admettre au moins une des deux réformes suivantes dont il n’a cependant pas parlé dans son programme :
- la possibilité d’exercer deux mandats présidentiels successifs ;
- l’abandon du système bi-nominal dans le cadre des élections législatives[17]
Mais les partis de la Coalición se sont opposés ces dernières années aux multiples tentatives de la Concertación de faire accepter l’abandon du système bi-nominal….
Reste la première réforme qui semblerait rencontrer des opinions favorables mais non avouées publiquement dans divers partis. Au vu de certains objectifs de son programme qui dépassent l’horizon de 2014, on peut envisager que M. Piñera se risque dans quelques mois à aborder le sujet. Mais certainement pas dans l’immédiat du fait du désarroi que connaît la Concertación.
En conclusion, c’est indiscutablement sur la scène intérieure de ce pays démocratique qu’est devenu le Chili qu’il sera intéressant de suivre les succès et les difficultés d’un homme qui va porter la responsabilité de prouver que l’alternance politique paisible dans la durée est possible, même en Amérique Latine.
On peut penser que M. Piñera consacrera l’essentiel de son énergie à impulser son programme sur la scène intérieure et qu’il saura – au moins tant que l’environnement régional n’enregistrera pas de changement majeur chez l’un de ses « poids lourds » - limiter ses interventions sur la scène politique latino-américaine, et internationale en général, à celles qui sont susceptibles de soutenir son projet de classer le Chili parmi les pays développés.
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[1]Parti Socialiste (PS), Parti Démocrate Chrétien (PDC), Parti pour la Démocratie (PPD), Parti Radical Social Démocrate (PRSD).
[2] Patricio Aylwin Azócar (PDC – 1990/1994), Eduardo Frei Ruiz-Tagle (PDC- 1994/2000), Ricardo Lagos Escobar (PPD- 2000/2006), Michelle Bachelet Jeria (PS-2006/2010).
[3] La Coalición por el Cambio s’est formée pour la campagne électorale lorsque le parti Chile Primero (social libéral, issu d’une scission du PPD) a rejoint Alianza País qui regroupait déjà Renovación Nacional (RN de M. Piñera – centre droite) et Unión Demócrata Independiente (UDI – droite conservatrice – lié par le passé au général Pinochet)
[4] De fait M. Piñera a voté « non » lors du référendum de 1988 qui décida du départ de la présidence du général Pinochet et a lui même été victime de tentatives de manipulation des services de la dictature.
[5] Le Chili se classe au 3e rang des pays d’Amérique Latine en termes d’IDE : 37,5 milliards de USD de 2002 à 2008.
[6] Pour parer aux aléas des relations avec ces deux pays voisins, le gouvernement de Mme Bachelet a décidé d’investir dans des installations portuaires permettant l’importation de gaz naturel liquéfié et sa re-gazéification.
[7] Le classement se ferait sur la base d’un revenu individuel journalier de 3 USD en milieu urbain et de 2 USD en milieu rural.
[8] Dans la revue n°57 de la CEPAL, l’analyse de Ricardo Infante y Osvaldo Sunkel estime qu’en dépit d’un doublement des revenus per capita depuis 1997, les revenus des 20% les plus riches sont treize fois supérieurs à ceux des 20% les plus pauvres.
[9] La consommation interne de l’Argentine augmente et sa production a du mal à satisfaire ses contrats à l’exportation. Il semble que cette situation ne peut s’améliorer à court terme faute d’investissements pour accroître la production.
[10] La Bolivie a perdu son littoral sur le Pacifique lors d’un conflit avec le Chili à la fin du XIXe siècle.
[11] En juillet 2009, les négociations ont permis de progresser sur la gestion des eaux d’un fleuve frontalier et sur l’admissibilité de la requête bolivienne d’une utilisation du port chilien de Iquique.
[12]A la veille de son élection M. Piñera contrôlait 19% de LAN Chile (1ère compagnie aérienne d’Amérique du Sud), était propriétaire de la chaîne de télévision Chilevision (depuis 2005) et le principal actionnaire du club de football ColoColo champion du Chili 2009 (dont le président est par ailleurs Gabriel Ruiz-Tagle, lui aussi militant du R N depuis la fin des années’80). Il possède également une partie de l’île de Chiloé.
[13] Ce choix de 2018 est à la fois « parlant » car il s’agit de l’année du bicentenaire de l’indépendance du pays et curieux car il correspond à 2 mandats présidentiels (or un président ne peut aujourd’hui exercer 2 mandats successifs).
[14] La CODELCO (Corporación Nacional del Cobre), entreprise d’Etat qui produit 21% du cuivre au niveau mondial, va être concernée en priorité par une réorganisation de sa direction (« plus professionnelle et moins sous influence politique »), une « forte » ouverture aux capitaux étrangers et la suppression de sa participation institutionnelle au financement du budget des armées.
[15] Vote en faveur du Guatemala contre le Venezuela pour une place de représentant de l’Amérique Latine au Conseil de Sécurité de l’ONU mais condamnation du coup de force au Honduras contre le président Zelaya soutenu par Hugo Chávez.
[16] Sur son territoire antarctique de quelque 1 250 000 km², le Chili maintient 6 bases permanentes et une douzaine de bases temporaires (été austral).
[17] Ce système instauré sous le régime Pinochet limite de fait la représentation de toute force politique dans les instances législatives et oblige en général à négocier pour parvenir à un accord sur un projet de loi.