Le phénomène des femmes kamikazes



 

 

La multiplication des attentats suicides, depuis quelques années, suscite bien des interrogations. Est-ce un phénomène nouveau ? Quelles sont les motivations de ceux qui planifient ou commettent de tels actes ? Et lorsque ceux-ci sont perpétrés par des femmes, la stupéfaction est double. En effet, la femme est généralement perçue, d’une part, comme force de vie et d’amour et non comme pulsion de mort et de destruction, et, d’autre part, comme victime et non auteur d’actes de violence.  

Les femmes apportent donc un nouveau profil aux attentats suicides en tant que stratégie de la terreur. Cette féminisation de la menace terroriste, observée au Liban, en Israël, en Tchétchénie, en Irak ou en Algérie, constitue un défi particulièrement déroutant pour les services de sécurité. En effet, comme les enfants que l’on dit innocents, les représentantes du sexe « faible » sont bien mieux armées que les hommes pour détourner l’attention des policiers. En outre, dans certaines cultures, les tabous liés à la mixité compliquent les procédures de contrôles et de fouilles des femmes.

 

 

1)     L’attentat suicide : une stratégie complexe

 

En ce début de XXIe siècle, et plus particulièrement depuis le 11 septembre 2001, les nouveaux paysages qui se dessinent devant nos yeux se caractérisent notamment par une augmentation  des productions victimaires et par un débordement de passions, qui viennent contrarier une vision moderne qui les exclut et qui promet le respect du sujet individuel, la solidarité, la tolérance, la rationalité, soit « l'exclusion de la passion et du tragique du champ des relations humaines »[1]. Depuis l’Antiquité, philosophes, moralistes et politiques ont tenté de gérer et de rationaliser les conflits et la violence, considérés comme  un dérèglement des passions humaines. Au cours de ces dernières années, l’attentat suicide - l’archétype même de l’acte brutal de violence - est venu contrarier cet effort civilisateur entrepris par l’humanité pensante. La géopolitique contemporaine semble, par conséquent, éprouver du mal à percevoir une menace qui échappe à ses règles. Contrainte d’extrapoler à partir de ce qu’elle connaît, la littérature politique tente dès lors d’élaborer une grille d’interprétation qui associe souvent opération kamikaze et dimension religieuse.

Soulignons, toutefois, que les attentats suicides n'ont pas attendu le 11 septembre 2001 pour s'introduire en tant qu'arme dans l'histoire des affrontements humains. Traversant le temps et l’espace, transcendant les idéologies, le suicide meurtrier revêt une dimension transculturelle.

 

Aux premiers siècles de notre ère, le refus de l’esclavage et l’honneur guerrier formaient le cadre de l’idéologie du sacrifice meurtrier. Les Zélotes de Galilée ainsi que les Sicaires (factions politico-religieuses juives réputées pour leur résistance à l’occupation romaine) y ont ajouté une dimension nouvelle, proprement religieuse, liée au monothéisme : ils tuaient leurs adversaires mais ne se souciaient pas de prendre la fuite, comme, par exemple, à la forteresse de Massada, où ils préférèrent le suicide collectif à la capitulation.

Le terme martyr fut appliqué aux chrétiens qui durent affronter la persécution et la mort pour défendre leur foi. Ce concept a donc été défini et imaginé en réponse à des pressions sociales, religieuses et politiques complexes.

Dans son ouvrage Rome et le martyre, Glen W. Bowersock[2] rappelle que l'extension du concept de martyr aux populations musulmanes a eu lieu lors de la conquête de la Palestine, au VIIe siècle. C'est après cette conquête arabe que la notion de témoin (chahid) a pris le sens de mort sacrée, en référence à la notion grecque de marturoset à sa double signification de témoin et martyr.  Quelques siècles plus tard, la célèbre secte des assassins, fondée vers 1090 par Hassan Sabbah, institua l’assassinat politique comme stratégie de lutte et devint un exemple légendaire.

Plus près de nous, à l’époque de la Révolution française, Maximilien Robespierre considérait la terreur comme « une émanation de la vertu. »

En 1850, la société russe vit émerger la violence révolutionnaire. Les anarchistes puis les socialistes révolutionnaires posèrent le problème de l’indiscrimination par rapport à la nature de la cible, fondée sur la théorie révolutionnaire de responsabilité collective de groupe, d’ethnie ou de classe sociale.

 

L’expression très médiatisée de kamikaze fait référence à un vent divin qui a stoppé l’invasion mongole du Japon, au XIIIe siècle, en détruisant la majeure partie de sa flotte. Ce terme fut à nouveau utilisé pour désigner les missions suicides d’aviateurs japonais pendant la Seconde Guerre mondiale.

En 1967, les combattants nationalistes palestiniens (fidayîn) proclamèrent leur volonté de sacrifice et, après Septembre noir, des unités spéciales portèrent des ceintures d’explosifs pour marquer leur détermination absolue.

Enfin, au cours des années ‘80, dans sa guerre contre l’Irak, le pouvoir révolutionnaire iranien créa l’organisation bassidjé (volontaires organisés) comme arme de guerre. Cette milice, formée d’adolescents, invoquait la martyrologie chiite, mortifère et fascinée par le sacrifice de l’imam Hussein. Le sacrifice de ces jeunes combattants était intégré au dispositif global d’une offensive stratégique.

 

Aujourd’hui, le terme kamikaze signifie folie fanatique. En effet, une action kamikaze désigne une mission suicidaire visant à tuer, au cours de laquelle son ou ses acteurs savent leurs chances de survie nulles, cette dernière condition étant la clef de la réussite de l’opération.

Notons que, depuis 2001, l’utilisation de ce terme dans les médias renvoie aux mêmes ambiguïtés : fanatisme pour les uns, sacrifice pour les autres, le tout dans un contexte où les dimensions religieuse, politique et militaire se mêlent inextricablement. Le kamikaze est devenu en quelques années la bombe intelligente et bon marché du terrorisme de la nouvelle génération, le produit d’une idéologie et d’une technique peu coûteuse, facilement transposable et exportable.

Contrairement à une idée répandue, les attentats suicides constituent un phénomène relativement récent dans l’islam.

La doctrine du Jihad est certes fondée sur le texte du Coran mais il n’existe pas d’interprétation unique. Etymologiquement, Jihad signifie effort tendu vers un but déterminé. La racine du mot j.h.d ne fait référence qu’à « l'effort », « la peine ». Pour certains, le Jihad est une discipline rigoureuse et non violente fondée sur l’imitation stricte et littérale de la vie du prophète dans le but d’atteindre la perfection. Du point de vue d’une morale islamique à caractère stratégique, il s’agit de surmonter un double interdit : le suicide et le meurtre, condamnés par la religion musulmane. 

Si l’islam a toujours constitué une référence  politique dans le monde arabe et a galvanisé les luttes de libération nationale, le Jihad - ou guerre sainte - est soumis à une réglementation stricte. Le droit de la guerre, fiqh el harb, a été élaboré par les jurisconsultes musulmans des quatre écoles de jurisprudence afin de limiter le dérèglement des passions et de définir la notion de « guerre concevable ».

 

La guerre sainte musulmane a été autorisée dans trois cas :

 

  • En cas d’attaque étrangère ou pour prévenir la fitna, c’est-à-dire la rébellion ou      la    guerre civile. Il s’agit d’une      guerre d’intérêt général.
  • Pour porter secours à d’autres musulmans victimes de      sévices et d’injustices.
  • Pour défendre l’intégrité personnelle ou l’intégrité de      la patrie[3].     

 

 

Des règles précises ont été définies concernant les combattants et les non combattants, les femmes, les enfants et les moines. Ces principes fondamentaux, établis par le prophète Mohamed et appliqués de manière variable selon les époques et les lieux, étaient relatifs à la protection accordée aux populations civiles (femmes, enfants, mineurs, vieillards et malades mentaux) et à l’interdiction de détruire les cités, de couper les palmiers et les arbres fruitiers ou de brûler des terres agricoles. En outre, le Coran désapprouve l’assassinat, l’attentat prémédité par traîtrise car « Dieu n’aime pas le traître incrédule » (32 :38).

 

Le grand jurisconsulte Ibn Taymiyya (1263-1328), qui est devenu la référence majeure de la mouvance islamiste sunnite, affirme que « nous devons combattre uniquement ceux qui nous combattent ». Certains décisionnaires musulmans contemporains ont toutefois remis en cause ce droit de guerre musulman. Sayyid Qutb, dont la doctrine est basée sur le concept de jahiliyya (état d’ignorance de l’islam), justifie le Jihad éternel. Ce Jihad n’est plus un moyen de défense des musulmans et de leurs territoires mais une révolution offensive, proactive et permanente contre les ennemis de l’intérieur et de l’extérieur qui ont usurpé la souveraineté de Dieu.

La stratégie d’al-Qaïda consiste à interpréter le Jihad non pas comme une obligation collective ou politique mais plutôt comme une responsabilité morale individuelle qui va au-delà du pragmatisme politique. Certains Jihadistes croient qu’ils participent à une bataille finale mythique et apocalyptique contre le Mal. Cheikh Qaradhaoui, un dirigeant des Frères musulmans, qui s’est prononcé en faveur des attentats suicides, a remis en cause la distinction essentielle entre combattants et non combattants. Selon lui, les « opérations de martyre » sont une arme asymétrique. Elles compensent la faiblesse des Palestiniens, qui ne disposent pas d’hélicoptères Apache ou de tanks. Toutefois, cheikh Qaradhaoui aborde la question d’un point de vue politique et militaire et non de celui de la logique juridique musulmane qui, elle, fait la distinction entre victimes permises et victimes interdites.

 

Pour revenir à la problématique des femmes kamikazes, toutes sortes de fatwas ont circulé, justifiant ou condamnant leurs attentats suicides. L’Arabie saoudite a d’abord refusé de les légitimer et de considérer leurs auteurs comme des martyres. Cependant, le 1er août 2001, le Haut conseil islamique d’Arabie saoudite a publié une fatwa encourageant les Palestiniennes à commettre des attentats.

En Égypte, cheikh Qaradhaoui refusait d’accorder le statut de martyres aux femmes kamikazes mais, depuis peu, une nouvelle fatwa leur permet d’enfreindre les commandements de l’islam en voyageant non accompagnées par un homme de leur famille et à tête découverte pour perpétrer leur attaque suicide.

Quant au chef spirituel du Hamas, cheikh Yacine, il a déclaré le 31 janvier 2002 qu’il autorisait les femmes à mener des attentats suicides à condition qu’elles soient encadrées par un homme. Plus tard, le maître à penser du Hamas a édicté une fatwa affirmant que « celles qui commettent un attentat suicide et tuent des juifs seront récompensées au paradis en devenant plus belles que les 72 vierges promises aux hommes martyrs ».

 

L’émergence de ce phénomène a donné lieu à de nombreuses interprétations. Selon Bernard Lewis, la progression du radicalisme et du terrorisme islamique est due au sentiment d’humiliation bien ancré chez les musulmans à cause de l’échec de l’islam à s’adapter au monde moderne, au cours des deux derniers siècles[4].

Pour certains islamologues, comme Gilles Kepel, le Jihadisme a des racines religieuses et culturelles[5], tandis que d’autres, comme Olivier Roy[6] ou Mohamed Tozy[7], mettent l’accent sur des facteurs politiques et sociologiques. D’autres encore, comme Faical Devji[8], pensent que le Jihadisme ne découle d’aucun facteur généalogique précis : il est le fruit de la fragmentation des structures traditionnelles de l’autorité musulmane au sein d’un nouveau paysage mondial. Enfin, Kadija Finan[9] considère qu’au-delà des causes économiques, sociales et politiques, c’est « une panne de sens » qui serait à l’origine de l’éclatement de la violence.

 

2)    Les femmes kamikazes : qui sont-elles ?

L’origine ethnique et sociale des femmes kamikazes présente une grande hétérogénéité.

Historiquement, les femmes ont, depuis longtemps, été associées à des mouvements politiques violents. De la Révolution française ou russe aux mouvements terroristes des années ‘70 et ‘80, en passant par les mouvements de libération nationale, notamment en Algérie, les périodes de guerre et de répression ont permis aux femmes islamistes d’acquérir le statut valorisant de résistante (moujahida) voire de martyre (shahida).

L’évolution de la femme d’un rôle essentiellement d’auxiliaire à un rôle plus actif et opérationnel comme celui de kamikaze est toutefois assez récente. En manifestant leur engagement politique par la mort sacrifielle et le don de soi, ces shahidas empruntent une voie qui, jusqu’à récemment, n’était suivie que par des hommes jeunes, que l’on dit tout simplement fanatisés.

Palestiniennes, Tchétchènes, Libanaises ou Irakiennes, étudiantes ou mères de famille, adolescentes ou grand-mères,  il est bien difficile d’établir un profil social type de la kamikaze. Certaines de ces femmes avaient même devant elles un avenir prometteur de juriste ou d’universitaire. Elles jouissaient, pour la plupart, d’un très bon niveau d’éducation et étaient parfois issues de familles aisées.

Certaines organisations, comme le PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan), ont depuis longtemps approuvé et encouragé la participation des femmes à leurs actes violents. D’autres, comme al-Qaïda, n’avaient nullement prévu le phénomène des femmes missiles et furent les premiers surpris. Précisons toutefois que le recrutement des femmes n’est parfois que la conséquence de décisions prises par des réseaux locaux en manque de combattants.

 

Entre 1985 et 2007, plus de 230 attentats suicides à la bombe ont été perpétrés par des femmes. Cependant, il semble que ce qui relie ces femmes jihadistes entre elles soit davantage d’ordre idéologique qu’opérationnel.

C’est au Liban que le phénomène des femmes kamikazes est apparu pour la première fois dans le monde arabo-musulman : le 9 avril 1985, Sana Khyadali, une jeune femme membre du parti nationaliste syrien, faisait exploser sa voiture piégée près d’un convoi militaire israélien. Ce phénomène est par conséquent nouveau et s’est amplifié après la seconde intifada. Le 27 janvier 2002, Wafa Idriss, une ambulancière de 25 ans, commettait un attentat suicide en plein cœur de Jérusalem ouest, devenant ainsi la première kamikaze palestinienne. Durant les six mois qui ont suivi cet attentat, les femmes ont représenté un cinquième des auteurs d’attaques suicides. Parmi elles : Dareen Abu Ayshah, âgée de 21 ans, qui a activé sa ceinture d’explosifs à un barrage militaire israélien en Cisjordanie, le 27 février 2002 ; Hanadi Jaradat, une avocate palestinienne de 29 ans, s’est fait sauter dans un restaurant à Haïfa, le 4 octobre 2003, tuant 21 personnes. En janvier 2004, Reem Salah al Rayacha, 22 ans, laissait à la maison sa fille de 18 mois et son fils de 3 ans pour aller se faire exploser au point de passage d’Ertz, entre Israël et la Bande de Gaza.

 

Ces exemples ont ensuite rapidement été suivis par d’autres. Le 30 avril 2005, deux femmes voilées ont attaqué un bus transportant des touristes en Egypte. Le 23 novembre 2006, Fatima Omar Mahmoud al-Najar, une Palestinienne de 57 ans, mère de 9 enfants et grand-mère de 41 petits-enfants, s’est fait exploser dans la bande de Gaza.  

Précisons que nombre de ces femmes n’ont pas attiré l’attention des forces de sécurité car elles transportaient leurs bombes sous leurs vêtements, laissant croire qu’elles étaient enceintes, ou dans les poussettes des enfants.

 

Le phénomène des femmes kamikazes touche également l’Europe. Le 9 novembre 2005, Muriel Degauque, une Belge de 38 ans convertie à l’islam, commettait un attentat suicide dans le nord de Bagdad, tuant cinq policiers et quatre civils.

Depuis 2000, on assiste à une augmentation progressive des attaques kamikazes perpétrées par des musulmanes, que ce soit en Irak, en Egypte, en Ouzbékistan ou dans le Maghreb, qui semble être devenu le théâtre du terrorisme transnational. L’attentat suicide qui a ciblé, le 28 janvier 2008, un commissariat dans la wilaya de Boumerdes, en Algérie, a été commis par une jeune Algérienne de 26 ans.

 

Le passage à l’acte ne repose pas sur un processus ou un facteur unique. Les raisons de leur participation aux actes suicidaires varient considérablement d’un pays à l’autre, selon la culture et le vécu personnel de chaque femme. S’il est, par conséquent, difficile de généraliser les cas, nous pouvons toutefois tenter d’expliquer comment certains facteurs psychologiques et politiques peuvent influencer ces scénarios féminins de mort volontaire.

 

a)    La haine de soi 

 

La culture arabo-musulmane offre une image négative de la femme. La première source de toutes les discriminations encore défendues par les islamistes est le refus de l’égalité entre les hommes et les femmes. Ce refus est justifié par un verset coranique qui stipule que « les hommes leur sont supérieurs d’un degré [aux femmes] ». Des énoncés isolés de leur contexte sont devenus des fondements juridiques intangibles qui hypothèquent l’évolution du droit, des institutions, des mœurs et de la société. Ainsi, la tutelle des hommes sur les femmes, encore en vigueur dans tous les pays arabes, est justifiée au nom de ce verset coranique. Ce droit s’accompagne, dans cette conception, de l’obligation d’obéissance de la femme vis-à-vis de son tuteur, ainsi que du droit à la correction qui revient à l’homme à l’encontre de la femme jugée rebelle.

Face à cette situation, certaines musulmanes peuvent intérioriser ces stigmates en les renforçant. Leur identité négative leur apparaît comme le résultat de leurs insuffisances personnelles et de l’ordre naturel - donc un fait inévitable - et non comme le résultat des rapports sociaux qui définissent leur place dans la société. De ce fait, elles renchérissent sur leur identité de femme faible et dépendante, et la renforcent. Toutefois, dans certaines circonstances, un retournement sémantique se produit, qui renverse les valeurs et transforme la négativité en positivité. Souffrant d’une image de soi si compromise, certaines peuvent développer une haine de soi et intégrer les mouvements islamistes radicaux, conduisant à des actes extrêmement violents. La haine, fait clinique fondamental, n’est pas sans incidences sociales. Les femmes « martyres » sont les agents les plus dramatiques de cette situation.

En perpétrant des actes terroristes, ces femmes expriment par les armes et la mort leurs ressentiments et leur haine, et s’identifient aux hommes. L’attentat terroriste devient une sacralisation de soi dans la mort lorsque le sentiment que l’on ne peut pas réaliser son idéal dans la vie prévaut. Quand l’horizon du futur est perçu comme bloqué, on se projette vers la mort, qui devient le lieu de réalisation de soi. Dans ce type d’engagement, les conflits locaux sont des facteurs de motivation déterminants et critiques ; toutefois, chaque cas demeure unique.

 

b)    Les conditions économiques 

 

Les rapports du PNUD (Programme des Nations unies pour le développement) signalent  une précarité galopante de la condition des femmes dans le monde arabo-musulman. Les femmes sont victimes d’autant plus qu’elles sont privées de ressources, de qualifications et demeurent peu alphabétisées.

Toutefois, les femmes des classes défavorisées ne sont pas les seules victimes de cette dégradation des conditions de vie. En effet, plusieurs études, menées notamment en Tunisie[10] , en Algérie[11], au Maroc[12] et en Iran[13], soulignent la position insatisfaisante dans laquelle se trouvent les femmes des classes ascendantes, qui ont un degré d’instruction suffisant pour connaître leurs droits et ressentir la frustration qu’engendre l’inégalité.

Ces dernières participent à des activités publiques mais à un niveau subalterne. Leur travail, peu valorisant tant économiquement qu’intellectuellement, ne représente alors ni une source d’indépendance financière conséquente, ni l’occasion d’une plus grande reconnaissance sociale. En revanche, en les éloignant du foyer, le besoin matériel d’un second salaire leur donne le sentiment de trahir leur mission originelle d’épouse et de mère. L’évolution individuelle est entravée par les contraintes familiales, les tâches de soins aux enfants et aux personnes dépendantes étant assumées par les femmes. L’absence d’infrastructure sociale de garde et de soins, qui permettrait une meilleure conciliation de la vie familiale et de la vie professionnelle, constitue un obstacle pour l’épanouissement des femmes. À terme, cette combinaison de pression des contraintes matérielles et de l’insatisfaction des aspirations professionnelles et personnelles engendre un certain sentiment de culpabilité et alimente une revalorisation certaine du rôle traditionnel. Le prosélytisme religieux s’appuie ainsi sur les espérances déçues (économiques, intellectuelles, sociales et politiques) des classes moyennes.

 

c)     Changement des rapports entre genres 

 

L’épuration dont ont été victimes certains mouvements islamistes a contraint ces derniers à placer les femmes sur le devant de la scène. En l’absence des hommes, elles ont joué un rôle indispensable dans la formation des réseaux de solidarité, la prise en charge des militants en fuite ou dans la clandestinité, l’établissement des contacts entre les prisonniers et les militants à l’extérieur, etc. Les contextes de répression ont renforcé le rôle des femmes et entamé un changement des rapports entre genres au sein des courants islamistes. Certaines militantes ont ainsi pu disputer des espaces de reconnaissance dans leur propre courant politique, accéder au sommet de leur formation et devenir mythiques à l’instar de l’Egyptienne Zaynab al-Ghazali, qui s’est imposée lors des arrestations de 1948-1950, ou de la Marocaine Nadia Yassine, leader du parti islamiste marocain al-Adl wal Ihssan (« Justice et Spiritualité »). Quant au parti palestinien Hamas, il a accepté l’inscription de 20% de femmes sur ses listes lors des élections de 2006. Dans certaines sociétés musulmanes féodales et tribales, l’organisation jihadiste est la seule structure qui offre à la femme un choix autre que le rôle traditionnel d’épouse ou de mère, en leur proposant un nouveau style de vie. Et, au prix de leurs sacrifices, les femmes kamikazes trônent à titre posthume sur les posters et les fresques allégoriques consacrés aux glorieux martyrs de la nation.

Cette douteuse consécration égalitaire via la mort volontaire inspire des envolées lyriques à des centaines de femmes musulmanes en quête de liberté et d’égalité du genre.

 

d)    Corporéité de la femme : du corps voilé au corps martyr 

 

Il existe, au sein de la culture musulmane, un lien constant entre le corps féminin et une pluralité d’enjeux sociaux, politiques et religieux. Le corps féminin est souvent un emblème de la politique en vigueur et finit par constituer un objet de jurisprudence comme un autre, susceptible en permanence d’être réaménagé en fonction des intérêts stratégiques en jeu : corps maternel sacré comme stratégie démographique en Palestine, corps voilé pour préserver l’identité face au colonisateur durant les luttes de libération nationale, corps dévoilé, « modernisé », soumis aux techniques de la contraception pour amorcer la bombe démographique et rattraper le convoi de la civilisation après l’indépendance. Le corps féminin est actuellement l’enjeu principal de l’islam politique qui  l’utilise  comme icône de sa communauté, dont le corps social se confond avec le corps de la femme. Son projet d’un monde en ordre, intègre et conforme au Coran et à la Shari’a, repose sur la domination et la libre disposition des femmes. D’abord et avant tout autre chose, dans un monde idéal, elles sont destinées à assurer la reproduction selon les normes définies par les hommes, à servir l’ensemble du corps social, et cela dans la dépendance, la limitation de leur mobilité et la contrainte.

Cette corporéité illustre la « fonctionnalité » du corps féminin, qui revêt une dimension fortement utilitariste. Le corps martyrisé de la kamikaze illustre, par excellence, cette chosification du corps féminin. « Je voulais que les morceaux déchiquetés de mon corps s’envolent dans toutes les directions », déclarait une femme kamikaze dans un enregistrement vidéo diffusé après sa mort.

 

e)    Internet et le cyberterrorisme 

 

La plupart des sites Internet destinés aux femmes présentent un islamisme insidieux et contenu. On y trouve des textes théologiques, des recettes de cuisine diététiques, des conseils de décoration et d’hygiène ou des recommandations pour l’éducation des enfants, mais surtout une vision simpliste, rigoriste et austère de la religion musulmane. Tous ces sites mettent en exergue les narrations du Coran et l’imitation du Prophète afin de donner aux musulmanes des exemples et des guides de « bonnes » conduites pieuses au quotidien, pour qu’elles trouvent le droit chemin dans la vie moderne.

Le site féminin « La caravane des prédicatrices » (www.gafelh.com) propose à ses internautes un cours spécial : comment procéder au lavage rituel d’une dépouille de femme, comment l’envelopper dans son linceul, comment l’orienter dans l’espace, etc. L’objectif didactique  de ce cours macabre est de les accabler et d’évoquer l’au-delà et  la vie éternelle.

Le site « al-Khansa », qui s’adresse également aux femmes, prodigue des conseils en matière de secourisme et donne des instructions pour le Jihad islamique. Quant au site « Moujahidat », il propose  un protocole d’entraînement militaire de 8 semaines avec pour objectif d’apprendre aux musulmanes à concilier vie familiale et Jihad !

La fondation As Sahab (Fondation for Islamic Media Publication), l’agence de communication extérieure d’al-Qaïda, diffuse sur ces sites féminins des cassettes et des vidéos de propagande des prêches d’Oussama ben Laden. Cet arsenal médiatique comprend de petits films de guerre mettant en scène des Jihadistes musulmanes en pleine action dans des pays comme l’Afghanistan, l’Irak, la Bosnie ou la Tchétchénie. En d’autres termes, ces sites offrent une interprétation des versets coraniques choisis délibérément pour inciter les femmes à la violence et au Jihad.

Toute une culture de la mort y trouve un terreau fertile pour proposer une fin heureuse : la chahada. Sa finalité est de cultiver la martyrologie par la diffusion post-attentat des professions de foi des kamikazes, entretenant ainsi l'image des héroïnes et des résistantes dans l'inconscient collectif des femmes.

 

Par ailleurs, lorsqu’on procède à l’analyse sémantique des pseudonymes utilisés par les femmes internautes dans les forums de discussion, on constate qu’ils reflètent, pour la plupart, une identité unidimensionnelle et martyrisée : « lumière de l’islam », « rose de l’islam », « lumière du monothéisme », « celle qui aime le Coran », « celle qui aime le Prophète », « parfum du paradis », « la pudique », « celle qui porte le hijab » ,« la combattante », « la fidaiyya », « celle qui soutient la Palestine »,  « celle qui soutient l’Irak »,etc.

L’identité imposée équivaut à une sorte d’aliénation de soi, car ces femmes ne peuvent pas prendre conscience de leur identité à partir de ce qu’elles possèdent, mais par ce dont elles ont été privées.

Le réseau Internet instaure des liens entre des individus isolés et atomisés, créant le fantasme d’une communauté musulmane idéale, c’est-à-dire juste, égalitaire, libre et universelle dans sa simplicité et sa pureté, et renforce la doctrine de el wala wa al bara : d’une part, il tisse des liens virtuels intenses avec les dignitaires et, d’autre part, il favorise la rupture avec le monde réel.

 

6) Déficit de citoyenneté et extase de la violence 

 

Le Jihad offre aux musulmanes une confiance en soi, l’admiration des autres, des émotions fortes et le sentiment d’avoir un but.

Lorsqu’elle est touchée par la misère affective et le dénuement culturel, la femme est désensibilisée. Elle a, dès lors, besoin d’extases plus fortes qu’une femme sensible, vivante, citoyenne, participant activement à la vie de sa communauté. La propagande virtuelle peut alors dévoyer l’altruisme, le dévouement à une cause, le sentiment d’appartenance, et cautionner l’assassinat et la violence. En outre, ce terrorisme féminin, propulsé à grande échelle grâce aux médias modernes, est soutenu par la grande majorité des militantes islamistes fondamentalistes, qui sont très fières des actions de leurs sœurs, interprétées comme le symbole de l’émancipation de la femme musulmane. Leurs actes terroristes démontrent que la femme islamiste est capable de défier les pouvoirs en place, de se substituer aux hommes et que leur Jihad ne passe pas obligatoirement par la procréation et la reproduction de la Oumma musulmane.

Le sacrifice, comme l’a montré René Girard, est toujours un fait collectif qui rassemble les communautés conscientes d’assister à un acte fondateur[14], et c’est ce qui explique la fascination qu’il exerce sur les masses.

 

 

 

 

Conclusion

 

Si l’image de la femme commettant un attentat suicide est contraire aux stéréotypes et aux conceptions classiques de la religion musulmane, elle n’est pas pour autant le signe d’une équité des genres mais le reflet de la crise profonde dans laquelle le monde arabo-musulman est plongé. Le suicide est parfois la tactique choisie lorsque la femme n’a plus d’autres alternatives pour provoquer un changement dans son environnement personnel.

Actuellement, le déficit démocratique dont souffre le monde arabe et musulman, l’ambiguïté des droits positifs modernes du statut personnel, à la fois conservatoires de l’identité religieuse nationale dont les femmes et la famille sont la matrice et vecteurs de la transformation du code religieux et du changement social, fragilisent la condition féminine dans ces pays.  Cette fragilisation économique, politique et psychologique est un terreau pour la propagation de l’idéologie jihadiste qui instrumentalise les femmes kamikazes.

 

 

Copyright© ESISC 2008

 



[1] KANT Emmanuel,Vers la paix perpétuelle Que signifie s'orienter dans la pensée ? Qu'est-ce que les Lumières ?  Et autres textes, Paris, Flammarion, 2006.

 

[2] BOWERSOCK Glen, Martyrdom and Rome, CambridgeUniversity Press, 1995.

 

[3] AMIR-MOEZZI Mohammad Ali, Dictionnaire du Coran, Paris, Robert Laffont, 2007.

 

[4] LEWIS Bernard,  Le langage politique de l’Islam, Paris, Gallimard, Bibliothèque des Sciences humaines, 1998.

[5] KEPEL Gilles, Jihad, expansion et déclin de l’islamisme, Paris, Folio, 2000.

[6] ROY Olivier, L’Islam Mondialisé,  Paris,Seuil - La couleur des idées, 2002. 

[7] TOZY Mohamed, Monarchie et islam politique au Maroc, Paris, Presses de Sciences Po, 1997.

[8] DEVJI Faical, Landscapes of the Jihad,University of Pennsylvania Press, 2005.

[9] LEVEAU Rémy, FINAN Khadija, DE WENDEN Wihtol, L’islam en France et en Allemagne. Identité et citoyenneté, Paris, La documentation française, 2001.

 

[10] Belhassen Sophie, « Femmes tunisiennes islamistes », in Christiane Souriau (dir.), Le Maghreb musulman en 1979, collection Etudes de l’Annuaire de l’Afrique du Nord, Paris, CNRS, 1981.

[11] Bucaille Laetitia, « L’engagement des femmes dans le mouvement islamiste en Algérie », Monde Arabe Maghreb-Machrek, n° 144, avril 1994.

[12] Daoud Zakia, Femmes, mouvements féministes et changement social au Maghreb, Casablanca, Eddif, 1996.

[13] Adelkhah Fariba, La révolution sous le voile : Femmes islamiques d’Iran, Paris, Karthala, 1991.

 

[14] GIRARD René, La violence et le sacré, Paris, Grasset, 1972.

 


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