Le paradoxe sécuritaire des Jeux olympiques d’hiver à Sotchi est évident pour tout observateur de la scène russe et pour tout analyste de la sécurité : le niveau des menaces est très élevé mais le risque réel (en tout cas, celui de voir un attentat se produire dans la ville de Sotchi et, a fortiori, dans les installations ou le village olympiques ou contre une délégation ou un évènement officiel) est relativement faible.
Il suffit, pour s’en convaincre, de se référer à la formule connue :
Risque = Menaces x Vulnérabilités
Capacité
Mais entrons dans le détail.
1) Introduction générale
A) Les menaces
Dans cette équation, en ce qui concerne Sotchi, les menaces sont évidentes : la mouvance islamiste gravitant autour de l’organisation Imarat Kavkaz , de ses « filiales » et des autres groupes islamistes radicaux de la région a évidemment tout intérêt à frapper les Jeux pour transformer en désastre ce qui devrait être une consécration pour la Russie de Vladimir Poutine. Cette optique est certainement partagée par la mouvance djihadiste internationale, voire par des groupes islamistes régionaux qui, en frappant à Sotchi, s’offriraient instantanément une publicité mondiale.
B) Les vulnérabilités
Les vulnérabilités de la Russie, de Sotchi proprement dit et des évènements olympiques eux-mêmes, sont tout aussi claires. La Russie est un Etat fort mais qui peut parfois montrer des signes de désorganisation et de faiblesse certains, dus entre autres à une certaine incompétence des rouages intermédiaires dans la chaîne de commandement, au poids de la bureaucratie, à la répugnance à prendre (au niveau de l’exécution) des initiatives personnelles n’ayant pas été avalisées par la hiérarchie, à des défaillances techniques ou de communications ou encore à la corruption.
Quand à Sotchi, il n’est besoin, ici, que de rappeler que la ville est située dans l’une des régions les plus dangereuses du monde, le Caucase du Nord.
Enfin, les Jeux olympiques drainent et concentrent sur une surface relativement réduite des milliers d’athlètes, entraîneurs, accompagnateurs, techniciens et autres personnels, des dizaines de milliers de spectateurs et des centaines de personnalités politiques, économiques ou autres de première importance.
C) La capacité
A n’examiner que les deux premiers termes de l’équation, on en arrive donc à la conclusion que « l’accident » est inévitable.
Il faut donc les pondérer par le troisième terme : les capacités mises en place par l’autorité (et la communauté internationale) en vue d’y faire face.
Or, les Jeux de Sotchi seront, sans nul doute, les plus « sécurisés » de toute l’histoire olympique (en tout cas depuis 1945). Des moyens énormes ont été mis en place, depuis des mois, par les autorités russes : la ville et ses environs immédiats ont été fouillés et « nettoyés», Sotchi sera totalement isolée et rendue étanche et quasi imperméable à son environnement durant les semaines dédiées tant aux Jeux olympiques que paralympiques et Moscou peut, sans nul doute, compter sur la coopération de la communauté internationale du renseignement.
Le risque semble donc faible et ce, en dépit de facteurs de menaces et de vulnérabilités très élevés.
Précisons toutefois que cette rapide analyse ne vaut que pour Sotchi et les installations des jeux : le niveau de risque est certainement beaucoup plus élevé pour le reste de la Russie (dont Moscou, mais aussi les grandes villes du sud), les infrastructures et voies de communications (y compris les avions et trains amenant à Sotchi) et les intérêts russes à l’étranger.
De même, étant donné les vulnérabilités rapidement évoquées ci-dessus, et en tenant compte que le facteur humain est, en général, le maillon faible de toute opération de sécurité, une faille aux effets potentiellement catastrophiques ne peut pas être totalement exclue.
2) Les menaces, un état des lieux
A) Menaces exprimées dans les milieux djihadistes
Les chercheurs et analystes de l’ESISC ont soigneusement revu, surveillé et analysé, depuis des mois, l’ensemble des communications accessibles (forums de discussions, sites Internet islamistes protégés par des mots de passe ou dont la fréquentation est subordonnée à acceptation par les administrateurs, médias sociaux, etc.), et ce, dans toutes les langues pertinentes (russe, langues et dialectes caucasiens, arabe…)
Les résultats de cette veille analytique sont les suivants :
En arabe :
En russe :
3) L’état de la mouvance djihadiste
A) Al-Qaïda
La mouvance djihadiste internationaliste est actuellement très occupée sur différents terrains d’opérations, entre autres autour du Mali et, surtout, en Syrie. Elle semble, de plus, être très divisée et affaiblie par des tensions internes et des querelles de chefs.
Le Docteur Ayman al-Zawahiri, successeur d’Oussama Ben Laden à la tête d’al-Qaïda est en effet contesté depuis de longs mois par de nombreux chefs de branches de la mouvance ou par les responsables d’organisations affiliées (entre autres, mais pas seulement, en Somalie). Ceux-ci lui reprochent son « autoritarisme » et son « refus du dialogue ». Plusieurs documents découverts et analysés par l’ESISC en avril 2013[3] accusaient al-Zawahiri et son entourage « d’abus de pouvoir » et de « manque de respect » pour les combattants. Il y était, notamment, affirmé que cette situation limitait fortement les capacités de recrutement de la mouvance et menaçait l’existence de l’organisation toute entière. Les informations recueillies alors par nos analystes indiquaient que plusieurs purges avaient eu lieu et que des « combattants » ainsi que des ulémas et des prédicateurs avaient été « emprisonnés » ou éliminés.
Par ailleurs, les responsables s’affrontent également sur les conditions dans lesquelles sont menées les opérations en Syrie et sur l’image donnée du djihad par les massacres qui y sont perpétrés par les organisations locales.
Nous estimons que, d’une part, la concentration des moyens d’al-Qaïda sur la Syrie et, dans une moindre mesure, dans le Sahel et, d’autre part, les rivalités auxquelles nous venons de faire allusion sont de nature à priver al-Qaïda des moyens d’agir efficacement contre les Jeux de Sotchi.
On peut toutefois également estimer, a contrario, que cette situation pourrait pousser al-Zawahiri à tenter un coup d’éclat pour réaffirmer sa prééminence, comme elle peut pousser ses adversaires à agir de même pour démontrer qu’ils sont les vrais chefs de file du djihad mondial.
B) Les groupes islamistes caucasiens
Le contexte dans lequel évoluent les groupes djihadistes est différent.
Si on ne peut plus parler de guerre ouverte en Tchétchénie, des affrontements entre terroristes et forces de l’ordre russes se déroulent, malgré tout, quasi quotidiennement dans le Caucase du Nord. Ces affrontements sont largement ignorés par la presse mondiale qui ne s’intéresse qu’à certaines actions particulièrement spectaculaires des djihadistes. Les groupes islamistes radicaux, soumis à une pression constante des forces de sécurité, se trouvent dans la situation qui est également celle de leurs homologues algériens et sahéliens : ils semblent avoir perdu toute chance de renverser la tendance par les armes et de reconquérir le pouvoir, mais la pratique d’un « terrorisme résiduel » leur permet de continuer à recruter et de survivre. On notera également que ces groupes se plaignent, souvent amèrement, d’être « abandonnés à leur sort » par une opinion publique internationale indifférente et par des Etats étrangers qui souhaitent conforter ou améliorer leurs relations avec la Russie.
Il est évident que, pour ces groupes, les Jeux olympiques représentent une opportunité unique et qui ne se reproduira jamais d’attirer l’attention du monde sur ce qu’ils estiment être « leur guerre oubliée ».
Enfin, on notera qu’Imarat Kavkaz et d’autres groupes de la même nature peuvent compter sur le soutien financier (et éventuellement sur l’envoi de volontaires) d’une diaspora bien implantée et bien organisée présente en Europe du Nord, entre autres en Allemagne et en Belgique.
Ces groupes ont montré dernièrement (entre autres avec les trois récents attentats de Volgograd, les 29 et 30 décembre et le 21 octobre derniers) qu’ils étaient toujours en capacité de mener des actions terroristes de grande ampleur contre des cibles civiles.
On ne peut ignorer enfin que la disparition récente (mais parfois non confirmée) de plusieurs dirigeants de la mouvance djihadiste caucasienne, dont Doku Umarov lui-même[4], mais aussi d’Abu Nasr, chef de la branche de Shamilkala de la « filiale » d’Imarat Kavkaz au Dagestan, peut pousser à l’escalade dans la violence, comme ce fut le cas dans le passé, les prétendants à leur succession qui pourraient ainsi tenter de s’affirmer comme de véritables chefs de guerre.
L’accroissement significatif des communications en provenance de ces groupes, ces derniers jours, prouve qu’une attaque liée aux Jeux de Sotchi est au cœur de leur préoccupation, et ce, depuis plusieurs années.
4) Quelques incidents récents et significatifs
Outre les attentats de Volgograd en décembre et octobre 2013, nous avons noté plusieurs incidents récents démontrant que les tensions sécuritaires restent vives en Russie, et particulièrement dans la région du Nord Caucase :
5) Les capacités anti-terroristes
Tout groupe ou cellule terroriste qui voudrait frapper les Jeux olympiques de Sotchi devrait compter avec une mobilisation des forces de l’ordre et un niveau de vigilance rarement égalé :
6) Le risque : sept scénarios
7) En conclusion
Nous estimons que le risque d’un attentat perpétré à Sotchi même est très limité, à l’exception des trois premiers scénarios évoqués ci-dessus. Toutefois, le risque d’attentats « périphériques », entre autres contre des cibles civiles doit être considéré comme élevé.
A Sotchi même, si le risque est bas, il n’est pas inexistant mais concerne plus probablement les « cibles faciles » (civiles) que les évènements officiels qui feront l’objet d’une sécurité maximale.
Copyright© ESISC 2014
[1] Boris Stomakhin est un exemple intéressant du rapprochement existant entre certains milieux d’extrême gauche et l’islamisme radical. Ancien membre d’un group maoïste puis leader d’une assez fantomatique cellule révolutionnaire, il a été tout à la fois l’éditeur de la revue gauchiste Politique Radicale et du site internet Kavkazcentr. Il est connu pour des textes délirants appelant à « l’holocauste des Russes » ou démontrant un soutien aux factions tchétchènes les plus extrémistes, textes qui lui ont déjà valu de passer cinq ans derrière les barreaux.
[2] Contrairement à ce que croyaient avoir compris certains médias, il ne s’agit pas du groupe Irakien Ansar al-Sunnah, mais bien d’un « bataillon » d’Emirat du Caucase baptisé du même nom.
[3] Voir notre briefing du 15 avril 2013 : « Un nouveau document illustre les tensions internes d’al-Qaïda » : http://www.esisc.org/publications/briefings/un-nouveau-document-illustre-les-tensions-internes-dal-qada
[4] Voir notre briefing du 17 janvier 2014 : « Russia : unconfirmed reports about the death of Doku Umarov several weeks ahead of Winter Olympic Games in Sochi » : http://www.esisc.org/publications/briefings/russia-unconfirmed-reports-about-the-death-of-doku-umarov-several-weeks-ahead-of-winter-olympic-games-in-sochi