Tadjikistan : dans la spirale infernale



 

 

La crise alimentaire qui frappe de plein fouet une quarantaine de pays dans le monde, et qui fait depuis peu la une de nombreux médias internationaux, était prévisible depuis plus d’un an. Des récoltes céréalières médiocres, dues à de très mauvaises conditions climatiques - pour la deuxième année consécutive, l’Australie vient de connaître une sécheresse dramatique synonyme de productions céréalières en forte baisse - conjuguées à la spéculation financière et, dans une moindre mesure[1], à l’engouement de plus en plus prononcé des pays développés pour les biocarburants, ont fait exploser les prix mondiaux des céréales et entraîné de violentes émeutes de la faim en Afrique et dans les Caraïbes.

 

Autre facteur d’inflation, l’élévation du niveau de vie dans les pays émergents de la zone BRIC (Brésil, Russie, Inde et Chine). Cette élévation du niveau de vie se traduit inévitablement par une augmentation de la consommation de viande[2]. Plus de viande signifie plus de troupeaux, et plus de troupeaux signifie plus de céréales pour leur élevage. Il n’est donc pas surprenant que le prix du maïs, dont les États-Unis exportent plus de la moitié de la production mondiale, ait doublé au cours des dix derniers mois de l’année 2007, alors que le blé tendre connaissait une augmentation de 50%.

 

Dès 2007, le FMI et d’autres institutions financières internationales avaient déjà tiré la sonnette d’alarme et décrit les menaces qu’une inflation à deux chiffres faisait peser sur la stabilité sociale des Etats fragiles, en particulier ceux d’Asie centrale et du Caucase. Les experts économiques, partisans de politiques fiscales drastiques, en doutant de la capacité des autorités à mettre en œuvre des recettes différentes de celles héritées de l’époque soviétique[3], se montraient particulièrement pessimistes.

 

Déjà fortement handicapé[4], le Tadjikistan était, en 2006, le pays d’Asie centrale qui avait le plus souffert de cette augmentation incontrôlée du prix des céréales[5]. Au sortir d’un hiver extrêmement rude, on peut se demander comment ce petit pays, confronté à des problèmes immenses et apparemment insolubles, va pouvoir se sortir de la spirale qui l’entraîne vers la faillite.

 

 

1)  Une naissance aux forceps

 

  1. a.   Une sanglante guerre civile

 

De toutes les républiques socialistes soviétiques d’Asie centrale, le Tadjikistan est la seule à avoir connu une guerre civile à la chute de l’empire soviétique.  Dans la foulée des émeutes qui ensanglantent la capitale, Douchanbé, le pays proclame sa souveraineté, le 24 août 1990, et son indépendance un peu plus d’un an plus tard, le 9 septembre 1991. En 1992, les affrontements entre procommunistes et islamistes s'amplifient et dégénèrent en guerre civile, nécessitant l'envoi sur place de renforts de troupes russes. L'état d'urgence est décrété, et le président Rakhmon Nabiev, élu président en décembre 1991, est contraint à la démission. Il est remplacé par Akbarsho Iskandarov. Les accrochages entre gardes-frontières russes et rebelles sont nombreux et incessants au cours des années suivantes. En 1997, un traité de paix, négocié sous l’égide des Nations unies, met fin à cette guerre civile entre un gouvernement soutenu par Moscou et son opposition islamiste. Au total, on estime les morts à 50.000. Près du dixième de la population a fui le pays et les dégâts aux infrastructures sont chiffrés à 4,5 milliards d’euros.

 

  1. b.   Un oligarque au pouvoir …

 

Né en 1952, Emomali Sharipovich Rakhmon[6], ancien producteur de coton, arrive au pouvoir en 1994, après avoir occupé, en 1992, les fonctions de président du Parlement au moment du départ forcé du premier président Rakhmon Nabiev. Réélu en 1999, il voit son mandat constitutionnellement porté à sept ans. Il est à nouveau élu, en 2006, lors d’une élection inéquitable et truquée selon les observateurs internationaux dépêchés sur place pour l’occasion. Au début des années 1990, Emomali Rakhmon a joué un rôle de premier plan, aux côtés des procommunistes, pour chasser les rebelles islamistes de Douchanbé. Il s’est notamment « illustré » à la tête de ses troupes dans le district de Kulob et a indéfectiblement soutenu l’intervention des forces de sécurité d’anciennes républiques sœurs de l’ex-empire soviétique, venues prêter main forte au gouvernement tadjik pro-Moscou.

 

Particulièrement allergique à toute forme d’opposition, de critique ou de contestation, il s’inscrit dans la lignée des anciens apparatchiks régionaux qui, à la chute de l’Union soviétique, se sont habilement recyclés en s’emparant du pouvoir dans leur pays et en s’y accrochant farouchement. Son parti, le Parti démocratique du peuple, détient 49 des 63 sièges au Parlement depuis les élections législatives de 2005, que les observateurs occidentaux ont jugées comme ne répondant pas aux critères et aux standards des démocraties modernes.

 

Malgré une conception particulière et toute personnelle de la démocratie et des droits de l’homme, Emomali Rakhmon semble jouir d’un réel soutien populaire, la plupart de ses concitoyens lui sachant gré d’avoir su préserver la paix civile depuis son arrivée au pouvoir. Beaucoup moins excentrique que son ancien homologue turkmène, feu Niazov, et assurément moins brutal qu’Islam Karimov, le président de l’Ouzbékistan, Emomali Rakhmon se range, malgré tout, dans le club très fermé des dictateurs centrasiatiques.

 

  1. c.    …et un régime corrompu

 

Récemment publiée par une agence de presse indépendante tadjike, Avesta, la liste des 100 plus grandes fortunes du Tadjikistan[7] regroupe les noms de nombreux membres des cabinets ministériels, parlementaires et hauts fonctionnaires. Dans un pays où le salaire mensuel moyen frôle à peine 20 euros, celui d’un ministre, 62 euros, et où la dissimulation des revenus est un sport national comptant de très nombreux adeptes, l’agence Avesta s’est basée sur les signes extérieurs de richesse (propriétés et voitures de luxe, sources de revenus, fréquentation des hôtels et restaurants de prestige) pour dresser cette liste non exhaustive.

 

Rares sont ceux qui, comme Hoji-Akbar Turajonzoda, un parlementaire d’opposition, osent reconnaître des revenus « annexes » de l’ordre de 125.000 euros annuels. Bobojon Bobokhonov, le procureur général, explique pudiquement et sans rougir que les luxueuses voitures garées dans la cour de son administration sont« des cadeaux faits à ses employés par leurs proches[8] ». L’immense majorité des Tadjiks ne se fait, cependant, aucune illusion. Tout cet étalage de richesses n’a qu’une origine : la corruption endémique qui règne dans le pays, qui paralyse la mise en place des réformes et conduit à la dégradation morale de la société.

 

  1. d.   Un environnement géopolitique relativement calme

 

En raison de ses nombreux handicaps et surtout de l’absence de ressources naturelles de premier plan, le Tadjikistan n’occupe sur le plan géopolitique régional qu’une modeste place.

 

Bien que la menace se soit nettement atténuée depuis le départ des Talibans de Kaboul, l’Afghanistan constitue toujours le principal souci sécuritaire de Douchanbé. Le mouvement islamique d’Ouzbékistan, organisation alliée des Talibans afghans et active sur les territoires ouzbèk et tadjik, a nettement perdu de son influence et ne constitue plus une menace pour la stabilité du Tadjikistan. Le trafic d’opium et d’héroïne en provenance d’Afghanistan, et qui transite par le territoire tadjik, demeure la plus sérieuse menace à long terme sur la stabilité et le développement du pays en favorisant la corruption, la criminalité et les disparités économiques. 

 

En revanche, le problème de la gestion des ressources en eau pourrait à court terme devenir une source de tensions importantes dans la région. Un incident, certes mineur mais hautement révélateur de ce qui pourrait survenir à plus grande échelle, s’est déroulé le 23 mars dernier entre les Tadjiks de la province nord d’Isfara et les habitants de la province kirghize du sud, Batken, toutes deux situées dans la vallée de la Ferghana, une vallée fertile et surpeuplée où le Kirghizstan, le Tadjikistan et l'Ouzbékistan se rejoignent. Furieux de constater une baisse importante du niveau de l’eau dans leurs canaux d’irrigation, quelques centaines de paysans tadjiks accompagnés de policiers et de leur responsable régional ont franchi la frontière avec la ferme intention de faire entendre raison aux gestionnaires du barrage responsable de tous leurs maux[9].

 

 

2) Un pays proche du ciel, certes, mais oublié des dieux !

 

Plus petite des anciennes républiques soviétiques d’Asie centrale en termes de superficie (143.000 km²), avec un peu plus de 7 millions d’habitants, le Tadjikistan est situé au cœur de l’Asie centrale. Bordé par le Kirghizstan au nord, la Chine à l’est, l’Afghanistan au sud et l’Ouzbékistan à l’ouest et au nord-ouest, c’est un pays montagneux - à 93% - et enclavé, d’une altitude moyenne supérieure à toutes celles de ses voisins. Il est traversé par la chaîne des monts du Pamir (on recense huit sommets de plus 6.000 mètres) et plus de la moitié de son territoire est situé à une altitude supérieure à 3.000 mètres.

 

  1. a.   Une économie convalescente

 

Le Tadjikistan était déjà le pays le plus pauvre de l'ancienne Union soviétique, et à la suite à la guerre civile de 1992-1997, il était même devenu l'un des plus pauvres au monde. Il possède le PIB le plus faible de toutes les anciennes républiques soviétiques. La guerre civile a mis à mal une économie déjà très fragile et ravagé les secteurs industriel et agricole.

 

Bien que le pays ait connu depuis 1997 une croissance économique soutenue, près des 2/3 de la population vivent encore en dessous du seuil de pauvreté. Après avoir atteint un sommet à plus de 10% en 2004, le taux de croissance économique s’est stabilisé à 8% en 2005 et n’a atteint que 7% en 2006 et 2007. Cela a permis au Tadjikistan d'améliorer sensiblement sa position économique par rapport à d'autres pays d'Asie centrale comme le Turkménistan et l'Ouzbékistan, pays riches en hydrocarbures.

 

La situation économique du Tadjikistan demeure cependant fragile en raison d’une mise en œuvre inégale des réformes structurelles, d’une gouvernance faible, d’un taux de chômage élevé et d’une dette extérieure importante. En décembre 2002, la Russie a effacé près de 155 millions d’euros de dettes sur les 190 que le Tadjikistan lui devait.

 

  1. b.   Des ressources industrielles et agricoles limitées

 

Les sources de revenus, liées à l'exportation du coton et de l'aluminium, sont précaires et rendent l'économie vulnérable aux cours du marché. En raison de sa configuration montagneuse, seulement 7% des terres sont cultivables. Le coton constitue la principale ressource agricole mais le secteur est handicapé par la dette et des infrastructures obsolètes. Le sous-sol renferme de l’argent, de l’or, de l’uranium et du tungstène. Le secteur industriel se limite à une importante usine d’aluminium, l’usine de Regar (500.000 tonnes par an), quelques unités de production hydroélectrique et de petites usines d’industrie légère et de production alimentaire, le plus souvent dans un état de délabrement avancé.

 

  1. c.    La faillite du système hydroélectrique

 

Bien qu’il se situe au troisième rang mondial en matière de réserves d’eau par tête d’habitant, le Tadjikistan souffre régulièrement, en hiver, de coupures d’électricité générales dues à une gestion erratique de ses ressources. La mise en service, le 20 janvier dernier de la tranche 1 du barrage hydroélectrique de Sangtuda[10], dont la construction a été financée par la compagnie énergétique russe RAO UES, ne sera cependant pas suffisante, avec une production journalière de 2,7 millions de kWh, pour satisfaire les besoins du pays. À elle seule Douchanbé, la capitale, consomme en moyenne 10 millions de kWh par jour.

 

La solution passe par la construction de la tranche 2 de ce barrage. Elle passe aussi et surtout par l’achèvement de la construction du barrage de Rogun. Présenté comme devant être le barrage le plus haut du monde - 335 mètres - sa construction a débuté en 1976. En 1993, il avait atteint une hauteur de, seulement, 60 mètres quand il a été en partie détruit par une violente crue de la Vakhch, la rivière sur laquelle il est construit. Depuis 2006, la Russie a relancé l’idée de ce barrage et c’est en février 2007 qu’un partenariat a été signé entre Moscou et Douchanbé pour terminer ce barrage[11]. Au total, ce projet, une fois achevé, aura coûté plus 1,25 milliard d’euros et devrait produire à terme 35 millions de kWh par jour.

 

 

  1. d.   Un pays sous perfusion

 

En 2000, trois ans après la fin de la guerre civile, l'aide internationale restait essentielle pour soutenir les programmes de « réhabilitation », dont le but est de réintégrer les anciens combattants de la guerre civile dans la société. La même année, l'aide internationale est également nécessaire pour limiter la chute de la production de nourriture, conséquence d'une seconde année consécutive de sécheresse. Déjà en août 2001, la Croix-Rouge annonce le début d'une famine au Tadjikistan, et appelle à une aide internationale.

 

En 2007, le pays a reçu une aide substantielle de la Chine pour le financement des travaux de remise en état des réseaux routiers et de transport d’énergie. Afin de faciliter les échanges avec l’Afghanistan, un pont, financé à hauteur de 22,5 millions d’euros par les États-Unis, relie les deux pays depuis le mois d’août dernier.

 

S'agissant de l'aide au développement, le Tadjikistan est, dans la région, le premier bénéficiaire, par habitant, des programmes d'assistance gérés par la Commission européenne. Entre 1992 et 2002, il a reçu 350 millions d'euros, essentiellement sous forme de dons. Depuis 1993, ECHO (le bureau d’aide humanitaire de la Commission européenne) assiste les populations tadjikes les plus vulnérables avec une aide humanitaire de plus de 160 millions d'euros.

 

 

3) Le catastrophique hiver 2007/2008

 

Face au plus rude des hivers dans cette région depuis 25 ans (des températures inférieures à -20° Celsius ont été enregistrées pendant plusieurs semaines), les Nations unies ont tiré le signal d’alarme le 18 février dernier. Les experts ont chiffré les besoins d’urgence à 16 millions d’euros et estimé à 260.000 le nombre de Tadjiks qui nécessitent une aide alimentaire immédiate. Les autorités locales estiment, quant à elles, à 2 millions le nombre de personnes en danger si les réserves en nourriture et en carburants ne sont pas rapidement reconstituées dans les zones rurales. De son côté, la Banque nationale tadjike avance la somme de 156 millions d’euros de pertes dues aux conditions climatiques. Soit près de 40% du budget annuel de ce pays estimé à environ 381 millions d’euros.

 

Même si cet appel déclenche une réponse internationale d’envergure, il est permis de se demander si elle n’interviendra pas trop tard. On peut en effet raisonnablement craindre la réapparition de maladies que l’on croyait, au 21ème siècle, à jamais disparues et la généralisation à l’échelle de toute une région d’une famine persistante.

 

  1. a.   Un pays plongé dans le noir

 

Surprises par l’extrême rigueur de l’hiver les autorités tadjikes ont recouru à de drastiques rationnements d’eau, de gaz et électricité[12]. Les centrales hydroélectriques, paralysées par le gel et le bas niveau des réserves, ont été contraintes de réduire leur production d’environ 60% et la capitale a vu son approvisionnement en électricité limité à 10 heures par jour. Gulomjon Bobozoda, ministre du Commerce et du Développement économique, a reconnu le 18 février dernier que « les coupures chroniques de courant constituaient un facteur aggravant mais qu’il était trop tôt pour estimer les dommages subis par l’économie tadjike[13] ».

 

Confrontés à des conditions climatiques identiques, les pays voisins n’ont été pratiquement d’aucun secours. Le Kirghizstan n’a pu, au mieux, qu’offrir 500.000 kWh par jour. Quant à l’eldorado gazier et pétrolier que constitue son riche voisin, le Turkménistan, soucieux de satisfaire prioritairement sa demande intérieure, celui-ci a considérablement réduit ses exportations d’électricité[14] pour les cesser définitivement le 20 avril dernier.

 

Deux jours plus tard, Samandar Boboiev, le vice-président de la compagnie nationale d’électricité Barki Tojik, annonçait qu’il était « prématuré d’envisager la levée des restrictions d’électricité en raison de l’arrêt des livraisons en provenance du Turkménistan[15] ». Il revenait ainsi sur ses prévisions optimistes du 13 février dernier, quand il déclarait que « les livraisons d’électricité reprendraient dans leur intégralité dès le début du mois d’avril, au fur et à mesure de la reconstitution des réserves d’eau des barrages due à la fonte des neiges[16] ».

 

  1. b.   Un secteur agricole dévasté

 

Selon les spécialistes, le gel a pratiquement détruit tous les champs de coton, de même que de nombreuses terres agricoles et potagers privés. Les représentants du Programme alimentaire mondial (PAM) ont averti que les élevages de bétail et de volailles ont terriblement souffert du froid et selon leurs estimations la production de lait et d’œufs devrait connaître une chute de 50%. De nombreux Tadjiks en sont au premier stade de la famine et certains ne se contentent plus que d’un seul repas par jour.

 

Dans leur malheur, ils peuvent cependant s’estimer heureux s’ils comparent leur sort à celui de leurs voisins du sud, les Afghans de la province de Ghazni. Dans cette région, selon les membres du bureau des Nations unies pour la coordination humanitaire, les populations locales en sont actuellement réduites à manger de l’herbe sèche et de la luzerne[17], avec toutes les conséquences que cela implique sur l’état sanitaire général des populations.

 

  1. c.    L’inflation à la source de tous les maux

 

Après une augmentation des prix du blé de près de 70% en 2007, l’inflation pourrait repartir de plus belle dans le courant du printemps et de l’été. En plus des dommages causés par l’hiver aux infrastructures agricoles, l’attitude des pays voisins est source d’inquiétude.

 

En mars dernier, les simples rumeurs d’un embargo kazakh de quatre mois sur les exportations de blé avaient eu pour effet de faire bondir de 25% en une seule journée le cours des céréales sur le marché de Chicago. Depuis le 15 avril cet embargo est entré en vigueur et, selon le Premier ministre kazakh, Karim Masimov, il durera jusqu’en septembre prochain. Grenier à blé de la région, le Kazakhstan aura certes réussi à stabiliser le prix de son pain, mais il aura surtout porté un sérieux coup à l’économie de ses voisins. Le Tadjikistan et le Kirghizstan importent respectivement de 15 et 20% de leur consommation de blé annuelle[18]. Mais dans le cas du Tadjikistan, la dépendance vis-à-vis du Kazakhstan est quasi totale puisque ce dernier lui fournit habituellement 98% de ses importations.

 

Avec ses voisins le Kirghizstan et l’Ouzbékistan, le Tadjikistan comptait bien surmonter ses difficultés en recourant à l’importation d’environ 500 à 600.000 tonnes de blé en provenance du Kazakhstan et de Russie. Ce sont en effet les quantités annuelles importées par ce pays qui, comme l’Ouzbékistan et le Kirghizstan, malgré un programme de relance de la production céréalière, est incapable de satisfaire ses propres besoins. Pour Vahhob Vohidov, expert économique, il faudrait que le pays produise deux fois plus de blé pour atteindre l’autosuffisance alimentaire dans ce domaine.

Conclusion

 

Les prévisions d’importation de blé récemment rendues publiques par Gurez Zaripov, le chef de l’administration des douanes du Tadjikistan, laissent entrevoir une situation beaucoup plus grave qu’annoncée[19]. Il prévoit, en effet, l’importation de 700.000 tonnes de blé et de farine au cours des mois à venir et qui viennent s’ajouter aux 200.000 tonnes déjà importées depuis janvier. Le Tadjikistan devrait donc importer cette année plus du double de ses importations habituelles.

 

Élément rassurant, si l’on peut dire, la communauté internationale est au chevet du Tadjikistan. Le 16 avril dernier, le bureau de coordination des affaires humanitaires des Nations unies (United Nations Office for the Coordination of Humanitarian Affairs - OCHA)[20] annonçait avoir recueilli près de 50% des fonds demandés en urgence, soit 7,8 millions d’euros sur les 16 millions estimés nécessaires pour faire face à la situation de crise.

 

Preuve de la gravité de la situation, l’arrivée à Douchanbé, le 14 avril du secrétaire général de l’Organisation du Traité de Sécurité Collective (OTSC), Nikolaï Bordyuzha. Signé en 1992, ce traité faisait figure de bras armé de Communauté des États indépendants (CEI), pour lutter notamment contre le terrorisme et les mafias. Avec le déclin de la CEI, cette organisation reste néanmoins très active en Asie centrale et apparaît désormais comme le complément politico-militaire de la Communauté Économique Eurasienne (CEEA) qui regroupe la Biélorussie, le Kazakhstan, le Kirghizstan, l'Ouzbékistan, le Tadjikistan et la Russie.

 

Officiellement au menu des discussions, les problèmes de sécurité régionale (lutte contre les trafics en tous genres - armes et drogues - en provenance d’Afghanistan), le renforcement des liens au sein de l’organisation et la préparation du prochain exercice militaire de l’organisation, Rubezh 2008, qui doit se dérouler en Arménie au mois de mai prochain[21]. Il n’aura pas échappé aux observateurs que les entretiens entre le secrétaire général de l’OTSC et les autorités tadjikes - président de la République, ministre de la Défense et président du comité d’urgence - ont également porté sur les conséquences humanitaires du dramatique hiver qui vient de s’achever.

La situation sécuritaire aux marges de l’OTSC - en particulier en Afghanistan - est en effet suffisamment inquiétante pour que Nikolaï Bordyuzha soit venu, en personne, s’assurer auprès des autorités tadjikes qu’elles contrôlaient bien la situation.  

 

Comme un malheur n’arrive jamais seul, en plus de tous les problèmes dans lesquels le pays se débat, une nouvelle catastrophe se profile à l’horizon : une invasion de sauterelles[22]. Le 3 avril, le président, Emomali Rakhmon, convoquait en urgence un conseil des ministres spécial pour décider des mesures à prendre face à cette invasion annoncée. Le retour, inhabituellement en avance sur le calendrier, de températures très élevées a provoqué un changement important dans la date d’apparition de ces insectes et près de 50.000 hectares étaient déjà infestés.

 

Habitués, si ce n’est résignés, depuis des décennies à vivre dans la précarité et le dénuement, assommés et profondément traumatisés par cinq ans de guerre civile, les Tadjiks, comme les autres peuples d’Asie centrale, ont toujours eu soif de liberté. Maintenant, ils ont faim. Simplement, mais dramatiquement faim. Ventre affamé n’ayant, paraît-il, pas d’oreilles, on peut se demander combien de temps ils pourront encore supporter en silence ce qu’ils endurent ? Difficile de le dire. Ce qui est certain c’est que, le jour où ils décideront, comme les Parisiens en 1789, que la pénurie de pain et les privations de toutes sortes ont assez duré, quelques Bastilles centrasiatiques disparaîtront.

 

 

Copyright © ESISC 2008

 

 



[1] La superficie, au niveau mondial, des terres actuellement consacrées à la production de céréales en vue de leur transformation en biocarburants n’est que de 2% et n’a, par conséquent, contrairement à une opinion largement répandue, qu’une responsabilité très limitée dans le déclenchement de la pénurie actuelle.

[4] De tous les pays de l’ancien empire soviétique, le Tadjikistan est celui qui, selon le rapport 2007 du Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD), a le plus faible taux en matière de développement humain. Cf. : http://hdr.undp.org/en/media/hdr_20072008_en_complete.pdf

[5] Le prix du sac de 50 kg de farine est subitement passé l’été dernier, de 18 à 23 €, un prix qui correspond au salaire mensuel moyen dans ce pays. Depuis début juillet 2007 les prix du blé, de la farine et du pain ont subi une augmentation de 50%. Tout le pays souffre de pénurie en farine et rien qu’à Douchanbé, la capitale, le prix du pain a bondi de 33% au cours de la deuxième semaine de septembre 2007.

[6] Plus connu sous le nom de Rakhmonov avant qu’il n’impose à ses compatriotes, par décret en 2007, l’abandon dans les noms de famille de tous les suffixes à consonance russe.


© 2012 ESISC - European Strategic Intelligence and Security Center Powered by Advensys