Tadjikistan : le maillon faible



 

 

Sorti exsangue, en 1997, d’une terrible guerre civile - plus de 50.000 morts en cinq ans et le dixième de sa population poussé sur les routes de l’exil -,  quasiment en état de faillite générale (une économie en ruines et une crise alimentaire endémique), gangréné par une corruption généralisée (les subventions des bailleurs de fonds - organisations internationales, États-Unis et Union européenne - s’évaporant inexorablement dans les arcanes et les méandres des circuits mafieux), et gouverné d’une main de fer par son inoxydable[1] président, Emomali Rakhmon[2], le Tadjikistan semble ne jamais pouvoir échapper au destin tragique que sa descente aux enfers préfigure.

 

Ce pays de plus de 7 millions d’habitants est géographiquement situé à la croisée des principaux enjeux géopolitiques que représentent les États centrasiatiques. Son voisin méridional, l’Afghanistan, avec lequel il partage près de 1200   km de frontière « passoire », est ravagé par le crime et une insurrection islamiste en plein renouveau. Son encombrant voisin occidental, l’Ouzbékistan, après avoir été un temps son mentor et allié, est, en raison de l’animosité personnelle qui caractérise les relations entre leurs deux présidents et de nombreux litiges sur le partage des eaux, maintenant considéré comme hostile. La vallée de la Ferghana, à cheval sur son territoire et ceux du Kirghizistan et de l’Ouzbékistan est depuis longtemps le foyer d’une violente agitation islamiste endémique. Enfin, son territoire constitue la plaque tournante de nombreux trafics internationaux de drogues et d’armes.

 

État failli ou quasi-failli, le Tadjikistan est le plus faible des États centrasiatiques. Son régime ne doit sa survie actuelle qu’au fait qu’il a su préserver le pays du retour de la guerre civile qui a laissé sa population profondément traumatisée. Si, pour de nombreux experts, le compte à rebours de l’implosion du Tadjikistan semble désormais enclenché, la seule question qui demeure en suspens est celle du timing, des formes et des conséquences, au plan national et régional, de la désintégration de ce qui apparaît de plus en plus comme le maillon faible de l’Asie centrale.

 

A quelles menaces le pays est-il confronté et quelles sont les marges d’action des autorités nationales et de la communauté internationale ?

 

1)       lA menace islamiste

 

L’invasion et l’occupation de l’Afghanistan, en 1979, par les troupes russes constituent le point de départ de l’activisme islamique en Asie centrale. Au lieu de renforcer la main mise communiste sur l’Afghanistan et de créer une zone tampon entre l’URSS de l’époque et les arabes radicaux, la mésaventure afghane de l’Armée rouge a contribué à la radicalisation des islamistes afghans et pakistanais. Elle a aussi permis aux insurgés afghans de propager leur message religieux en Asie centrale. Trois évènements majeurs ont présidé à l’accélération de cette islamisation centrasiatique : le piteux retrait des troupes russes d’Afghanistan en 1989, l’effondrement, deux ans plus tard, de l’empire soviétique (avec, en toile de fond, l’arrivée au pouvoir de dictateurs corrompus à la tête des nouvelles républiques centrasiatiques) et l’annihilation du régime communiste afghan en 1992.

 

Pour de nombreux islamiques proche orientaux, ces trois évènements laissaient penser que les conditions étaient réunies pour la création d’États islamiques sur les ruines centrasiatiques de l’empire soviétique. L’engagement des autorités saoudiennes et émiraties derrière les moudjahidin afghans ne visait pas uniquement la défaite soviétique. Riyad et les capitales du Golfe voyaient en l’Afghanistan une base idéale pour l’expansion du wahhabisme et du salafisme - version régionale de leur sunnisme - et un contre-feu idéal aux visées messianiques des Mollahs chiites d’Iran. Sous la houlette bienveillante de l’Arabie saoudite, de nombreuses ONG des Etats arabes du Golfe se sont implantées, plus ou moins ouvertement, en Asie centrale avec leurs « kits » habituels de services : soins sanitaires, formation, éducation et endoctrinement religieux.

 

Les descendants des nombreux musulmans centrasiatiques qui, dans les années 1920 et 1930, avaient fui l’arrivée et la répression des bolcheviques, et qui depuis ont fait fortune dans les eldorados pétroliers du Golfe, ont financièrement contribué à la renaissance islamique de leurs lointaines mères patries.

 

  1. a.   L’ombre d’Al-Qaïda

 

C’est pendant la guerre civile au Tadjikistan que l’on voit apparaître pour la première fois les éléments d’Al-Qaïda, en particulier Wali Khan Amin Shah (qui sera arrêté en 1995, en Malaisie) et Ibn-ul-Khattab, qui s’illustrera ultérieurement comme « Commandantdes moudjahidin étrangers » dans le Caucase. Après son départ pour le Soudan, Oussama ben Laden continuera de diriger des camps d’entraînement en Afghanistan où de nombreux Tadjiks, Ouzbeks, Ouighours et Tchéchènes reçoivent une formation militaire.

 

Al-Qaïda a, cependant, pour deux raisons, limité ces dernières années son rôle en Asie centrale à de simples prises de contact et à une assistance militaire, plus symbolique que réelle. Tout d’abord, il n’y avait pas dans cette région, à cette époque, de cible suffisamment importante dont la destruction se serait inscrite dans l’objectif général de sape de la toute puissance américaine. Deuxième raison, l’importance de l’Asie centrale, aux yeux d’Oussama ben Laden, en matière d’armes de destruction massive (ADM), qu’elles soient de nature nucléaire, bactériologique ou chimique. L’adoption d’un profil bas, lui permettait opportunément de poursuivre sa quête d’ADM, sans trop attirer l’attention sur lui.

 

Dans une lettre, de juin 2002, adressée au Mollah Omar et publiée par le site Internet du « Centre de contre terrorisme[3] »de l’Académie militaire américaine de West Point, Oussama ben Laden décrit l’importance croissante de l’Asie centrale dans la guerre sainte contre les États-Unis. Il annonce que de « nouvelles opportunités militaires » se présentent à Al-Qaïda, dans cette région. Il y rappelle, notamment, le succès de la coopération avec les « frères du Tadjikistan » (entraînement et fourniture d’armements) et lance un pressant appel à l’unité de tous pour la poursuite du « Jihad en Asie centrale, seul moyen de détourner nos ennemis de l’Afghanistan ». Il concluait cette lettre en rappelant que « cette région est particulièrement attractive en raison des nombreuses ressources militaires qu’elle recèle, tant conventionnelles que non conventionnelles, qui seront appelées à jouer un tout premier rôle dans le Jihad contre les ennemis de l’Islam. »

 

La capacité des leaders d’Al-Qaïda à faire la part des choses entre l’essentiel et l’accessoire constitue une de leurs principales caractéristiques. S’inspirant de Léon Tolstoï qui, dans Guerre et Paix, constatait que « le temps et la patience sont des armes absolues », Oussama ben Laden pense que le temps joue en sa faveur en Asie centrale.

 

La répression des mouvements islamistes dans la région et en Chine, l’intérêt croissant des musulmans centrasiatiques pour un Islam conservateur, le prosélytisme des ONG sponsorisées par les États du Golfe, la croissance exponentielle des réseaux afghans de trafics de drogue et la montée en puissance progressive de l’organisation islamiste subversive Hizb-ut Tahrir[4] dans cette région, sont des facteurs de troubles moins coûteux, en hommes et en moyens, et beaucoup plus rentables pour Al-Qaïda et les Talibans. 

 

  1. b.  Le Parti de la renaissance islamique

 

Au Tadjikistan, le Parti de la renaissance islamique (PRI) est, à l’heure actuelle, le seul parti politique islamique autorisé sur le territoire de l’ex-empire soviétique. Fondé en 1990, malgré l’interdiction des autorités de la République soviétique et socialiste du Tadjikistan, il émerge rapidement sur la scène politique. Son existence est légalisée après la proclamation d’indépendance de septembre 1991. Il s’oppose violemment au Parti communiste et est interdit en 1993 pour s’être impliqué, aux côtés de l’opposition unie, dans la guerre civile et tenté d’avoir instauré un régime islamique.

 

Ses leaders, en exil en Iran et en Afghanistan, se regroupent au sein du mouvement de l’Opposition tadjike unie et, jusqu’en 1996, combattent les autorités en place. A la signature des accords de paix, le PRI et l’Opposition tadjike unie rentrent au pays. Les activités du PRI sont à nouveau légalisées en 1999 et il devient rapidement la seconde force de la scène politique tadjike. Aux élections législatives de 2005, il obtient 8% des voix et deux sièges, sur 63, au Parlement.

 

En 2006, son leader, Mukhiddin Kabiri, crée la surprise en annonçant son intention de ne pas se porter candidat à l’élection présidentielle. Cette stratégie semble s’inscrire dans une vision politique à long terme. Ses cadres travaillent discrètement, au niveau local, à l’établissement d’une solide base populaire. Pariant sur la lassitude de la population, le PRI cherche à apparaître comme un recours crédible. Seul parti à baser son action sur une idéologie spirituelle, il semble le mieux placé pour parvenir au pouvoir le jour où la population aura décidé de mettre un terme au règne de la corruption et aux très pesantes relations hiérarchiques qui caractérisent la situation politique et sociale. La morale d’une des fables de La Fontaine - « Patience et longueur de temps font plus que force ni que rage[5] » semble bien être devenue la ligne de conduite du leader de ce parti.

 

La seule inconnue, pour laquelle il n’y a, à l’heure actuelle, aucun élément de réponse, est celle de la forme que prendrait un régime dirigé par le PRI. Avec en pointillés, l’incertitude sur la façon dont les grandes puissances - États-Unis et Russie en tête - réagiraient face à l’irruption dans la région d’un gouvernement dirigé par un parti politique ouvertement islamique.

  1. c.   Reprise en mains de la mouvance religieuse et entrisme gouvernemental

 

Face à ce renouveau islamique, les autorités ont durci le ton. En février 2007, elles ordonnent la destruction de 13 des 148 mosquées non déclarées de Douchanbé, accordent un délai à 28 d’entre elles pour présenter une demande d’agrément et procèdent à la fermeture du reste. Officiellement, la capitale ne compterait que 29 mosquées agréées[6].

 

Un mois plus tard, dans son discours aux entrepreneurs[7] le président Emomali Rakhmon indique sa préférence de voir les investissements orientés vers « de nouvelles entreprises et écoles en lieu et place de nouvelles moquées ». Si son auditoire semble majoritairement approuver ce discours, beaucoup émettent, en privé, des doutes sur les possibilités d’investissements dans un environnement économique entièrement aux mains de la famille du président, de ses proches et des satrapes qui l’entourent[8]

 

La mise hors la loi, en janvier dernier, du mouvement Salafi school of Islam, accusé de liens avec des groupes terroristes et d’activisme religieux, souligne un nouveau raidissement des autorités tadjikes. Pour le procureur général Bobojon Bobokhonov, le mouvement salafiste « n’a pas enfreint la loi, mais sa propagande met en cause la sécurité du pays[9] » et, par conséquent, sa prohibition est motivée par la nécessité de « protéger l’ordre constitutionnel et de renforcer la sécurité nationale. »

 

Derniers développements de l’entrisme gouvernemental dans les affaires religieuses, l’adoption, début mars par la chambre basse du parlement tadjik, de la loi sur les organisations religieuses et l’enseignement confessionnel[10]. Présentée comme devant placer les religions sur un plan d’égalité, elle fait, en réalité, la part belle à la branche Hanafite[11], majoritaire à près de 80% au sein de la population tadjike. Pour Félix Corley, du Forum 18, l’Observatoire norvégien des libertés religieuses, « les autorités tadjikes s’engagent dans une voie similaire à celle des autorités ouzbèkes, à savoir un système draconien de contrôle de la mouvance religieuse[12] ». Il estime que cette action s’inscrit dans un mouvement très répandu parmi les républiques centrasiatiques - le renforcement des lois restrictives - comme au Kirghizstan, où une nouvelle législation est entrée en vigueur en janvier dernier, ou bien au Kazakhstan, où des lois identiques sont sur le point d’être validés par le conseil constitutionnel.

 

2)      les menaces sociales et ÉCONOMIQUES

 

  1. a.   Crise alimentaire

 

Après un terrible hiver 2008 - le pire depuis 44 ans - suivi d’un printemps et d’un été de tous les records[13], atteignant des températures largement au-dessus des moyennes saisonnières, le Tadjikistan figure désormais sur la liste des 32 pays identifiés dans le dernier rapport de la FAO (Food and Agriculture Organization - Organisation des Nations unies pour l'alimentation et l'agriculture[14]). Selon la FAO, la situation alimentaire de ses habitants et les prévisions de récoltes nécessitent une aide extérieure urgente qui se chiffrerait en plusieurs centaines de milliers d’euros.

 

  1. b.   Crise énergétique

 

Depuis le 1er janvier dernier, la population doit à nouveau, comme tous les hivers précédents, faire face à des rationnements d’électricité. À l’exception des « zones vitales » - hôpitaux et bâtiments administratifs -, la capitale Douchanbé n’est plus alimentée que 11 heures par jour[15]. Hormis le fait que la production de l’usine hydroélectrique de Norak - 70% des besoins du pays - est gravement compromise par la baisse inexorable du niveau des eaux du réservoir qui l’alimente, le Tadjikistan a vu, au cours du mois de décembre dernier, ses importations d’électricité du Turkménistan - 13 millions de kWh - interrompues par l’Ouzbékistan. Le différend porte sur le paiement des droits de transit réclamés par l’Ouzbékistan et dénoncés par le Tadjikistan comme étant exorbitants.

 

  1. c.    Crise économique

 

  1.                        i.     Au bord de la banqueroute

 

Le Tadjikistan a été frappé de plein fouet par la crise financière. Ses principales exportations - aluminium et coton - se sont effondrées. À elles seules, les exportations de coton représentent le 1/5e des revenus du commerce extérieur, et l’industrie cotonnière emploie près de la moitié la population active. Les autorités négocient actuellement avec le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD) les détails d’un prêt de 155 millions d’euros. La Banque centrale est intervenue à plusieurs reprises pour soutenir la monnaie nationale et, malgré de nombreuses ponctions dans les réserves de devises et d’or, les réserves sont tombées, en février dernier, de 270 millions  d’euros à moins de 150.

 

  1.                     ii.     La bombe à retardement des travailleurs émigrés

 

La persistance de la crise économique mondiale fait maintenant planer la menace du retour en Ouzbékistan, au Kirghizstan et au Tadjikistan de centaines de milliers, si ce n’est de millions, de travailleurs émigrés. Rien qu’en Russie, plusieurs centaines de milliers de travailleurs tadjiks tentent, tant bien que mal, de survivre[16].

 

Les autorités essayent d’anticiper leur retour en explorant différentes pistes : notamment, la mise sur pied, grâce au microcrédit, de petites et très petites entreprises, le lancement de programmes de formation ou l’attribution de lopins de terre[17]. Cependant, de nombreux anciens émigrés ne semblent pas convaincus de l’efficacité de telles mesures et continuent de considérer la Russie, à 82%, le Kazakhstan, à 6%, et le Belarus, l’Ukraine, le Kirghizstan et l’Ouzbékistan, pour le reste, comme des eldorados pour migrants en quête d’emploi.   

 

Selon le ministre tadjike du Travail et des Affaires sociales, Shukurjon Zuhurov, ses services ont recensé « dans les secteurs public et privé et dans toutes les branches du secteur industriel, environ 150. 000 postes disponibles pour les anciens travailleurs émigrés[18] ». Par ailleurs, il annonce que le gouvernement réfléchit très sérieusement, depuis quelques semaines, à l’envoi de 20. 000 à 50. 000 travailleurs par an en Corée du sud, au Qatar et dans d’autres États arabes[19].

 

Les statistiques officielles estiment à 800.000 le nombre des travailleurs tadjiks partis travailler à l’étranger. Toujours selon les mêmes sources officielles, ces travailleurs se situent dans la tanche d’âge des 20-30 ans et 92% sont de hommes. L’année 2008 a enregistré une augmentation de près de 200. 000 travailleurs émigrés par rapport à l’année 2007. Il semble bien cependant que ces statistiques soient loin de refléter la réalité de la situation. En fait, les 800. 000 travailleurs annoncés officiellement coïncident avec les quotas accordés par Moscou. Pour les organisations internationales, il faut, selon toute vraisemblance, estimer le nombre des migrants à un peu plus de 1,5 million et il ressort des études entreprises sur cette population que ce sont les bas salaires et le chômage endémique qui les poussent au départ.

 

3)      a la recherche d’une porte de sortie

 

Ces différentes menaces font courir, individuellement ou concomitamment, un danger certain pour le Tadjikistan. S’il est peu probable que cette implosion se fasse sous la forme d’une révolution islamique du style iranien, on peut raisonnablement envisager un soulèvement populaire. Les conditions sont réunies et, à n’en pas douter, ce seraient vraisemblablement les islamistes qui en recueilleraient les fruits. L’opposition politique est trop désunie, affaiblie et marginalisée pour pouvoir prétendre jouer un rôle de premier plan. Le Parti de la renaissance islamique constituerait le seul recours possible qui pourrait émerger de cet effondrement. Apparemment conscientes du danger qu’elles courent, les autorités tadjikes cherchent, tant sur le plan intérieur qu’extérieur, une porte de sortie.

 

  1. a.   Ouverture politique

 

Pour la première fois depuis l’indépendance en 1991, le président Emomali Rakhmon a confié, le 30 janvier dernier, le tout puissant poste de ministre de l’Intérieur à une personnalité qui n’est pas issue de son « premier cercle » et surtout de sa région natale de Kulob. Les racines familiales du nouveau ministre, le général Abdurahim Kahhorov, se situent dans la région septentrionale de Sughd, région dans laquelle il était, jusqu’à sa promotion ministérielle, chef de la police. 

 

Pour de nombreux analystes, cette nomination vise essentiellement à donner un coup de fouet à l’unité nationale face aux tensions croissantes avec l’Ouzbékistan. Au cours de sa dernière visite officielle en Ouzbékistan, en janvier dernier, le président russe, Dimitri Medvedev, avait, au grand dam des autorités tadjikes, rappelé qu’il estimait que les « projets hydroélectriques en Asie centrale devaient prendre en compte les considérations des pays voisins[20] ». Une déclaration qui citait, sans le nommer, le projet hydroélectrique de Roghun, projet pour lequel le Tadjikistan attend depuis 5 ans maintenant que la Russie honore sa promesse de financement de 1,5 milliard d’euros et que l’Ouzbékistan voit d’un mauvais œil car il craint une aggravation de sa pénurie en eau. 

 

Le 19 février, peu de temps avant la visite du président Emomali Rakhmon à Moscou, un accord qui porte sur le rééchelonnement de la dette tadjike envers l’Ouzbékistan - 12,5 millions d’euros – a été signé. Cet accord, qui aborde également le délicat problème du partage des eaux, devrait, selon les spécialistes, contribuer à l’amélioration des relations entre les deux pays[21].

 

  1. b.   Ouverture diplomatique

 

Cette ouverture diplomatique a connu une accélération soudaine à la suite de deux évènements sans liens entre eux. Le rapprochement russo-ouzbèke de janvier dernier au sujet des projets hydroélectriques et l’éviction des forces américaines de la base de Manas au Kirghizistan. Deux évènements qui ont conduit le président Rakhmon à chercher, à Bruxelles, du côté de l’Union européenne et de l’OTAN, une planche de salut.

 

  1.                        i.     Tropismes bruxellois …

 

La visite bruxelloise du président Rakhmon à Bruxelles, faisant d’une pierre deux coups, lui aura permis d’adresser aux autorités européennes et à celles de l’OTAN des signes évidents de sa volonté de coopération. Pour Marat Mamadshoev, rédacteur en chef de la revue Asia Plus, « la situation conflictuelle entre le Tadjikistan, d’un côté, et l’Ouzbékistan et la Russie, de l’autre, est le signal, pour les Européens, que les autorités tadjikes semblent prêtes à envisager un nouveau format dans leurs relations avec l’Europe et une coopération plus poussée[22] ». Reste à savoir quelle importance l’UE est prête à accorder au Tadjikistan et ce qu’elle attend de ce pays.

 

Il a au cours de cette visite rencontré le président de la Commission européenne, José Manuel Barroso, et Jaap de Hoop Scheffer, le secrétaire général de l’OTAN. Juste avant de s’envoler vers Bruxelles, le président Rakhmon avait fait un geste de bonne volonté et d’ouverture en annonçant que son pays ne s’opposerait pas au transit des convois de ravitaillement logistique (non militaires) de l’OTAN. Cette offre tombe à point nommé pour l’Alliance atlantique, à la recherche, depuis la perte de la base de Manas, d’un soutien centrasiatique qui lui faciliterait ses efforts dans le cadre de ses opérations en Afghanistan. Elle fait du Tadjikistan, pays frontalier de l’Afghanistan, un partenaire de choix, tant pour les liens culturels que linguistiques qu’il partage avec Kaboul.  

 

  1.                     ii.     … et tentations moscovites

 

Tout en s’ouvrant vers l’UE et l’OTAN, Emomali Rakhmon semble vouloir aussi s’inspirer de l’exemple kirghize en matière de relations avec Moscou. Il estime qu’il pourrait recevoir une aide similaire à celle que vient de recevoir son homologue de Bichkek - un prêt de 1,5 milliard d’euros et une aide financière de 120 millions - à l’occasion de l’éviction des forces américaines de la base de Manas. Au cours d’un entretien bilatéral, en novembre 2008, le président russe, Dimitri Medvedev, avait émis le souhait de pouvoir louer une deuxième base, celle d’Ayní, au nord de la capitale, similaire à celle de Douchanbé[23] que les troupes russes utilisent déjà. Par ailleurs, la Russie est locataire des facilités du centre satellitaire d’Okno, à proximité de la ville de Nourek au sud-est de Douchanbé, où Moscou dispose d’un poste privilégié pour l’observation des activités spatiales du géant chinois voisin.

 

Toutes ces considérations militaires pourraient pousser Moscou à trouver rapidement un compromis avec Emomali Rakhmon. Le Tadjikistan reste un partenaire important pour Moscou à plus d’un titre. Tout d’abord, c’est un pion géopolitique essentiel qui peut jouer un rôle certain dans la stabilisation de l’Afghanistan. Ensuite, ses importantes ressources naturelles - en particulier l’uranium qui fait actuellement défaut aux Russes - et d’autres métaux rares, ne demandent qu’à être exploitées. Et elles procurent aux industriels russes une excellente opportunité d’investissements fructueux.

 

Moscou n’a donc certainement pas dit son dernier mot et, comme beaucoup de ses homologues centrasiatiques, le président Emomali Rakhmon va devoir se livrer à un subtil marchandage et un périlleux jeu d’équilibriste dans ses relations et discussions avec les Occidentaux et la Russie.  

 

4)      conclusion

 

Dans le n° 35 du Global Europe Anticipation Bulletin[24], le Laboratoire Européen d’Analyse Prospective (LEAP)estimait que la crise systémique globale, qu’il annonçait dès 2006, allait à partir de la fin de cette année entrer dans une phase que les analystes de ce laboratoire appellent « phase de dislocation géopolitique mondiale ». Trois ans après cette prévision, « il ne reste plus qu'une toute petite fenêtre de tir pour tenter d'éviter le pire, à savoir les quatre mois à venir, d'ici l'été 2009 ». Faute de quoi, les gouvernements « perdront tout contrôle sur les évènements, y compris, pour nombre d'entre eux, dans leurs propres pays, tandis que la planète entrera dans cette phase de dislocation géopolitique à la manière d'un  bateau ivre ». A l'issue de cette phase de dislocation géopolitique, le monde risque plus de ressembler à l'Europe de 1913 qu'à celle de 2009, avec son cortège de conflits, de guerres civiles et d’émeutes.

 

Le Tadjikistan présente tous les symptômes cliniques d’un Etat failli et sa survie jusqu’à aujourd’hui tient du miracle. L'Etat est à peine plus stable maintenant qu’il y a un peu plus de dix ans, au sortir de la guerre civile. Des régions entières - isolées géographiquement et ne disposant d’aucune administration digne de ce nom - sont complètement déconnectées du gouvernement et sont abandonnées à elles-mêmes. Si le régime du président Emomali Rakhmon ne s’est pas encore effondré, c’est uniquement parce qu’il n’a pas, à ce jour, été confronté à une crise politique ou une catastrophe naturelle majeure. Gouverné au jour le jour par un pouvoir autiste, sourd et aveugle, il ne survit qu’à coups d’expédients. Sans les subsides de la communauté internationale et les rentrées d’argent qu’un million de travailleurs émigrés envoient chaque mois au pays, il serait depuis longtemps en cessation de paiement.

 

Ajoutées aux prévisions catastrophiques du LEAP, les préoccupantes perspectives économiques pour 2009 devraient se révéler dramatiques pour le Tadjikistan. Toutes les conditions sont réunies et le compte à rebours de l’implosion du Tadjikistan semble sur le point de commencer. Ce qui est certain c’est que l’écroulement du plus faible des maillons centrasiatiques pourrait avoir un effet dévastateur qui ne manquerait pas d’emporter, sous l’onde de choc et l’effet de souffle, ses voisins immédiats, l’Ouzbékistan et le Kirghizistan, tout aussi fragiles et vulnérables. Une telle éventualité ne devrait pas laisser de marbre la communauté internationale, car le maelström prévisible - l’embrasement de ce que le journaliste Pepe Escobar, collaborateur de la revue en ligne Asia Times,appelle le « Pipelineistan[25] » - pourrait bien dramatiquement redessiner la carte énergétique d’une bonne partie du monde.

 

 

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[1] Élu pour la première fois en 1994, en pleine guerre civile, Emomali Rakhmon est réélu en 1999. À cette date, la nouvelle constitution « post-guerre civile » ne prévoit qu’un seul et unique mandat. L’opportune révision constitutionnelle, de 2003, l’autorise à se présenter à un deuxième mandat (http://www.rferl.org/content/Article/1071584.html).

[2] Plus connu sous le nom de Rakhmonov, avant qu’il n’institutionnalise par décret, en 2007, l’abandon dans les noms de famille de tous les suffixes à consonance russe.

[4] Le Hizb ut-Tahrir (Parti de la Libération) s’est donné pour objectif central affiché de restaurer le califat, c'est-à-dire l’autorité du successeur du prophète de l’Islam chargé de faire régner la loi islamique dans l’ensemble de la communauté musulmane.

[5] Le Lion et le rat.

[8] Ibid.

[11]La branche Hanafite est la plus ancienne des écoles théologique, morale, juridique et jurisprudentielle parmi les Sunnites. Elle est issue de l’enseignement de l’imâm Abū Hanïfa an-Nu’man ibn Thābit qui lui a donné son nom..

[12] Ibid.

[18] Ibid.

[23] Quartier général de la 201ème division de fusiliers motorisés forte de 7500 hommes, le plus gros contingent militaire russe actuellement déployé en dehors de la Russie.


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