Les 10 et 11 mars derniers, le président turkmène, Gurbanguly Berdimuhamedov, a effectué une visite d’Etat en Ouzbékistan. Il y a signé plusieurs accords de coopération avec son homologue ouzbek, Islam Karimov, dont une déclaration commune et un protocole d’échange pour la ratification de « l’accord d’amitié » conclu à Achgabat, la capitale turkmène, le 18 octobre 2007[1]. Plusieurs autres accords ont été négociés dans les domaines de l’agriculture, des infrastructures économiques des zones frontalières, des télécommunications et de la coopération diplomatique. Ce rapprochement diplomatique effectué par les deux républiques voisines d’Asie centrale témoigne des changements déjà opérés depuis la mort inopinée du président turkmène, Saparmurat Niazov, le 21 décembre 2008. Dès son accession au pouvoir, le nouveau président a en effet promis de nombreuses réformes de la politique intérieure et extérieure du pays, réformes indispensables pour garantir la stabilité de l’Etat et de la région.
L’extrême personnalisation du régime du président Niazov avait en effet provoqué de fortes craintes sur l’organisation de la succession présidentielle. Les nombreuses purges et les rotations rapides de dirigeants laissaient en effet un gouvernement peu expérimenté à la tête d’un pays stratégiquement situé aux frontières de l’Iran et de l’Afghanistan, disposant d’importantes réserves de pétrole et de gaz. Par ailleurs, l’exemple turkmène a également offert un précédent pour une région encore entièrement dominée par des régimes despotiques, au fonctionnement familial ou clanique. Un peu plus d’un an après ces évènements, nous verrons dans ces lignes comment s’est déroulée la succession et quels changements elle a déjà apportés dans la politique interne du pays. Nous verrons surtout comment ont évolué ses relations diplomatiques, avec ses voisins centrasiatiques et avec les grands acteurs régionaux que sont la Russie, la Chine, et les Etats-Unis.
Saparmurat Niazov, qui avait officiellement ajouté à son nom le titre de Turkmenbachy, « le chef des Turkmènes », à régné sur le Turkménistan de 1985 à 2006. Aux côtés du Kazakh Noursoultan Nazarbayev et de l’Ouzbek Islam Karimov, il était en effet l’un des trois anciens Premiers secrétaires régionaux du Parti communiste à avoir conservé le pouvoir dans leurs républiques après l’implosion de l’URSS en 1991. Déjà opposé aux réformes introduites par la Perestroïka et la Glasnost de Michaïl Gorbatchev dans les années 80, Sapa murât Niazov a fait du Turkménistan l’un des pays les plus fermés du monde dès son indépendance. Il y a instauré un régime répressif, basé sur l’interdiction de toute opposition et sur des purges fréquentes au sein du gouvernement et des organismes publics. Par ailleurs, le dogme de la « neutralité perpétuelle » a provoqué un isolement extrême du pays, allant jusqu'à interdire tout voyage à l’étranger ou à les faire contrôler étroitement par les services de sécurité.
Le pouvoir de Saparmurat Niazov était également basé sur un culte de la personnalité délirant. En plus de son titre de Turkmenbachy, il prétendait ainsi être un prophète. Ses poèmes et son livre, le Ruhmana – compilation d’ouvrages musulmans, de mythes turkmènes et de vulgate marxiste, « second livre saint après le coran » – ont été imposés comme seuls manuels d’apprentissage de l’écriture. Il mena par ailleurs une politique destructrice du système éducatif – limitant le cursus scolaire à neuf ans –, du système de santé et de la culture non-turkmène. Au début des années 2000, des allusions à une origine divine du président commencèrent à être publiées dans les journaux, en en faisant un descendant d’Alexandre le Grand et de Mahomet[2]. Enfin, on ne compte pas les statues en or qui ont été érigées partout dans le pays, ou les portraits présidentiels placardés dans les villes.
En cas de mort du chef de l’Etat, la Constitution prévoyait que l’intérim soit occupé par le président du Majlis (le Parlement), Ovezgeldy Ataev. Dès le jour du décès de Saparmurat Niazov, il a cependant été destitué, inculpé et interpellé par les services du ministère de la Sécurité nationale[3]. Le lendemain, le procureur général du Turkménistan déclarait qu’il avait été reconnu coupable d’avoir poussé sa future belle-fille au suicide. Si les motifs de la destitution et de la condamnation d’Ovezgeldy Ataev ont donc été officiellement criminels, il ne fait pas de doute qu’il aura été la première victime d’une purge sous le nouveau régime. Selon plusieurs indications, il aurait été condamné en février 2007 à 4 ou 5 ans de prison par la Cour suprême[4]. L’opacité traditionnelle du système judiciaire turkmène et le secret qui a été gardé autour de cette affaire ne permettent cependant pas d’avoir de certitudes sur le sort réservé à l’ancien président du Parlement.
L’intérim présidentiel fut confié au vice-président du Cabinet des ministres, l’ancien ministre de la santé Gurbanguly Berdimuhamedov. Dès la fin du mois de décembre 2006, six candidats s’étaient présentés à l’élection présidentielle organisée pour faire la succession « dans les formes »[5]. Aucun candidat de l’opposition en exil ne fut en effet autorisé à se présenter, et le président intérimaire fut élu avec près de 90% des voix le 11 février 2007[6]. Tout en affirmant qu’il assurerait la continuité du pouvoir, il a promis de mener une libéralisation du pays, de rétablir le système éducatif et le régime des retraites, de rouvrir des liaisons ferroviaires avec la Russie et d’offrir l’accès libre à Internet[7]. Ces promesses n’ont toutefois pas empêché le régime de maintenir son autorité absolue sur le pays, et de garder en prison de nombreux prisonniers politiques de l’ère Niazov.
Dès la mort du président Niazov, les puissances régionales et occidentales ont essayé de prendre pied au Turkménistan et d’influencer son nouveau président pour qu’il abandonne la politique de « neutralité perpétuelle ». Tant la Russie que la Chine, les Etats-Unis, la Turquie, l’Iran ou l’Union européenne espèrent en effet accéder aux réserves fossiles du sous-sol turkmène[8]. De plus, la position du Turkménistan au nord de l’Afghanistan en fait un enjeu stratégique pour les pays engagés au sein de la Force internationale d'assistance à la sécurité (ISAF). Enfin, l’accession d’un nouveau régime à Achgabat a également ouvert une perspective de rétablissement des relations avec ses voisins directs, fortement dégradées durant le règne du président Niazov.
Les relations du Turkménistan avec les autres Etats centre-asiatiques ont été difficiles depuis l’indépendance en 1991, notamment avec l’Ouzbékistan, avec qui il partage 1 621 kilomètres de frontière[9]. Les deux régimes les plus autoritaires d’Asie centrale ont donc multiplié les litiges, sur le tracé des frontières, sur la gestion des ressources aquifères et sur le partage d’oléoducs, de gazoducs et de lignes électriques construits sur les deux territoires à l’époque soviétique. De plus, le mauvais traitement réservé à la minorité nationale ouzbèke au Turkménistan a également produit des tensions, qui ont culminé avec l’expulsion de l’ambassadeur ouzbek à Achgabat en 2002, année de la tentative d’assassinat manquée contre Saparmurat Niazov, qui en avait accusé – entre autres – Tachkent. Les deux pays avaient déjà esquissé un rapprochement timide en 2005, après la rupture de l’Ouzbékistan avec les Etats-Unis. Ils semblent toutefois aujourd’hui sur le chemin d’une vraie normalisation de leurs relations, symbolisée par les visites d’Etat réciproques du 18 octobre et du 10 mars.
Par ailleurs, au nom du principe de la « neutralité perpétuelle », le président Niazov a toujours refusé de s’inscrire dans les alliances économiques et politiques conclues entre les pays de la Communauté des Etats indépendants (CEI), notamment le Traité de sécurité collective. Il n’a pas non plus adhéré au traité d’Union douanière qui unit le Kazakhstan, la Russie et le Belarus. En 1999, il s’est retiré de l’accord de libre circulation pour les citoyens de la CEI, avant d’abandonner son statut de membre de l’organisation en 2005, pour adopter celui moins contraignant de membre associé[10]. Le nouveau régime devrait aujourd’hui rétablir de meilleure relation avec Moscou, dont il dépend encore exclusivement pour l’exportation de ses ressources gazières. Il a ainsi confirmé un contrat passé avec Gazprom en septembre 2006 pour la livraison de 50 milliards de mètres cubes de gaz par an pendant 3 ans, au prix de 100 dollars par mètre cube[11]. Le 20 décembre 2007, le régime donnait par ailleurs son approbation officielle à la signature d’un contrat définitif avec le président russe, Vladimir Poutine, sur la mise en place du gazoduc pré-caspien.[12]
Cette apparente embellie ne doit pas faire oublier la persistance de nombreux problèmes régionaux, au premier plan desquels, le partage et le transit des ressources gazières. S’ils développent des projets d’exploitation communs, le Turkménistan et le Kazakhstan ont toujours des litiges sur la propriété de champs gaziers. Enfin, le président Berdimuhamedov pourrait essayer de briser sa dépendance envers le réseau de gazoducs russes, et chercher de nouvelles portes de sorties pour les hydrocarbures turkmènes, vers l’Iran, la Chine ou l’Occident.
Dès le mois d’avril 20o6, Pékin et Achgabat ont signé un accord pour la vente de 30 milliards de mètres cubes de gaz, de 2009 à 2039, à un prix à déterminer selon les cours mondiaux[13]. Bien que les observateurs internationaux restent sceptiques quant à la capacité du Turkménistan d’honorer ces différents engagements internationaux de fourniture de gaz, cet accord est symbolique de la volonté chinoise de pénétrer l’Asie centrale et de la nécessité turkmène de diversifier ses voies d’exportation. En juillet 2007, une déclaration conjointe formulée par le président Berdimuhamedov et son homologue chinois, Hu Jintao, confirmait l’engagement des deux pays à achever au plus vite les travaux du gazoduc Energy Silk Route Pipeline, qui doit relier le gisement turkmène de Dauletabad à Urumqui, capitale de la région autonome du Xinjiang, au nord-ouest de la Chine. L’accord politique avait également été accompagné d’un contrat d’exploitation conjointe des champs gaziers du bassin de l’Amu-Darya, conclu entre la société chinoise China National Petroleum Corp et l’agence gouvernementale turkmène[14]. Cet accord implique également l’ouverture de négociations complexes avec l’Ouzbékistan et le Kazakhstan, que traversera le gazoduc long de 6 000 kilomètres.
Dès la mort du Turkmenbashi, la secrétaire d’Etat américaine, Condoleezza Rice, a fait parvenir une lettre de condoléances officielle à l’Etat turkmène[15], écrivant « qu’il était temps de tourner une nouvelle page » dans les relations entre les deux pays[16]. Des responsables du Département d’Etat ont également déclaré publiquement que l’avènement d’un nouveau régime à Achgabat représentait « une opportunité pour l’amélioration des relations bilatérales.[17] » Rappelons que Washington soutient énergiquement le projet de gazoduc transcaspien, qui permettrait d’acheminer le gaz turkmène vers l’ouest, via l’Azerbaïdjan et la Géorgie. Cette solution, qui permettrait d’éviter les territoires russes et iraniens s’oppose donc au gazoduc pré-caspien, qui ferait transiter le gaz pas l’Ouzbékistan et le Kazakhstan, d’où il serait injecté dans le réseau russe. Si ce projet a donc reçu l’aval du nouveau gouvernement[18], les nombreux accords contradictoires et l’activisme diplomatique dont font preuve Washington et Pékin rendent toutefois l’issue finale encore incertaine à l’heure actuelle.
L’arrivée au pouvoir de Gurbanguly Berdimuhamedov a également permis la reprise des activités de l’Organisation de sécurité et de coopération en Europe dans le pays. Membre de l’OSCE depuis 1993, le Turkménistan avait refusé de participer au « mécanisme de Moscou », initié par l’organisation pour améliorer la situation des droits de l’homme au sein de ses membres. Une convention adoptée à Moscou en 1991 et amendée à Rome en 1993 prévoit ainsi qu’un Etat membre puisse, avec l’appui de neuf autres Etats, demander qu’un rapporteur soit envoyé dans un autre Etat membre où les droits de l’homme seraient soumis à une « sérieuse menace[19] ». Le Turkménistan a refusé d’accueillir un tel rapporteur, envoyé par l’OSCE, après la vague de répression qui a suivi la tentative d’assassinat perpétrée contre le président Niazov en novembre 2002[20].
Achgabat s’est donc aujourd’hui réinvestie dans plusieurs programmes de l’organisation internationale, notamment dans les domaines de la protection de l’environnement et de la lutte contre la criminalité. Le 5 mars dernier, la délégation de l’OSCE en Turkménistan a ainsi organisé un séminaire sur la lutte contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme[21]. Initié avec le soutien de la Banque mondiale et de l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime et le Fonds monétaire international, le séminaire s’est concentré sur la formation des agents gouvernementaux à combattre efficacement ses problèmes. L’un des premiers objectifs est la création d’un service de renseignement financier qui pourrait collecter, analyser et transmettre des informations. Un tel mécanisme est en effet un élément essentiel de la prévention contre le blanchiment et le financement du terrorisme. Rappelons que ce n’est qu’en décembre 2007 que le Turkménistan est devenu membre observateur du groupe eurasiatique contre le blanchiment et le financement du terrorisme (EAG), établi le 6 octobre 2004 à Moscou.
De nombreuses réformes ont été mises en mouvement depuis décembre 2006, poussées par les craintes de déstabilisation politique apparues après la disparition de Saparmurat Niazov. Si la succession s’est déroulée à l’intérieur même du régime établi par le président défunt, les nouveaux dirigeants ont su répondre à des espoirs internationaux en annonçant le changement. La situation des droits de l’homme dans le pays demeure toutefois exécrable, le nombre de prisonniers politiques n’ayant pas diminué et les instituions restant aussi autoritaires. Un énorme chemin reste donc à accomplir vers une vraie démocratisation du pays, si tant est qu’elle soit au programme du président Berdimuhamedov. De plus, de nombreux observateurs ne voient en lui qu’un « homme de paille », mis en place par des dignitaires du régime cherchant avant tout à « se partager le gâteau » des hydrocarbures[22].
Par ailleurs, nous avons vu que le président turkmène avait modifié sa politique étrangère et rétabli des contacts rompus à l’époque de son prédécesseur. En approfondissant le dialogue avec son voisin ouzbek, Gurbanguly Berdimuhamedov a ouvert la voie à la fin de tensions potentiellement déstabilisatrices pour la région. L’alliance qui semble se dessiner entre les deux régimes pourrait toutefois se révéler par la volonté de renforcer le pouvoir de leurs gouvernements déjà excessivement autoritaires. S’il a conservé officiellement le dogme de la « neutralité perpétuelle », le Turkménistan s’est enfin fortement rapproché des grands acteurs internationaux, et surtout de Moscou. Le besoin de diversification des voies d’exportations a cependant amené à l’ouverture d’un dialogue approfondi avec la Chine et l’Occident, susceptible de favoriser la poursuite de son ouverture internationale. Contrairement à certaines apparences, le gouvernement turkmène pourrait donc relancer la donne en Asie centrale, où la Russie semblait pourtant avoir réussi un retour inéluctable au cours des dernières années.
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[1] « New Era Dawns on Turkmenistan-Uzbekistan Relations », News Central Asia, 19/10/2007
[2] Sébastien Peyrousse, Turkménistan. Un destin au Carrefour des Empires, La documentation française, éditions Belin, Paris, 2007, p. 84.
[3] Hélène Rousselot, « Turkménistan : un dentiste pour Président », Regard sur l’Est, 15/02/2007
http://www.regard-est.com/home/breve_contenu.php?id=710&PHPSESSID=eaa
[4] Baki Ezizov, « Former chairman of the Turkmen parliament sentenced to five years behind the bars », Ferghana.ru, 06/03/2007
[5] En plus de Gubranguli Berdymoukhammedov, les candidats furent le vice-ministre des Hydrocarbures et des ressources minières, Ichangouli Nouryev, le maire de Abadan, Orazmyrad Garadjaev, le maire de Turkmenbachi, Achyrniaz Pomanov, le responsable adjoint de la région de Dachogouz, Amanaiz Atadjykov, et le responsable d'un district de la région de Lebap, Moukhammetnazar Gourbanov. Loc. cit. Hélène Rousselot
[6] C.J. Chivers, « Turkmenistan Hails Leader and New Era After Election », The New York Times, 15/02/2007
http://www.nytimes.com/2007/02/15/world/asia/15turkmenistan.html?scp=5&sq=Berdymukhammedov&st=nyt
[7] Quelques terminaux publics d’accès à Internet ont été ouverts à Achgabat, mais les tarifs d’accès prohibitifs empêchent toujours l’immense majorité des habitants de la capitale d’y accéder.
Human Rights Watch, « Human Reform in Turkmenistan. Rhetoric or Reality », 11/2007, p.22
http://hrw.org/backgrounder/eca/turkmenistan1107/turkmenistan1107web.pdf
[8] Lire aussi à ce sujet : Renaud François, «Turkménistan : L’an 1 de l’après-Niazov », ESISC, 21/01/2007
[9] Op. cit., Sébastien Peyrousse, p. 16.
[10] Ibid, p.164.
[11] Loc.cit., Hélène Rousselot
[12] Op.cit., Renaud François
[13] Stephen Blank, « Turkmenistan completes China’s Triple Play in Energy », China Brief, Volume 6, Issue 10, 10/05/2008. The Jamestown Foundation
http://jamestown.org/china_brief/article.php?articleid=2373189
[14] « Chine/Turkménistan : la Chine s’invite dans le grand jeu pour l’accès au gaz turkmène », ESISC, 18/07/02007.
[15] Stephen J. Blank, Turkmenistan and Central Asia after Niyazov, Strategic Studies Institute of the U.S. Army War College, 28/09/2007
[16] C.J. Chivers, « Turkmenistan Holds Carefully Managed Election » , The New York Times, 11/02/2007
[17] Op cit., Stephen J. Blank,
http://www.strategicstudiesinstitute.army.mil/pdffiles/PUB791.pdf
[18] Cf. supra
[19] OSCE, Moscow mechanism, Moscow 1991 (Par. 10 & 12) as amended by Rome 1993 (Chapter IV, par. 5)
[20] Op.cit, Human Rights Watch.
[21] OSCE, partners help Turkmenistan fight money laundering, financing of terrorism, OSCE centre in Ashgabad, 05/03/2008
[22] Loc. cit. Hélène Rousselot