Les cas de Jacques Monsieur, de l'ANL Australia et de l'Arctic Sea : un éclairage sur la stratégie d'acquisition d'armes de Téhéran



 

 

Au début du mois d’août, un porte containers australien, l’ANL AUSTRALIA était intercepté aux Emirats arabes unis avec une cargaison d’armes individuelles à destination de l’Iran. Le 28 août 2009, le trafiquant d’armes belge Jacques Monsieur était arrêté à New York et accusé de tentative d’exportation illégale de matériels militaires vers la République islamique. Enfin, la rocambolesque affaire du « détournement » de l’Arctic Sea a généré de nombreuses rumeurs, certains journaux allant jusqu’à écrire que le navire transportait des missiles achetés par Téhéran. Trois affaires récentes qui mettent en lumière un aspect généralement peu connu de l’activité des Mollahs : la manière dont le régime révolutionnaire iranien se procure ses armes et équipements militaires.

 

Rien de nouveau dans tout cela : nécessité faisant loi, Téhéran a, depuis trente ans, acquis un savoir-faire tout particulier dans le domaine du commerce et du trafic d’armements, à la fois comme importateur et comme « exportateur ».

 

Mais l’actualité de cet été nous permet de passer en revue les pratiques iraniennes en la matière et d’en tirer certaines conclusions sur la nature du régime iranien et la manière dont il convient de traiter avec lui.  

 

Bénéficier d’un accès stable et permanent à des sources d’armements et de matériels de défense a été, de longue date, une nécessité vitale pour Téhéran. Aux lendemains de la Révolution de 1979, la rupture brutale avec les Etats-Unis – principal soutien du régime du Shah et fournisseur attitré de son ministère de la Défense – a confronté le régime naissant à une triste réalité : l’essentiel de son parc de véhicules blindés et, surtout, de sa force aérienne était équipé par des matériels américains[1] (c’était notamment le cas de plus de la moitié des chasseurs et chasseurs-bombardiers), mais l’état des relations avec Washington interdisait à Téhéran de se fournir en pièces détachées et en munitions auprès de son ancien protecteur.

 

Par ailleurs, la profonde méfiance nourrie par Moscou face au nouveau pouvoir n’incitait guère l’URSS à remplacer son rival américain : le slogan « Ni Ouest, ni Est, Révolution islamique ! », qui indiquait clairement que les mollahs rejetaient aussi bien le modèle « socialiste » que le libéralisme occidental, était fort bien compris à Moscou. Ne signifiait-il pas que l’ayatollah Khomeiny et ses sectateurs voulaient, ni plus ni moins, inventer une « troisième voie » qui les maintiendrait à équidistance des deux blocs et les mettrait en position d’assumer un destin régional ?

 

Très vite, le régime aura un besoin aigu d’armes et de munitions : le 22 septembre 1980, Saddam Hussein, qui a pris le pouvoir à Bagdad cinq mois et demi, jour pour jour, après le retour de Rouhallah Khomeiny à Téhéran, jette son armée contre l’Iran. La « Guerre imposée », Jang-e-tahmili, comme on l’appellera en Perse, durera huit ans. Dès 1981, le potentiel iranien est gravement défaillant. L’Irak peut compter sur le soutien de la France, des Etats-Unis, de l’URSS, de la Corée du Nord, de l’Egypte ou encore du Koweït et de l’Arabie Saoudite, étrange coalition d’intérêts ligués par la peur de la Révolution islamique. L’Iran, lui, est isolé. Pour s’armer – mais aussi pour limiter le soutien occidental à Bagdad – il va tendre aux Occidentaux un piège diabolique. Au Liban, le Hezbollah prend des otages, entre autres français et américains, et multiplie les attentats. Ses buts sont doubles : locaux et « tactiques » d’abord, puisqu’il vise à obliger les puissances occidentales présentes depuis septembre 1982 dans le cadre de la Force multinationale de sécurité à se désengager du Liban. Au plan stratégique, le Hezbollah n’est qu’un instrument que Téhéran utilise à sa guise pour pousser les capitales qui soutiennent l’Irak (entre autres, Washington et Paris), à « rééquilibrer » leur position.

 

 

1)     Aux origines était l’Irangate

 

Un long processus va alors s’enclencher qui va conduire les Etats-Unis à s’enliser dans l’Irangate[2] : des émissaires font croire aux envoyés de Washington qu’ils rencontrent qu’en échange d’armes, ils obtiendront la libération des otages et la fin de la violence. Dans un premier temps, Israël est sollicité pour servir d’intermédiaire et livrer à l’Iran les armes demandées (que l’Etat hébreu prélève sur ses propres stocks qui sont ensuite reconstitués par Washington), puis, dans une seconde période, les Américains livrent eux-mêmes les matériels demandés.

 

Il ne fait aucun doute que les Etats-Unis, habilement manipulés par un intermédiaire iranien – Manucher Ghorbanifar – et par de hauts responsables de Téhéran ont réellement cru que le marché « des armes contre les otages » pouvait fonctionner. Pour preuve, le 25 mai 1986, ils n’hésiteront pas à envoyer à Téhéran (avec laquelle ils n’entretiennent pourtant plus aucune relation diplomatique depuis la crise de l’ambassade américaine, quelques années plus tôt) une délégation à haut niveau comprenant, entre autres, l’ancien conseiller à la sécurité nationale Robert McFarlane, le colonel Oliver North et un expert israélien, Amiram Nir, conseiller à la sécurité de Shimon Peres[3].

 

La partie iranienne ne reculera devant rien pour faire monter la pression. Ainsi, le 13 juillet 1986, dans un mémorandum « top secret » envoyé à l’amiral John Poindexter, conseiller du président pour la Sécurité nationale, le colonel Oliver North – véritable cheville ouvrière de l’Irangate – écrit au sujet de la livraison promise de 240 missiles HAWK[4] : « Il est totalement possible que, si rien n’est reçu (…) Ghorbanifar sera tué par ses créditeurs (qui sont les bénéficiaires de son assurance-vie de 22 millions de dollars) et qu’un otage américain sera probablement tué pour démontrer la colère [des Iraniens] »[5].

 

Les résultats ne seront pas à la hauteur des espoirs américains qui entendaient, ainsi que le déclarera plus tard le président Ronald Reagan, obtenir la libération de tous les otages : « Mon but était d’envoyer le signal que les Etats-Unis étaient prêts à remplacer l’animosité existant entre nous par une nouvelle relation (…) Nous fûmes clairs sur le fait que l’Iran devait s’opposer à toute forme de terrorisme (…) L’étape la plus significative que pouvait prendre l’Iran était, comme nous leur avons indiqué, d’user de son influence au Liban pour obtenir la libération de tous les otages qui y étaient détenus »[6].  Bien loin d’obtenir la libération de « tous les otages », l’Irangate n’aboutira qu’à la libération de deux d’entre eux (sur une trentaine). Le révérend Benjamin Weir sera libéré le 15 septembre 1985, durant la première phase de l’opération alors que les Israéliens viennent, en deux fois, de livrer 508 missiles TOW[7] à Téhéran. Sa libération interviendra le lendemain de la deuxième livraison[8]. Une rencontre entre Iraniens et Américains à Mainz, en Allemagne, au début du mois d’octobre 1986, fut suivie par la libération de David Jacobsen[9].

 

Mais quelques semaines plus tard, au début du mois de novembre, c’est l’Iran lui-même qui révélera la manipulation, dans le but d’humilier le « Grand Satan » américain, en favorisant la parution d’un article très documenté dans le magazine libanais Ash Shiraa. Ainsi, le 24 décembre 1986, Charles E. Allen, National Intelligence Officer de la CIA pour le contre-terrorisme, notait dans un rapport : « Rajjat al-Islam Syed Reza Borghai, représentant personnel de l’Ayatollah Khomeiny dans le Golfe aurait déclaré que les ventes d’armes américaines à l’Iran et leur révélation subséquente avaient « mis les Etats-Unis à genoux » et offert « une grande victoire politique » à l’Iran »[10].    

 

 

2)    Une politique d’armement, cinq canaux privilégiés

 

Après avoir tiré tout le bénéfice logistique et politique possible de l’Irangate, l’Iran a dû se trouver d’autres moyens pour se procurer les armes et les matériels dont il avait besoin. Une nécessité d’autant plus vitale que le conflit a ruiné le potentiel militaire du pays : durant sa première phase, 40% de l’arsenal a été perdu ou détruit et le reste, vieux de 15 à 25 ans, nécessite, au minimum, une sérieuse remise à niveau[11].

 

Les moyens employés par Téhéran pour arriver à ses fins seront au nombre de cinq : l’achat légal auprès de pays ne suivant pas la communauté internationale quand elle impose un embargo et n’étant généralement pas en ligne avec la politique occidentale, le rapprochement avec d’autres pays frappés d’embargo (même s’ils sont idéologiquement hostiles à la République islamique), la recherche de l’autarcie par l’établissement d’une industrie nationale, la contrefaçon et l’achat illicite en s’appuyant sur des réseaux de trafiquants.

 

  • Les achats légaux

 

Au plan des achats légaux, on notera qu’après la fin de la guerre avec l’Irak, entre 1989 et 1992, Téhéran se procurera pour 6,7 milliards de dollars d’équipements militaires, principalement auprès de l’URSS, de la Chine, de la Corée du Nord, de la Pologne et de la Tchécoslovaquie[12].

 

  • Le rapprochement avec les pays frappés d’embargo

 

Pariant sur le fait que l’intérêt commun  peut aider à surmonter les conflits idéologiques, Téhéran n’hésitera pas à traiter avec des régimes qui, comme celui des mollahs, sont mis au ban des nations et ont donc, s’ils sont producteurs d’armes, de grandes difficultés à écouler leurs stocks:

 

-         En septembre 1987, Washington accuse la Libye d’avoir livré des mines d’origine soviétique à l’Iran[13].

 

-         En octobre 1987 : révélation d’un trafic d’obus de 155 mm et de missiles sol-air et air-air fabriqués par la société sud-africaine Armscor, un pion essentiel dans la construction d’une industrie militaire autonome sud-africaine[14]

 

-         A plusieurs reprises, enfin, la Corée du Nord a livré des systèmes d’armes à Téhéran ou l’a aidé à bâtir son industrie militaire[15].

 

  • La recherche de l’autarcie

 

Il est évident que l’une des méthodes les plus sûres par lesquelles l’Iran pouvait assurer son approvisionnement en armes et le rendre indépendant des tensions politiques entourant le Golfe était l’établissement d’une industrie militaire nationale. Les premières tentatives dans ce sens avaient d’ailleurs été le fait du Shah d’Iran, au début des années 70.   

 

Le transfert de savoir-faire du bloc communiste et la réorganisation du complexe militaro-industriel iranien au début des années 90 allaient aboutir à la constitution d’un énorme secteur de l’armement national : plus de 240 installations contrôlées par les ministères de la Défense, de la Reconstruction et, surtout, de l’Organisation des Industries de la Défense (OID)[16]. L’OID – en persan : Sazemane Sanaye Defa ou Sasadjah – développe la recherche et la production dans le domaine des munitions, des systèmes d’armes terrestres aéronautiques et balistiques et des armements biologiques et chimiques, et emploie au moins 50 000 personnes. Ses deux principaux complexes sont ceux d’Isfahan (aéronautique, blindés, munitions et carburants pour missiles) et de Semmam (missiles non balistiques).

Dans le secteur aéronautique, l’Iran est ainsi parvenu à produire des hélicoptères (Shabaviz 2-75, Zafar-300) et des chasseurs (Azaraks et Saegeh) qui sont, pour la plupart, des copies d’appareils américains mais ne sont pas d’un niveau compétitif avec ce qui se fait aujourd’hui aux Etats-Unis, en Russie ou en France. 

 

Un effort particulier a été mis sur les transports de troupes, les véhicules de support (Boragh), sur la DCA, sur les blindés (Safir-74, dérivé du T-54 soviétique, Zulfiquar, dérivé du T-72 et armé, entre autres, d’un canon de 125 mm).

 

Mais c’est surtout dans le domaine des missiles que l’effort a été le plus concluant : Shahab-3 (2000 km de portée), Shahab 1 et 2 (300 et 500 km de portée), Zelzal (400 km), Fateh (170 km), Nazeat (100 km), différentes versions du Fajr (de 40 à 75 km) ou Oghab (45 km). 

 

Le complexe militaro-industriel iranien est, certes, impressionnant mais il est ralenti par la bureaucratie du régime et, à l’exception de la fabrication des missiles, il est peu performant. Dans le domaine aéronautique, par exemple, on peut douter que la République islamique parvienne à conserver une réelle fabrication nationale : ses avions sont dépassés et auront dès lors d’autant plus de mal à trouver des débouchés que peu de pays souhaiteront sans doute braver les Etats-Unis et leurs alliés pour acheter des matériels au demeurant peu performants. Or, le maintien d’une industrie aéronautique de pointe, étant donné les moyens à investir, n’est possible qu’à condition d’avoir des clients extérieurs.   

 

  • La contrefaçon

 

De plus, cette industrie « nationale » s’est construite, en grande partie, par le pillage de technologies étrangères. Plusieurs des systèmes d’armes développés par l’Iran sont, en fait, des copies plus ou moins serviles de matériels existant, parfois faites sous licence et parfois (entre autres, quand les technologies copiées sont américaines) de manière totalement illégale.

 

Ainsi, en octobre 2004, Bell Helicopters a déposé une plainte accusant les Iraniens d’avoir contrefait ses modèles 206 L3 et 407 pour créer le Shraed 276 et d’avoir contrefait les modèles 205 et 209 sous le nom de Shabaviz 275, abusant ainsi des transferts de technologies réalisés trente ans plus tôt au terme de l’accord du 12 novembre 1975 entre Bell et l’Iran[17].

 

Lorsque ses actions (et d’autres éventuelles, encore à venir) auront abouti, Téhéran ne pourra plus vendre ces appareils à l’étranger.

 

  • Le trafic illicite

 

Le recours au trafic et aux achats illicites est né durant la guerre avec l’Irak et a été pratiqué de manière récurrente par Téhéran depuis les années 80 ainsi qu’en témoignent les quelques dossiers suivants :

 

-         1984 : le Suédois Karl-Erik Schmitz organise un vaste réseau d’approvisionnement de l’Iran, en passant notamment par l’Italie et la France[18].

 

-         1984 : Bofors, le géant suédois de l’armement, entreprend de vendre différents systèmes d’armes à Téhéran, entre autres des missiles sol-air RBS-70[19].

 

-         Décembre 1986 : la Belgique vend 222 000 amorces d’obus à l’Iran[20].

 

-         Octobre 1987 : le BKA découvre, en Allemagne, une opération visant à fournir des blindés, des chasseurs et des hélicoptères à l’Iran[21].

 

-         23 septembre 1987 : Londres ferme le bureau iranien d’achats d’armes qui fonctionnait « sur un mode semi clandestin » dans la capitale et employait trente militaires. Ce bureau aurait été responsable de « 70% des achats d’armes iraniens à l’étranger »[22].

 

-         Janvier 1988 : la société autrichienne Noricum (filiale de Voest-Alpine, le plus grand groupe industriel public autrichien), reconnaît avoir illégalement vendu à Téhéran plus de 100 canons  GHN-45[23] et des munitions entre 1985 et 1986. Le tout pour un montant de 600 millions de dollars[24].

 

-         Janvier 1988 : arrestation à Boston de 2 ressortissants iranien suspectés d’avoir tenté de se procurer des pièces de missiles sol-air HAWK pour un montant de 280 000 dollars[25]

 

-         Février 1988 : révélation que le groupe suédois Nobel a livré pour au moins 14 millions de dollars d’explosifs à Téhéran en 1985[26].

 

-         1993-1994 : divers trafiquants, dont le Belge Jacques Monsieur, tentent de procurer, parfois avec succès, des systèmes radars et des systèmes missiles et anti-missiles à Téhéran[27].

 

-         Mai 1997, l’opposition iranienne révèle les noms de 14 « agents de renseignement iraniens en France », dont certains – entre autres, le chef des opérations du MOIS[28] en France et une femme d’affaires, Laleh M. – sont « spécialisés dans l’acquisition d’équipements miliaires »[29]

 

-         Septembre 2006 : arrestation aux Etats-Unis d’un citoyen canadien d’origine iranienne qui cherchait à se procurer une technologie à « double usage » permettant aussi bien de détecter les failles dans les oléoducs qu’à inspecter les composantes de réacteurs nucléaires[30].

 

-         28 août 2009 : arrestation de Jacques Monsieur à New York. Il est soupçonné d’avoir cherché à procurer des pièces de chasseur F-5 à Téhéran[31].

 

 

3)    L’actualité récente

 

Les récentes affaires qui ont défrayé la chronique ne sont que des péripéties dans une saga de près de trente ans. Mais elles sont néanmoins intéressantes parce quelles tendent à prouver que l’Iran continue à œuvrer en suivant les différents canaux qu’elle exploite depuis les années 80.

 

  • L’arrestation de Jacques Monsieur

 

Jacques Monsieur a été arrêté à New York le 28 août 2009, après avoir tenté d’acheter des pièces détachées et des moteurs de F-5 à un intermédiaire qui s’est avéré un agent sous couverture des services américains. 

 

Jacques Monsieur, surnommé « The Fox » ou « Le Maréchal », est un ancien officier de l’armée belge, spécialisé dans les achats d’armes. Il a quitté l’armée au début des années 80 et s’est directement tourné vers le commerce illicite des armes et des systèmes de défense. Poursuivi à plusieurs reprises pour avoir alimenté les guerres en cours sur différents continents (il a notamment été condamné en Belgique à 40 mois de prison en décembre 2002 et en France à quatre ans de prison avec sursis le 21 mai 2008) mais il est surtout, et de longue date, un partenaire fidèle de l’Iran. Dans les années 80, il vend armes et explosifs aux mollahs durant la guerre contre l’Irak. La décennie suivante le trouve en train de fournir à Téhéran des systèmes radars et de vendre en ex-Yougoslavie et en Afrique des armes fabriquées par Téhéran.

 

En 2000-2001, il sera « arrêté » et « emprisonné » à Téhéran pour « espionnage ». Il sera ensuite « condamné » à 10 ans de prison mais aussitôt libéré…

 

Ce curieux épisode lui permettra de bâtir une nouvelle légende. L’homme est également passé maître dans la fabrication d’écrans de fumées destinés à masquer ses activités réelles. Dans diverses interviews qu’il a données ces dernières années, il prétend ainsi : « le commerce d’armes n’était pas ma principale activité. Elle en cachait une autre : à savoir celle pour laquelle j’ai été condamné en Iran, c'est-à-dire le renseignement ».[32]

 

Et cela marche : Monsieur est décrit, suivant les auteurs, comme un agent du SGRS[33] belge, de la DST[34] française, du Mossad israélien ou même de la CIA ou de la DIA[35]. Le 9 décembre 2004, il ira jusqu’à affirmer au journaliste Laurent Léger avoir monté en Iran, pour la CIA (à moins que ce ne soit pour la DIA…) une opération d’espionnage particulièrement complexe dans les années 90 : elle visait, entre autres, à recruter un officier supérieur tout en freinant les efforts d’acquisition d’armements de Téhéran. La justice elle-même semble croire aux inventions de Jacques Monsieur ou, du moins, être incapable de discerner le vrai du faux, ce qui explique, au bénéfice du doute, une certaine indulgence des juges à son égard.

 

Qu’en est-il en réalité ? Rien n’est vrai – ou du moins pas grand-chose – dans ce que prétend Jacques Monsieur. Ainsi, en 1993-1994, il aurait été en mission pour les « services américains » à Téhéran ? Etonnant quand on sait que ce sont les Américains eux-mêmes qui le dénonceront, à peu près au même moment, à la justice belge alors qu’il cherchait (déjà) à acheter pour le compte de Téhéran des pièces de F-5.

 

En fait, la réalité est beaucoup plus prosaïque et nettement moins romantique. Jacques Monsieur n’est pas une sorte de « super James Bond » risquant sa vie pour sauver le monde libre, mais, plus simplement, un de ces trafiquants qui tentent de se servir des services spéciaux pour couvrir leurs activités. Il nous a été confirmé par plusieurs sources, ces dernières années, qu’il n’a jamais été un officier ni même un « agent » du renseignement militaire belge ou de la DST, et encore moins de la CIA. « Ce n’est pas un mythomane, quoique je pense qu’il prenne plaisir à ses inventions, mais un manipulateur », nous déclarait il y a peu un responsable des services de renseignement belge. « Il a effectivement, à plusieurs reprises au cours des vingt dernières années, pris contacts avec nos services ou avec des services amis et remis de sa propre initiative des « rapports » qui étaient d’ailleurs de fort peu d’intérêt. Mais ils lui permettaient, le jour où il était mis en cause, de prétendre haut et fort travailler pour tel ou tel service. La manœuvre est classique et souvent utilisée par les trafiquants d’armes ou les mercenaires… »[36]

 

Par ailleurs, nous savons de bonne source qu’en 200o-2001, alors qu’il était détenu à Téhéran, la DGSE et la DST (qui était sensée être tenue au courant de toutes ses activités….) ignoraient totalement ce qu’il faisait dans la capitale iranienne et cherchaient à l’apprendre par tous les moyens[37].  Cette « arrestation » iranienne tombait d’ailleurs à point : les dix-huit mois d’indisponibilité de Jacques Monsieur lui permirent en effet d’éviter de répondre aux convocations de la justice belge et française. A l’issue de sa détention, il fut condamné à dix ans de prison et expulsé.

 

On peut penser que s’il avait réellement joué le rôle qu’il s’attribue, la sanction aurait été plus sévère voire définitive. Par ailleurs, que penser d’un homme condamné pour espionnage par les Iraniens en 2001 et que l’on retrouve, huit ans plus tard, toujours aussi actif dans leurs réseaux de trafic d’armes ? 

 

  • L’affaire de l’ANL AUSTRALIA

 

Au début du mois d’août 2009, les services de sécurité des Emirats arabes unis interceptaient un porte containers australien l’ALN Australia, transportant, sous l’appellation générique et banale de « pièces détachées de machines », des armes individuelles (entre autres, des fusils d’assaut et des fusils lance-grenades en provenance de Corée du Nord).

 

  • Le « détournement » de l’ARCTIC SEA

 

L’affaire est encore dans toutes les mémoires.

 

Le 24 juillet, le cargo Arctic Sea disparaissait mystérieusement sur sa route allant de la mer Baltique à l’Algérie où il était sensé livrer une cargaison de bois. Trois semaines plus tard, le 17 août, il était « intercepté » au large de l’Afrique de l’Ouest et six pirates étaient arrêtés.

 

Depuis, des sources russes, estoniennes et israéliennes ont avancé une autre explication : le navire aurait secrètement chargé des missiles anti-aériens S-300 destinés à l’Iran lors d’une escale technique à Kaliningrad. Un officier supérieur russe non identifié a, par ailleurs,  mis en cause, un « groupe mafieux russe » spécialisé dans la vente d’armes et pouvant compter sur des appuis officiels.[38] 

 

Selon ses versions, les services de renseignement israéliens auraient discrètement prévenu les autorités russes et les auraient aidées à monter une opération de désinformation magistrale leur permettant de récupérer les armes sans perdre la face.

 

 

4)    Un système étroitement contrôlé

 

Menée de manière systématique et avec des moyens financiers et humains importants, la politique d’acquisition d’armes de la République islamique d’Iran est, évidemment, étroitement encadrée et contrôlée à Téhéran.

 

La VEVAK[39] et surtout les Pasdaran, les Gardiens de la Révolution, ont la haute main sur toutes les opérations qui y sont liées. Avec un net avantage pour les Pasdaran puisqu’ils ont la haute main sur l’industrie nationale de Défense et contrôlent également l’industrie électronique ainsi qu’une partie du marché du pétrole et de l’import-export. Au plan politique, les deux organisations dépendent des plus hauts niveaux de pouvoir : le président de la république, Mahmoud Ahmadinejad et, surtout, le Guide suprême, Ali Khamenei. Le régime étant composé de clans rivaux qui parfois vont jusqu’à s’affronter ouvertement, comme on vient de le voir dans les semaines qui ont suivi la réélection de Mahmoud Ahmadinejad à la tête de l’Etat, ces organes peuvent être, eux-mêmes, traversés de tensions, mais on aurait tort de croire que celles-ci nuisent à leur efficacité.

 

Au plan opérationnel, les réseaux d’acquisitions organisés par la VEVAK et les Pasdaran travaillent surtout depuis deux ambassades iraniennes : celles de Berlin (autrefois de Bonn) et de Paris. On remarquera, par exemple, que le conseiller scientifique de l’ambassade d’Iran à Paris –  ce poste est souvent occupé par un officier de renseignement chargé de l’espionnage industriel et scientifique – occupe cette fonction pour l’ensemble de l’Union européenne à l’unique exception de la Grande-Bretagne. En 2006, une demi-douzaine d’officiers de renseignement du VEVAK coordonnait ainsi, depuis l’avenue d’Iéna, à un jet de pierre des Champs-Elysées, de nombreuses opérations de renseignement scientifique et technique et de trafics à travers toute l’Europe.

 

VEVAK et Pasdaran utilisent également un large réseau de sociétés écrans installées en Iran, mais aussi en Turquie ou en Europe (France, Allemagne, Belgique).

 

Outre les armes conventionnelles, ces structures sont évidemment extrêmement actives, depuis plusieurs années, dans l’acquisition de matériaux destinés à la filière nucléaire (comme des centrifugeuses ou des pièces de centrifugeuses, différents instruments de mesures, des outils spéciaux) ou des aciers et autres alliages spéciaux indispensables à cette filière. Ainsi, ces dernières années, plusieurs de ces sociétés ont attiré l’attention des services de renseignement occidentaux. C’est notamment le cas d’Icarus, installée au Khouzestan et qui recherche des systèmes de tuyauterie, du Niroo Research Institute (Téhéran) qui recherche des aciers spéciaux et des échangeurs de chaleur, d’une société de commerce basée à Chypre qui cherchait à acheter du Zirconium et du titane en Belgique en 2006-2007. 

Souvent, ces sociétés tentent d’obtenir, de manière classique dans ce genre de marchés, des technologies « à double usage » (utilisées à la fois dans des applications civiles et militaires). Une autre technique fréquemment utilisée pour déjouer les contrôles consiste à acheter un matériel n’ayant pas tout à fait les caractéristiques de celui dont l’exportation vers les zones sensibles peut être soumis à autorisation. Par un exemple, si un alliage soumis au contrôle obligatoire peut contenir un maximum de 20% de chrome ou de 25% de nickel, les sociétés iraniennes passeront des commandes d’alliage à 19,5% ou 24,5%.

 

 

5)    En guise de conclusion : comment traiter l’Iran

   

Il est évident que l’on ne peut ignorer l’Iran qui, outre le fait d’être un important acteur des marchés pétroliers et de bénéficier d’une position privilégiée au cœur de la zone la plus importante du monde pour ce qui est de la production pétrolière et gazière, est également, qu’on le veuille ou non, une puissance régionale en devenir.

 

Mais si l’on est condamné à traiter avec Téhéran, on doit cependant y mettre des conditions et des formes, sous peine de ne faire, en définitive, que renforcer la puissance de la République islamique et déstabiliser par conséquent nos alliés traditionnels dans le monde sunnite[40].

 

Ainsi, nous estimons qu’il est nécessaire :

 

-         De maintenir une pression permanente sur Téhéran afin que l’Iran cesse de soutenir les activités de groupes terroristes. Le rôle de l’Iran comme Etat sponsor du terrorisme dépasse le cadre de cette note, mais nous signalerons quand même qu’une part des armes produites en Iran ou achetées légalement ou illégalement par ce pays se retrouve systématiquement entre les mains de groupes terroristes, au Liban, en Irak ou en Afghanistan. Ainsi, en février 2007, une centaine de fusils de tireurs d’élite Steyr HS50 étaient découverts en Irak. Ils appartenaient à un lot de 800 pièces livrées officiellement à l’Iran par Vienne en 2006[41].

 

-         D’exiger de Téhéran la cessation des achats d’armes auprès d’Etats voyous comme la Corée du Nord qui peut, ainsi, se procurer les devises qui permettent à son économie d’échapper à l’étouffement.

 

-         D’exiger de Téhéran la cessation de ses activités encourageant le trafic d’armes et de systèmes militaires.

 

-         De comprendre que la négociation n’est le plus souvent pour l’Iran qu’un moyen de gagner du temps mais n’implique de sa part aucune restriction dans ses activités illégales. Ainsi, durant l’Irangate, et alors même que les Américains pensaient forcer Téhéran à faire libérer les otages, non seulement ceux-ci ne le furent pas, mais durant l’opération elle-même, entre 1985 et 1987, les enlèvements se poursuivirent : les Britanniques John McCarthy et Brian Keenan, les Français Marcel Coudary et Camille Sontag, les Américains Lawrence Martin Jenco, Frank Reed, Joseph Ciccipio et Edward Tracy furent kidnappés à Beyrouth, alors que Washington livrait des armes à la République islamique. Trois autres ressortissants occidentaux – les Anglais John Douglas et Philip Padfield et l’Américain Peter Kilburn – furent assassinés durant la même période...

 

-         De ne s’engager dans aucune diplomatie secrète avec Téhéran car celle-ci est condamnée à échouer, ainsi que l’a montré à suffisance, nous semble-t-il, la divulgation de l’Irangate.

 

En conclusion, l’Iran ayant montré ces dernières années qu’il ne cédait que dans le cadre de rapports de forces qui lui étaient défavorables, il est nécessaire de construire ou de maintenir une vaste coalition internationale qui soit prête à négocier avec Téhéran, mais en pleine lumière, sans se diviser et en n’hésitant pas à user de l’arme des sanctions et de celle de poursuites pénales systématiques contre ses ressortissants impliqués dans des activités illégales.

 

Ce n’est qu’ainsi que le risque que Téhéran fait courir au monde par sa politique d’armements et son programme nucléaire militaire et celui qu’il fait courir au monde arabe par ses ingérences permanentes pourront être réduits.    

 

 

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[1] En 2008, sur 273  chasseurs, 9 seulement étaient de fabrication iranienne (3 Saeqeh et 6 Azaraks), 24 étaient français (Mirages 1), 68 russes (13 SU-25K, 30 SU-24MK, 25 MIG-29A), 24 chinois (F-7M) et 150 américains (25 F14A Tomcat, 65 F-4D/E Phantom II et 60 F-5E/F Tiger II). Dans les autres catégories : 5 avions d’attaques anti-sous-marin sur 5, 6 avions de reconnaissance sur 6 et 4 avions de ravitaillement en vol sur 4 étaient de fabrication américaine.

 

[2] On remarquera que l’Iran aura recours au terrorisme contre d’autres pays : le 6 octobre 1983, François Mitterrand annonce qu’il a décidé de prêter plusieurs avions Super-Etendard à Bagdad. Trois semaines plus tard, le 23 octobre, c’est l’attentat contre l’immeuble Drakkar, à Beyrouth, qui fait 58 morts (le même jour, 220 Marines sont tués lors de l’attaque contre le cantonnement du 1st Battalion, 8th Marines, à l’aéroport de Beyrouth). Dès lors, prises d’otages à Beyrouth et attentats dans la capitale libanaise ou en France vont se succéder sans interruption pendant trois ans.

[3] Voir, entre autres « Why Secret 1986 U.S.-Iran « Arms for hostages » Negotiation failed » de Georges Cave, Washington Report on Middle East Affairs, septembre-octobre 1994. A l’époque, George Cave était interprète et conseiller politique de Robert McFarlane et participa à cette mission.

[4] Le HAWK était un missile sol-air développé par Raytheon permettant de s’attaquer à l’aviation ennemie. Une deuxième version en faisait un missile anti-missiles. Il était d’une portée de 40 km et atteignait la vitesse de 800 m/s. Remplacé par le MIM-104 Patriot à partir de 1994, il a été définitivement retiré du service en 2002.

[5] Mémorandum « top secret » d’Oliver North à John Poindexter, “Next steps on the American hostages”, rédigé et envoyé le 13 juillet 1986, déclassifié par la CIA le 12 décembre 1997.                  

[6] Ronald Reagan, “Address to the Nation on the Iran Arms and Contra Aid Controversy”, 13 novembre 1986.

[7] Le BGM-71 TOW est un missile antichar filoguidé d’une portée de 56 à 3750 mètres.

[8] Missionnaire presbytérien au Liban depuis trente ans, Benjamin Weir avait été enlevé le 18 mai 1984 et passa 16 mois aux mains des terroristes.

[9] David Jacobsen avait été enlevé en 1985 et détenu 17 mois.

[10] Hostage Location Task Force Report, CIA, rédigé le 24 décembre 1986 ; déclassifié le 7 juillet 1999.

[11] Michel Brunelli, « Autarcie : l’industrie militaire iranienne », Conversion, bulletin de l’Ecole de la Paix de Grenoble, janvier 2001.

 

[12] Michel Brunelli, article déjà cité.

[13] Agence France Presse, 11 décembre 1987.

[14] Agence France Presse, 2 octobre 1987.

[15] Voir, entre autres, Michel Brunelli, article déjà cite.

[16] Michel Brunelli, article déjà cité.

[17] Bell Helicopter Textron INC., “Plaintiffs’original complaint”, U.S. District Court for the Northern District of Texas, Fort Worth Division, 29 octobre 2004.

[18]  “Swedish Arms Dealer Says European Nations Continue to Close Eyes to Arms Sales to Iran”, The Wall Street Journal, 26 novembre 1987. “Enquête sur la filière franco-italienne”, L’Evénement du Jeudi, 17 au 23 septembre 1987.

 

[19] « Arms Scandal hurts sweden peace efforts »,  The Washington Post, 4 septembre 1987 ; « Les canons suédois se retournent contre l’ancien PDG de Bofors », Libération, 12 juin 1985 ; « L’irangate Suédois »,  La Tribune de l’Economie, 6 mars 1987.

[20] Le Monde, 7 novembre 1987.

[21] Agence France Presse, 5 octobre 1987.

[22] « Londres a fermé le bureau iranien d’achat d’armes », Le Monde, 25 septembre 1987.

[23] Le GHN-45 est un canon de 155 mm d’une portée maximale de 40 kilomètres.

[24] The Guardian, 27 janvier 1988, Le Monde, 28 janvier 1988

[25] The New York Times, 17 janvier 1988.

[26] Agence France Presse, 25 février 1988.

[27] Voir, notamment, Laurent Léger, « Trafics d’armes », Flammarion, Paris, 2006. 

[28] Ministry of Intelligence and Security. 

[29] Iran Brief, numéro 31, 2 mai 1997.

[30] Canadian Broadcasting Corporation, 28 novembre 2007.

[31] « Man Indicted in Plot to Ship Jet Parts to Iran », The Washington Post, 3 septembre 2009.

[32] Interview à Radio France internationale, 7 décembre 2004. Voir également les interviews qu’il a données à Laurent Léger pour son livre « Trafic D’armes », Editions Flammarion, Paris, 2006.

[33] Service Général de Renseignement et de Sécurité, le SR militaire de Bruxelles. 

[34] Direction de la Surveillance du Territoire, le contre-espionnage français, qui a fusionné avec les Renseignements Généraux le 1er juillet 2008 pour former la Direction Centrale du Renseignement Intérieur (DCRI).

[35] Defence Intelligence Agency.

 

[36] Entretien avec un responsable du SGRS, automne 2008.

[37] Divers entretiens avec des cadres de la DGSE et de la DST, 2001 et 2007.

[38] Voir entre autres : “Arctic Sea was carrying illegal arms, says general”, The Independent, 29 août 2009 et “Missing channel pirate ship carried Russian arms for Iran”,  The Times, 6 septembre 2009.

[39] Vezarat-e Ettelaat va Amniat-e Keshvar ou Ministère des Renseignements et de la Sécurité Nationale, désigné indifféremment par les experts sous son acronyme persan (VEVAK) ou anglais (MOIS). 

[40] Dns une note d’analyse récente, nous avons démontré le danger de « l’expansionnisme chiite » dans le monde sunnite. Voir : Claude Moniquet et Dimitri Dombret : « L’expansionnisme chiite iranien : une menace pour les pays arabes ? », 13 juillet 2009, www.esisc.org

[41] Voir notamment : « Iraqi Insurgents using Austrian rifles from Iran », The Daily Telegraph,  13 février 2007.


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