L’anniversaire des émeutes de Lhassa de 1959 et du départ en exil du Dalaï Lama est marqué par un soulèvement des opposants tibétains. Depuis le 10 mars dernier, ceux-ci bravent les autorités chinoises dans la Région autonome du Tibet et dans les provinces voisines du Sichuan, du Gansu et du Qinghai, où vivent d’importantes communautés tibétaines. Ne pouvant admettre un tel mouvement de protestation à cinq mois des Jeux olympiques de Pékin, les autorités chinoises ont déployé de nombreuses troupes sur place et interdit les accès des zones troublées à tout journaliste ou touriste étranger. « J'ai vu un convoi d'au moins 200 camions avec 30 soldats à bord de chacun d'entre eux, donc environ 6 000 militaires en déplacement en une seule journée », a ainsi rapporté jeudi à la BBC le journaliste allemand Georg Blume, après avoir été expulsé de la capitale tibétaine. Il a également déclaré avoir vu « plus de 400 véhicules militaires se dirigeant vers le Tibet en plusieurs convois. Certains soldats portaient des armes automatiques équipées de baïonnettes, d'autres des boucliers et autres équipements antiémeutes.[1] »
Comme l’affirmait le 19 mars dernier le secrétaire du Parti communiste de la Région autonome du Tibet, Zhang Qingli, Pékin a déclaré une « lutte à mort » au Dalaï Lama[2], qualifié de « loup enveloppé dans une bure de moine » et de « monstre à face humaine mais au cœur d'animal. » La Chine semble donc refuser tout dialogue avec celui qu’elle ne considère pas comme un chef religieux mais comme un « exilé politique qui se sert depuis longtemps de la religion pour tromper et abuser l'opinion internationale, pour diviser et séparer la patrie et pour nuire à l'unité nationale et la saboter. » Au contraire, depuis près de cinquante ans, le Dalaï Lama ne cesse de s’efforcer de maîtriser des mouvements tibétains radicaux susceptibles d’utiliser la violence pour obtenir l’indépendance. Se disant prêt à démissionner, il a encore déclaré le 18 mars que la violence était « contre la nature humaine, […], nous ne devons pas développer des sentiments antichinois. Que nous le voulions ou pas, nous devons vivre côte à côte avec les Chinois.[3] »
Le Tibet a officiellement été « libéré » par l’Armée populaire de libération en 1950 et incorporé à la République populaire de Chine (RPC) en 1951. Dans un premier temps, le président Mao avait promis de conserver l’autonomie culturelle et politique du Tibet, sous l’autorité du quatorzième Dalaï Lama. Le pays passa toutefois sous l’administration directe du pouvoir central après les émeutes de 1959, et la Région autonome du Tibet fut établie en 1965. Plus de quarante ans après ces faits, nous développerons comment les autorités chinoises et le gouvernement tibétain en exil s’opposent encore sur la souveraineté légitime du Tibet. L’exemple des Etats-Unis nous éclairera sur la façon dont un même pays a pu adopter simultanément des positions divergentes sur la question tibétaine. Nous verrons ensuite comment les dernières décennies ont amené à la crise actuelle, et pourquoi la Chine accorde une telle importance au contrôle du Tibet. Enfin, nous essayerons de déterminer quel impact pourrait avoir les manifestations de Lhassa dans les mois et les années à venir, à commencer par leur influence éventuelle sur le déroulement des Jeux olympiques de Pékin.
Depuis son exil à Dharamsala, dans le nord de l’Inde, l’Administration centrale tibétaine (le gouvernement tibétain en exil) maintient toujours que « l’histoire du Tibet remonte à plus de 2 000 ans et que le pays a été un Etat souverain indépendant avant la domination chinoise[4]. » Cette déclaration fait principalement référence à l’empire Tibétain, qui s’étendait au-delà des frontières de l’actuelle région autonome chinoise, du septième au neuvième siècle de notre ère. Les historiens tibétains mettent aussi l’accent sur la relation spirituelle maître-disciple qui aurait uni les chefs religieux tibétains et les empereurs chinois d’origine mongole et mandchoue des dynasties Yuan et Qing. Ils insistent spécialement sur les liens établis au 17e siècle entre le cinquième Dalaï Lama et les empereurs Qing Shunzhi et Kangxi[5]. Cette argumentation nie donc qu’un quelconque lien de soumission n’ait jamais été établi entre le Tibet et la Chine. Elle reprend donc la déclaration formulée en 1913 par les délégués tibétains à la conférence de Simla : « Le Tibet et la Chine n’ont jamais n’ont jamais été soumis l’un à l’autre et ne s’associeront jamais dans le futur. [6] »
La conférence tripartite de Simla, qui s’est tenue d’octobre 1913 à juillet 1914, devait permettre de délimiter les frontières entre la Chine, le Tibet et l’Empire des Indes. Conclue le 3 juillet 1914, la convention de Simla prévoyait que le Tibet reste sous la « suzeraineté » de la Chine « entre les mains du gouvernement de Lhassa », et que Pékin « s’engage à ne jamais le transformer en province chinoise.[7] » Les autorités coloniales britanniques souhaitaient en effet maintenir un Etat tampon entre les Indes et la Chine, et garantir cette indépendance de facto du Tibet. Des désaccords persistants entre Pékin et Lhassa sur la notion de suzeraineté et sur le tracé des frontières amenèrent le refus du représentant chinois de signer le texte. L’effondrement de la dynastie impériale des Qing et la proclamation de la République de Chine en 1911 avaient, entre-temps, déjà amené le Tibet à déclarer son indépendance en 1913, indépendance qui perdurera jusque 1950.
Pour sa part, la Chine prétend que le Tibet fait partie intégrante de son territoire depuis l’installation de la dynastie impériale des Yuan, à la fin du treizième siècle. Comme le précise le ministère chinois des Affaires étrangères dans sa présentation de l’histoire du Tibet : « Au début du 13e siècle, Gengis Khan […] fonda dans le nord de la Chine le Khanat mongol. En 1247, un vénérable […] et le fils du Khan mongol Go Tan signèrent […] un accord selon lequel les différentes tribus du Tibet se rallièrent au Khanat mongol et acceptèrent [son] système administratif. En 1271, le Khan mongol baptisa son règne du nom des Yuan. Il unifia la Chine toute entière en 1279 et fonda un pouvoir central unifié. Le Tibet devint alors une région administrative placée sous la juridiction directe du gouvernement central des Yuan de la Chine.[8] »
Cette argumentation repose donc sur le fait que la conquête du Tibet par les Mongols, préalable à celle de la Chine, devait nécessairement l’inscrire dans le cadre chinois. Or, le monde mongol, duquel dépendait à l’époque le Tibet, ne se limitait toutefois pas à la Chine, mais s’étendait jusqu’à la Perse et à la Russie. De plus, la chronique historique officielle de la dynastie des Yuan, le Yuanshi, compilé en 1369, ne mentionne pas le Tibet parmi les royaumes directement soumis à son autorité[9]. Si l’argument de la domination de la Chine sur le Tibet depuis la dynastie des Yuan est avancé aujourd’hui par la RPC, il faut enfin noter qu’il ne fut pas employé par la délégation chinoise à Simla, qui faisait remonter cette domination à la dynastie Qing[10].
Jamais la souveraineté chinoise sur le Tibet n’a sérieusement été remise en cause depuis 1950, tant au niveau intérieur qu’international. Le débat historique que nous avons brièvement présenté peut donc sembler sans objet, d’autant plus que la majeure partie des arguments invoqués par les deux parties ne correspondent pas aux critères actuels de reconnaissance de la souveraineté des Etats[11]. Ce débat permet néanmoins de poser des questions précises en termes de droit international et de reconnaissance de la souveraineté légitime sur le Tibet. L’acceptation des arguments tibétains par la communauté internationale transformerait en effet la « campagne de libération » menée par l’Armée populaire de libération en 1950 en guerre de conquête. Or, comme le fait remarquer le professeur Robert D. Sloane, « il est un principe largement reconnu au 20e siècle qu’une occupation illégale ne peut mettre fin à la souveraineté d’un Etat.[12] » Ce principe a notamment été appliqué après l’invasion de l’Afghanistan par l’Union soviétique en 1979 et après celle du Koweït par l’Irak en 1990[13].
La question de la reconnaissance du Tibet peut également provoquer des controverses à l’extérieur de la Chine, comme le démontrent notamment les différentes positions prises par les pouvoirs exécutifs et législatifs aux Etats-Unis. Aux yeux du Département d’Etat, « la Région autonome du Tibet et les préfectures et districts tibétains répartis dans d’autres provinces font partie de la République populaire de Chine.[14] » Au contraire, le Congrès des Etats-Unis a adopté en 1995 une résolution reconnaissant que « le Tibet est un pays souverain sous occupation illégale au regard du droit international, ses représentants légitimes demeurant Sa Sainteté le Dalaï Lama et le gouvernement tibétain en exil.[15] » Au-delà de cette prise de position, le Congrès a posé plusieurs autres actes symboliques, telle la remise au Dalaï Lama de sa médaille d’or le 18 octobre 2007, en présence du président Bush[16]. Nancy Pelosi, présidente de la Chambre des Représentants, a appelé, le vendredi 21 mars, la communauté internationale à dénoncer la répression chinoise au Tibet. « Si les amoureux de la liberté dans le monde ne s’élèvent pas contre le régime Chinois au Tibet, nous aurons perdu l’autorité morale de défendre les Droits de l’homme », a-t-elle ainsi déclaré devant des milliers de Tibétains en exil rassemblés à Dharamsala[17].
Demandant l’ouverture d’une enquête internationale sur la répression et sur la responsabilité des manifestations de Lhassa, le Dalaï Lama a dénoncé le génocide culturel auxquels se livreraient les Chinois au Tibet. « Que le gouvernement (chinois) là-bas l'admette ou pas, il y a un problème. Il y a un héritage culturel ancien qui est confronté à un grave danger», a-t-il ainsi déclaré devant les journalistes occidentaux le 16 mars dernier à Dharamsala, ajoutant que « que ce soit de façon intentionnelle ou non intentionnelle, une forme de génocide culturel est en train d'avoir lieu.[18]» Le gouvernement chinois ne cesse pourtant de rejeter ces accusations, assurant œuvrer pour la modernisation du Tibet. Il est donc utile de brosser un tableau de l’évolution de la situation politique, économique et culturelle du Tibet, depuis le départ en exil du Dalaï Lama jusqu’à l’éclatement du dernier mouvement de protestation.
Comme nous l’avons vu, le Tibet a été intégré en 1951 dans la RPC, après l’envoi de 20 000 soldats de l’Armée populaire de libération, sur ordre du président Mao. La mauvaise qualité des routes et la difficulté des approvisionnements empêchèrent cependant le nouveau régime de Pékin de dépêcher plus de troupes dans l’immédiat et l’obligèrent à négocier avec le quatorzième Dalaï Lama, alors âgé de 15 ans. Devaient s’en suivre cinq ans d’une relative entente entre les deux régimes, le Dalaï Lama se rendant à plusieurs reprises à Pékin, où il tentera sans succès d’adhérer au Parti communiste chinois. Dès 1956, l’achèvement de deux routes d’accès permit toutefois à Pékin d’affermir son emprise sur le pays. En 1958, le Tibet fut lancé avec le reste de la Chine dans le Grand Bond en avant, qui devait le laisser exsangue. Cette période fut également marquée par l’émergence de plusieurs mouvements armés luttant contre la croissance de la présence chinoise et des réquisitions alimentaires. C’est ce début d’insurrection et la répression qui s’en suivit qui devaient être à l’origine du grand soulèvement de 1959[19].
Le 10 mars 1959, des émeutes éclatèrent donc à Lhassa, suite à des rumeurs d’enlèvement du Dalaï Lama par les autorités chinoises. Ces dernières l’avaient en effet invité à assister à une représentation théâtrale, prétexte déjà utilisé pour interpeller d’autres dignitaires religieux tibétains. La répression des émeutes fut épouvantable, provoquant officiellement la mort de 80 000 personnes et obligeant le Dalaï Lama à fuir dès le 17 mars vers l’Inde. Un rapport publié quatre mois après les faits par la Commission internationale de juristes de l’ONU dénonça dès cet instant « les actes de génocide perpétrés par les communistes chinois pour détruire la nation tibétaine et la religion bouddhiste au Tibet. [20] » Intitulé « La question du Tibet et l’Etat de droit », le texte rapporte des preuves de meurtres de Tibétains et de déplacements forcés d’enfants, « en violation de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide du 9 février 1948. » Le Tibet devait encore être durement touché entre 1966 et 1976, pendant la Révolution culturelle. Le déferlement des Gardes rouges sur la nouvelle Région autonome conduira au pillage et à la destruction de nombreux monastères, dont les « bouddhas vivants » seront obligés d’aller soigner les cochons[21].
Tout comme le reste de la Chine, le Tibet sera touché par la vague de réformes lancée par le président Deng Xiaoping après la mort de Mao. Durant la phase initiale des réformes, de 1978 à 1987, la Chine fit preuve d’une modération nouvelle à l’égard du Tibet, admettant même les erreurs commises pendant la révolution culturelle[22]. Une certaine part d’autonomie fut accordée à la région et un processus de négociation fut même initié avec le Dalaï Lama, sous l’impulsion du secrétaire général du Parti communiste chinois Hu Yaobang[23]. Il semblerait en effet que Pékin ait commencé à se préoccuper de l’acceptation locale et internationale de l’imposition de sa souveraineté sur le Tibet. Ce retournement politique suscita donc de très nombreux espoirs, bien que le règlement final du problème soit toujours resté éloignée. Le régime chinois s’est en effet crispé à partir de 1987, craignant qu’une poursuite de la politique d’ouverture ne menace sa souveraineté sur le Tibet, dont la préservation a toujours constitué son objectif stratégique prioritaire.
Le raidissement chinois fut en partie provoqué par la popularité croissante du Dalaï lama à l’étranger, et la place trop présente que la question tibétaine occupait dans les opinions publiques[24]. Le Dalaï-lama avait en effet commencé à parcourir le monde pour gagner des partisans à la cause tibétaine. Parallèlement, un mouvement de protestation s’élevait au Tibet contre ce durcissement, amenant une première grande manifestation à Lhassa, le 1er octobre 1987. Immédiatement, les autorités chinoises ont dénoncé l’action du Dalaï Lama « dans les affaires intérieures chinoises ». Pékin lança alors une nouvelle vague de répression, qui fut suivie par un an de loi martiale entre 1989 et 1990, sous l’autorité de l’actuel président Hu Jintao, nommé en février 1989 à la tête du parti de la Région autonome[25]. Malgré l’afflux de protestations internationales, la politique chinoise au Tibet n’a plus connu d’ouverture depuis cette époque, s’orientant vers une diabolisation à outrance du Dalaï Lama. C’est donc une politique éprouvée qu’applique fidèlement l’actuel secrétaire régional du Parti communiste, Zhang Qingli[26].
Le développement économique du Tibet est l’un des principaux objectifs affichés par Pékin. « Depuis la libération pacifique [de 1951], une réforme démocratique a eu lieu au Tibet, mettant fin au régime de servage féodal. […] Grâce à l'édification socialiste, à la réforme et à l'ouverture, le processus de modernisation du Tibet s'est rapidement développé comme le reste du pays, offrant de larges et belles perspectives », indique ainsi l’introduction du livre blanc sur la modernisation du Tibet publié par le Conseil d’Etat de la RPC[27]. Tenant un discours rappelant la rhétorique coloniale, le gouvernement chinois explique ainsi qu’il a dû lutter au Tibet contre « l’arriération sociale », « la hiérarchie rigide et la répression sauvage (sic) » , la « Théocratie et les chaînes de la religion »[28].
Le symbole le plus frappant de cette politique est sans doute la construction de la ligne de chemin de fer Qinghai-Tibet, qui a été présenté aux médias du monde entier comme la preuve de la ferme volonté de Pékin de développer le Tibet. « Ce projet n’est pas seulement un pas magnifique dans l’histoire de la Chine mais aussi un grand miracle de l’histoire des chemins de fer mondiaux[29] », déclarait le 1er juillet 2006 président Hu Jintao, à l’occasion de l’inauguration de la ligne, dont certaines parties s’élèvent à plus de 5 000 mètres. La majorité des Tibétains ont en effet observé avec crainte la réalisation de ce projet ferroviaire pour lequel aucun d’entre eux n’a été consulté. « La ligne de chemin de fer n’est pas en elle-même un sujet de préoccupation pour le peuple tibétain […] c’est la façon dont il sera utilisé qui inquiète », déclarait ainsi un porte-parole du Dalaï lama après l’inauguration de la ligne[30]. Une grande partie des Tibétains craint en effet que cette ligne ne serve encore à accroître le nombre des Chinois d’ethnies Han encouragés par Pékin à venir s’installer au Tibet[31], au risque d’y bouleverser l’équilibre des populations.
L’ampleur de la répression menée au Tibet et dans les provinces avoisinantes démontre la fébrilité du gouvernement central face à toute velléité de révolte émanant d’une minorité nationale, principalement au Tibet et au Xinjiang. Les rapports croissants de la Chine avec l’Inde et l’Asie centrale ont naturellement focalisé l’attention de Pékin sur les deux immenses régions autonomes occidentales[32]. Celles-ci représentent aussi un enjeu majeur en raison de la richesse de leur sous-sol, indispensable à la poursuite de l’essor industriel de la Chine. Le Tibet est riche en minerais divers - chrome, cobalt, cuivre, magnésium, rutile, zirco, etc. - alors que le Xinjiang est devenu la principale voie des importations terrestres d’hydrocarbures de Pékin. Enfin, une étude menée par le ministère chinois des ressources aquifères a démontré que le volume des réserves d’eau du Tibet était les premières de Chine[33]. Avec 448,5 milliards de mètres cube d’eau, la région autonome dispose donc de réserves capitales pour un pays confronté à de graves pénuries d’eau, tant sur le cours du Fleuve jaune que sur celui du Yang Tse Kiang.
En plus de son intérêt économique, le Tibet se situe également à une position stratégique pour la Chine, à la frontière avec l’Inde. Cette importance stratégique a notamment amené l’armée populaire de libération à repenser sa doctrine stratégique en fonction des réalités du terrain de l’occident chinois. L’Etat-major chinois planifie en effet depuis plusieurs années la constitution de nouvelles unités mécanisées légères. Ces unités ne nécessitent pas de déploiement logistique massif et sont donc parfaitement adaptées à l’absence de voies de communication et aux conditions climatiques extrêmes des déserts et de la haute montagne. Imaginées dès les années 80, ces nouvelles unités doivent donc aujourd’hui faire face à toute éventualité de menace sur les frontières occidentales. L’annonce d’un déploiement accéléré de ces troupes en mai dernier laissait déjà craindre à l’époque une volonté chinoise d’écraser tous les groupes autonomistes avant l’ouverture des Jeux olympiques de Pékin.
Tout en déplorant la violence des évènements au Tibet, « quelle qu'en soit la raison, […] contraire à l'esprit et aux valeurs olympiques[34] », le président du Comité international olympique (CIO), Jacques Rogge, a rejeté l’idée d’un boycott des Jeux de Pékin. Le communiqué de presse publié par le CIO à l’occasion de la cérémonie d’allumage de la flamme olympique précise que « nous pensons qu'en ouvrant la Chine au regard du monde à travers les 25 000 représentants des médias qui assisteront à la manifestation olympique, le pays changera. Les Jeux Olympiques sont une force au service du bien. Ils sont un catalyseur de changement, non un remède à tous les maux. » « Nous respectons les ONG et les groupes militants, ainsi que les causes qu'ils soutiennent – nous dialoguons du reste régulièrement avec eux – mais nous ne sommes ni une organisation politique ni un organisme militant[35] », ajoute le texte.
Au moment où nous écrivons ces lignes, aucun pays n’a annoncé de boycott des Jeux olympiques de Pékin. « Toutes les options sont ouvertes, mais j'en appelle au sens de la responsabilité des dirigeants chinois », a toutefois prévenu le président français Nicolas Sarkozy le mardi 25 mars[36]. S’exprimant le même jour sur les ondes d’Europe 1, le ministre français des Affaires étrangères, Bernard Kouchner, avait pour sa part écarté l’idée d’un boycott, « que personne ne réclame, surtout pas le Dalaï Lama.[37] » Rappelons en effet qu’en dépit des accusations dont il était l’objet, le Dalaï Lama lui-même a déclaré que la Chine, « la nation la plus peuplée du monde », méritait d’organiser les Jeux olympiques. Il a cependant ajouté qu’elle devrait améliorer son traitement des Droits de l’homme « pour être un bon hôte ». Par ailleurs, la Maison Blanche a annoncé que la répression au Tibet n’empêcherait pas le président américain d’assister aux Jeux olympiques[38]. George W. Bush a toutefois promis de s’entretenir avec le président Hu Jintao du respect des Droits de l’homme en Chine et notamment au Tibet.
Dix-sept jours après le début des évènements de Lhassa, la Chine a multiplié les annonces sur le retour de la paix civile au Tibet. Les médias officiels ont en effet précisé que plus de 600 manifestants tibétains se seraient rendus aux forces de l’ordre. Rappelons que le gouvernement de la Région autonome du Tibet avait promis « la clémence à ceux qui se rendraient » et « encore un peu plus de clémence s'ils donnent des informations sur d'autres personnes impliquées dans des délits[39]. »Par ailleurs, une délégation de journalistes internationaux est partie mercredi 27 mars pour se rendre à Lhassa, à l’invitation du bureau d’information du Conseil d’Etat[40]. Une telle invitation démontre la confiance des autorités chinoises dans l’ordre retrouvé grâce au déploiement de l’armée. Selon les chiffres officiels, le retour à l’ordre s’est fait au prix de 19 vies, dont 18 « civils innocents » et un policier. Des chiffres du gouvernement tibétain font passer le bilan à 140 Tibétains abattus.
Nous l’avons vu, le Dalaï Lama constitue la cible privilégiée des autorités de Pékin depuis plus de 20 ans. Le porte-parole du ministère chinois des Affaires étrangères, Qin Gang, a ainsi appelé une nouvelle fois la communauté internationale à regarder le « vrai visage » du Dalaï Lama [et à] ne pas soutenir « ses activités sécessionnistes.[41] » Face aux appels au dialogue lancés sans cesse par le chef spirituel, il sera toutefois de plus en plus difficile pour Pékin de continuer à faire porter la responsabilité des violences sur ses épaules. Les autorités chinoises ont par ailleurs accusé les médias occidentaux de déformer la réalité des événements au Tibet. Elles ont également adressé des mises en garde à des chefs d’Etat et de gouvernement désireux de s’entretenir avec le Dalaï lama. Ces avertissements interviennent alors que l’idée d’une prochaine visite du chef spirituel tibétain en France commence à s’imposer.
Jusqu’à présent, les réactions internationales sont restées particulièrement mesurées face aux évènements de Lhassa. Appelant à la « retenue », aucun pays occidental n’a clairement menacé la Chine de boycotter les Jeux olympiques de Pékin. L’attitude internationale pourrait toutefois évoluer si de nouvelles images de répressions parvenaient à sortir du Tibet et des régions voisines. Après le soulèvement avorté de 1987, plusieurs responsables de l’administration du président américain Ronald Reagan avaient ainsi admis que « les Etats-Unis n’avaient pas réagi assez fort face à la répression chinoise.[42] » Le mouvement de 2008 restera comme la troisième grande vague de protestation après ceux de 1959 et de 1987, tous deux écrasés dans le sang. La médiatisation dont il a fait l’objet et l’image désastreuse que celle-ci a donnée de la Chine pourraient enfin inciter le gouvernement chinois à ouvrir un vrai dialogue avec le Dalaï Lama. Si elles n’acceptent pas cette démarche, les autorités de Pékin pourraient être bientôt confrontées à des mouvements tibétains radicaux, prêts à utiliser la violence pour appuyer leurs revendications indépendantistes, ce que le Dalaï Lama a toujours refusé.
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[1] « China steps up Tibetan crackdown », BBC News, 20/03/2008
[2] Jean-Jacques Mével, « La “lutte à mort” du proconsul avec le dalaï-lama », Le Figaro, 19/03/2008
[3] « Le dalaï-lama prêt à démissionner », Le Soir, 18/03/2008
http://www.lesoir.be/actualite/monde/la-chine-accuse-le-dalai-lama-2008-03-18-585076.shtml
[4] « A brief introduction of Tibet », the Official Website of the Central Tibetan Administration
[5] Elliot Sperling, The Tibet-China Conflict: History and Polemics, Policy Studies, n°7, East-West Center, Washington, 2004, p.16.
[7] Robert D. Sloane, « The Changing Face of Recognition in International Law: A Case Study of Tibet », Emory International Law Review, Vol. 16, p. 107-186, 2002, p. 148
http://www.bu.edu/law/faculty/scholarship/workingpapers/documents/SloaneR110906.pdf
[8] « Sur le Tibet », ministère des Affaires étrangères de la République populaire de Chine, 27/02/2003
[9] Anne-Marie Blondeau & Katia Buffetrille, éds., Le Tibet est-il chinois ? Albin Michel, 2002. pp. 31-33.
[10]Id.
[11] « To assert that Tibet qualified as an independent state in 1950 does not imply that Tibet was always an independent state; nor, however, does it confirm that Tibet was always a part of China. In fact, in a strong sense, both sides of this argument suffer from a categorical mistake. The distinctly modern Western conception of the nation-state, with precise borders and a single centralized government, is probably inapposite to pre-twentieth century China and Tibet alike. »
Loc. Cit. Robert D. Sloane, p.130
[12] Ibid., p.130
[13]Id.
[14] « The United States recognizes the Tibet Autonomous Region --hereinafter referred to as "Tibet" -- to be part of the People's Republic of China. This long-standing policy is consistent with the view of the international community. In addition, the Dalai Lama has expressly disclaimed any intention to seek sovereignty or independence for Tibet and has stated that his goal is greater autonomy for Tibetans in China. »
Tibetan Policy Act of 2002, released by the Bureau of East Asian and Pacific Affairs, May 16, 2003
[15] « Whereas historically Tibet has demonstrated those attributes which under international law constitute statehood: it has had a defined territory and a permanent population; it has been under the control of its own government; and it has engaged in, or had the capacity to engage in, formal relations with other states […] Tibet, including those areas incorporated into the Chinese provinces of Sichuan, Yunnan, Gansu and Qinghai, is an occupied country under the established principles of international law. »
Senate resolution 169 –Sense of the Senate Welcoming his holiness the Dalai Lama, Senate - September 08, 1995.
http://thomas.loc.gov/cgi-bin/query/D?r104:5:./temp/~r1048Akfn4::
[16] Stephen Kaufman, «Dalai Lama Receives Congressional Gold Medal », America.gov, 17/10/2007
http://www.america.gov/st/washfile-english/2007/October/20071017161425esnamfuak0.6734888.html
[17] Somini Sengupta, « On Visit, Pelosi Offers Support to Dalai Lama », The NewYork Times,
21/03/2008
http://www.nytimes.com/2008/03/21/world/asia/21cnd-pelosi.html?_r=1&hp&oref=slogin
[18] « Tibet : le dalaï-lama dénonce un “génocide culturel” », Le Figaro, 16/03/2008
[19] Jung Chang & Jon Hallday, Mao, Gallimard, 2005
[20]« There is prima facie evidence that the Chinese Communists have by acts of genocide attempted to destroy the Tibetan nation and the Buddhist religion in Tibet, the International Commission of Jurists announced in a preliminary report "The Question of Tibet and The Rule of Law" published here today. There is evidence, the report states that the Chinese have by killing Tibetans and by the forcible removal of Tibetan children committed acts contrary to the Genocide Convention of 1948. There is also evidence that these acts were intentionally directed towards the destruction of the Tibetan religion and the Tibetan nation. »
« The Question of Tibet and the Rule of Law », International Commission of Jurists, 24/07/1959
[21] Op. cit. Jung Chang & Jon Hallday, p.
[22] Allen Carlson, Beijing’s Tibet Policy: Securing Sovereignty and Legitimacy, Policy Studies n°4, East-West Center, Washington, 2004, p.2.
http://www.eastwestcenter.org/fileadmin/stored/pdfs/PS004.pdf
[23] Robert Barnett, « The Dalaï Lama: Conciliator or Enemy? », Far Eastern Economic Review, 02/2008
http://www.eastwestcenter.org/fileadmin/stored/pdfs/PS004.pdf
[24] Elaine Sciolino, « US is reassessing response on Tibet », The New-York Times, 18/10/1987
[25] Loc.Cit., Allen Carlson, p.28
[26] Cf. supra, note 2
[27] Tibet's March Toward Modernization, Information Office of the State Council of the PeoplesRepublic of China, Beijing ,11/2001
[28] Id.
Par comparaison, voici un extrait du discours du roi des Belges Léopold II, prononcé à l’occasion de l’ouverture de la conférence de géographie de Bruxelles, le 12 septembre 1876 :
« Ouvrir à la civilisation la seule partie du globe où elle n'a pas encore pénétré, percer les ténèbres qui enveloppent les populations entières, c'est si j'ose le dire, une croisade digne de ce siècle de progrès. Il s'agit de planter l'étendard de la civilisation sur le sol de l'Afrique centrale et de lutter contre la traite des esclaves. »
http://www.herodote.net/histoire/evenement.php?jour=18760912
[29] Railway and china’s development strategy in Tibet. A tale of two economies, Tibetan Centre for Human rights and Democracy, 2006, p.5
[30] Ron Gluckman, «The train from heaven end hell », Far Eastern Economic Review, 09/2006
[31] Ibid, Tibetan Centre for Human rights and Democracy, p.97
[32] Le Xinjiang et le Tibet représentent à eux deux une superficie de près de 3 millions de kilomètres carrés, soit près d’un tiers de la superficie totale du pays.
[33] « Tibet's Water Resources Rank Top in China: Survey », People's Daily Online, 05/08/2003
http://english.peopledaily.com.cn/200308/05/eng20030805_121735.shtml
[34] Déclaration de Jacques Rogge, président du Comité International Olympique, 23 /03/2008
http://www.olympic.org/fr/news/media_centre/press_release_fr.asp?id=2520
[35] Id.
[36] « JO : Sarkozy n'exclut pas un boycott de la cérémonie », Le Figaro, 25/03/2008
[37] « L’interview de Jean-Pierre Elkabbach », 25/03/2008
[38] « White House: Bush will attend Beijing Olympics », CNN, 21/03/2008
[39] « Tibet : Pékin accuse et menace les "émeutiers tibétains" », France 24, 17/03/2008
http://www.france24.com/fr/20080317-tibet-pekin-accuse-menace-emeutiers-tibetains
[40]« Int'l media delegation departs for Tibet after unrest », China Daily, 26/03/2008
http://www.chinadaily.com.cn/china/2008-03/26/content_6567093.htm
[41] Qin Jize, « Countries urged to see 'true face' of Dalai Lama », China Daily, 26/03/2008
http://www.chinadaily.com.cn/china/2008-03/26/content_6566018.htm
[42] Elaine Sciolino, « US is reassessing response on Tibet », The New-York Times, 18/10/1987