Turkménistan : la révélation d'Octobre



 

 

Feu Saparmourad Niazov, l’excentrique et ubuesque Turkmenbachy[1] qui, de 1985 à sa mort en décembre 2006[2], a régné sans partage sur le Turkménistan, avait coutume de déclarer, à qui voulait bien l’écouter, que « le Turkménistan possédait des réserves suffisantes pour exporter 150 milliards de m3 de gaz par an, pendant les 250 ans à venir[3] ».

 

Personne ne le prenait réellement au sérieux. En l’absence d’audits internationaux, il était permis de douter du prétendu volume des réserves gazières. Alors en visite au Turkménistan, le ministre allemand des affaires étrangères, Frank-Walter Steinmeier, avait poliment écouté le discours de Saparmourad Niazov. Puis il avait, très diplomatiquement, décliné l’invitation qui avait été faite à son pays de coopérer, avec la Russie, à la construction d’un gazoduc à destination de l’Europe occidentale[4].

 

Successeur de Niazov à la tête du pays, Gurbanguly Berdimuhammedov a, le 28 décembre 2007, exprimé sa volonté de voir certifiées les réserves de gaz que renferme le sous-sol de son pays. Le 13 octobre dernier, la firme britannique de consultants-experts Gaffney, Cline et Associés (GCA) a révélé les conclusions de l’audit mené sur deux gisements, celui de Yolotan-Osman sud et celui de Yashlar.

 

Rien que pour le gisement de Yolotan-Osman sud, les estimations chiffrent les réserves entre 4 et 14 billions[5] de m3. De telles estimations catapultent ce gisement au rang de numéro un, au niveau national, et de numéro quatre, au niveau mondial. Loin devant le gisement de Daulatabad qui, avec des réserves estimées à 1,4 billion de m3, était, jusqu’à présent, le gisement sur lequel les autorités turkmènes basent la quasi-totalité de leurs contrats d’exportation. Quant au gisement de Yashlar, ses réserves sont estimées entre 0, 25 et 1, 5 billion de m3. Jim Gillet, l’un des responsables de GCA, estime que « le Turkménistan possède des réserves suffisantes pour honorer ses contrats annuels avec la Russie (environ 50 milliards de m3), la Chine (40 milliards) et l’Iran (8 milliards[6]) ».

La révolution d’octobre 1917, en Russie, a eu des conséquences incommensurables sur le cours du monde. L’histoire nous dira si la révélation d’octobre 2008, qui propulse le Turkménistan au deuxième rang mondial des pays producteurs de gaz, donne le départ d’un bouleversement ou d’une remise en cause fondamentale de la situation géopolitique et énergétique dans la région.

 

 

  1. 1.   Une relance des projets de gazoducs ?

 

Il y a quelques mois à peine, de nombreux experts et analystes se posaient la question des savoir si le Turkménistan possédait suffisamment de gaz pour honorer ses engagements présents et futurs. Si les estimations hautes sont avérées, la réponse est claire : le Turkménistan détient, derrière la Russie et loin devant l’Iran, les secondes plus grandes réserves mondiales de gaz.

 

Une perspective qui ne manquera pas de peser sur les décisions à prendre en ce qui concerne les cinq grands projets de gazoducs actuellement en gestation : Caspien, Transcaspien, Nabucco, White Stream et South Stream.Pour Federico Bordonaro[7], cette annonce « relance l’intérêt pour le Turkménistan et l’on peut raisonnablement s’attendre à un regain de la compétition et des rivalités pour le gaz turkmène ». Et il sera particulièrement intéressant de voir la « réaction de l’UE et des États-Unis pour redonner vie à des projets tels que le Nabucco, le White Stream et le Transcaspien ».

 

                       

 

Cartographie des différents projets en cours

 

a)  Le projet Caspien

 

Ce projet avu le jour lors du sommet énergétique de Turkmenbachy, du 11 au 13 mai 2007, au cours duquel le président russe de l’époque, Vladimir Poutine, et ses homologues kazakh et turkmène, Noursoultan Nazarbaev et Gurbanguly Berdymukhammedov, sont convenus de la mise sur pied d’un consortium pour la construction de ce nouveau gazoduc.

 

L'objectif de ce consortium consiste, en longeant le littoral oriental de la mer Caspienne, à porter le débit du gazoduc en activité Asie centrale-Centre 4 (Russie centrale), à 10 milliards de m3 par an contre moins de 2 milliards actuellement. En septembre dernier, lors de la visite de Vladimir Poutine, le premier ministre russe, à Tachkent, l’Ouzbékistan a rejoint ce projet d’expansion du réseau centrasiatique. Quant au débit du gazoduc Asie centrale-Centre 3 qui relie les réseaux turkmène, ouzbek et kazakh au réseau russe, il sera porté à 20 milliards de m3 par an.

 

A l'horizon 2014, cet ensemble de gazoducs devrait être en mesure d’acheminer annuellement vers la Russie jusqu'à 90 milliards de m3 de gaz centrasiatique. En tentant de réorienter de manière significative les flux gaziers vers son territoire, Moscou espère ainsi tuer dans l’œuf les projets concurrents soutenus par les pays occidentaux à la recherche d’une plus grande indépendance énergétique.

 

b) Le Transcaspien

 

Maintes fois évoqué lors de visites diplomatiques occidentales au Turkménistan, le projet Transcaspien a connu un net regain d’intérêt ces derniers temps. Rien qu’en octobre dernier, Recep Tayyip Erdogan, premier ministre turc, Maria Reich-Rohrwig, ambassadrice itinérante autrichienne en charge du dossier du projet de gazoduc Nabucco, Wolfgang Ruttensdorfer, directeur général de la compagnie nationale autrichienne OMV, l’envoyé spécial américain spécialiste des questions énergétiques eurasiatiques, Clayland B. Gray, et Steven R. Mann, conseiller diplomatique du secrétaire d’état américain pour les questions centrasiatiques, ont abordé le problème du Nabucco et soulevé la question du Transcaspien destiné à l’alimenter.

 

Ce projet se heurte à une farouche opposition russo-iranienne. Moscou et Téhéran étant hostiles à tout projet de gazoduc qui offrirait à l’UE une voie directe d’accès aux champs gaziers du Turkménistan[8]. Selon Roland Götz, collaborateur scientifique auprès de l’Institut allemand des affaires internationales et de sécurité, le projet Transcaspien est actuellement irréalisable à court terme et ne pourra voir le jour qu’au prix d’investissements internationaux considérables[9].

 

Pour Pavel Baev, expert énergétique auprès de l’International Peace Research Institute d’Oslo, le Transcaspien peut être considéré « comme une chimère à jamais morte et enterrée[10] », si l’on peut parler ainsi d’un projet destiné à être sous-marin.

 

c)  Le Nabucco

 

Ce projet européen, exclusivement financé par des fonds privés[11], d’une longueur de près de 3. 500 km est prévu, dans un premier temps, relier Erzurum, en Turquie, à Baumgarten an der March, en Autriche, via la Bulgarie, la Roumanie et la Hongrie. Raccordé au BTE[12], il offrirait aux Européens un accès direct au gaz azerbaïdjanais. Dans un deuxième temps, l’UE envisage un accès aux gisements centrasiatiques en le raccordant au gazoduc Transcaspien, si jamais ce projet voyait le jour.

 

Une branche alternative en direction de l’Iran est envisagée, mais cette hypothèse irrite fortement les susceptibilités américaines. Son coût final est estimé à 8,6 milliards d’euro et sa capacité d’acheminement est estimée à près de 31 milliards de m3 par an.

 

d) Le White Stream

 

Autre projet occidental, le White Stream a également pour but d’augmenter les capacités de transport en direction des pays européens. Initialement baptisé Géorgie-Ukraine-UE, ce gazoduc, qui devrait traverser la Mer Noire à une profondeur moyenne de 2. 000 mètres et déboucher en Crimée, est actuellement le projet le plus élaboré pour permettre l’acheminement de près 32 milliards de m3 sans passer par le territoire russe.

 

Un trajet alternatif envisage prudemment de rejoindre directement les côtes roumaines. Il est vrai que, pour de nombreux experts géopolitiques, le Quartier général de la flotte russe de la Mer Noire, basé en Crimée, pourrait constituer un des futurs points chauds de la région et être à l’origine d’un conflit entre Kiev et Moscou. Bernard Kouchner, le ministre français des affaires étrangères comparait, en septembre dernier, la Crimée à une « potentielle Ossétie du sud ».

 

Selon Giorgi Vashakmadzé, responsable du développement du projet, « les besoins énergétiques européens devraient doubler d’ici deux ans et la nécessité de ce projet se fera de plus en plus sentir ». Les résultats de l’audit « constituent pour les États concernés et les investisseurs potentiels un signe encourageant de première importance[13] ».

 

La Banque Européenne pour la Reconstruction et le Développement (BERD) s’est engagée à hauteur de 541 millions d’euro pour le financement de ces deux projets, Nabucco et White Stream, et, d’ici 2020, le gouvernement turc prévoit un investissement de 125 millions de dollars dans des projets énergétiques. La majeure partie de ces fonds serait destinée au Nabucco.

 

e)  Le South Stream

 

Ce projet russe a vu le jour le 23 juin 2007, à Rome, lors de la signature du protocole d’accord pour sa construction, entre la compagnie italienne ENI et la compagnie russe Gazprom. D’une longueur de 900 kilomètres, ce gazoduc sous-marin relierait la Russie à la Roumanie. De son point d’arrivée, Varna, plusieurs options sont actuellement à l’étude. Une route sud vers la Grèce, la Turquie et l’Italie. Une route nord vers la Serbie, la Hongrie, la Slovénie et l’Autriche avec deux sous-branches en direction de la Croatie et de la Bosnie-Herzégovine.

 

 

  1. 2.  Des enjeux considérables

 

Comme on peut le constater ces projets, à la fois rivaux et complémentaires mais indispensables à l’approvisionnement énergétique des pays européens, constituent des enjeux majeurs au plan géopolitique. Indépendance énergétique de l’UE, développement économique des pays centrasiatiques, influence russe et rôle de Pékin sont au cœur de cette lutte d’influence qui s’apprête à être livrée autour des formidables réserves turkmènes. Et les défis à relever sur les plans géopolitiques, économiques, financiers et techniques sont à la hauteur des espérances et des ambitions affichées.

 

a)  Le pré carré régional russe

 

1)  De la domination diplomatique et économique …

 

Puissance régionale dominante tout au long du siècle dernier, la Russie a régné sans partage sur les exportations énergétiques en direction de l’Europe, jusqu’à l’entrée en service du BTE, fin 2006. Avec le projet South Stream, Moscou affiche clairement son ambition de contrecarrer les projets européens, en particulier le Nabucco.

 

En raison de l’influence russe sur les anciennes républiques socialistes centrasiatiques, les experts s’accordent à penser que ce projet South Stream sera très vraisemblablement réalisé, même si la date d’entrée en service vient d’être repoussée à 2015. Giorgi Vashakmadzé, du projet White Stream, reconnaît que les projets Nabucco et White Stream font encore face à de nombreux obstacles.

 

Si la Russie ne trouve rien à redire aux accords entre les pays producteurs d’Asie centrale et la Chine, voire même le Pakistan et l’Inde[14], elle se montre, en revanche, très circonspecte, voire réticente, aux projets qui permettrait à l’UE de s’affranchir un tant soit peu de sa domination. Le Turkménistan et le Kazakhstan ont, certes, fait part de leur intérêt pour des voies d’exportation alternatives, mais ils ne se sont, jusqu’à présent, engagés qu’en faveur des projets russes. Pour des raisons de prudence et de rentabilité, ils ne semblent pas prêts à risquer les foudres du Kremlin.

 

En établissant un système de dépendance énergétique « tous azimuts » avec les alliés des américains dans la région, la Russie espère enrayer l’expansion vers l’est de l’OTAN et modérer les ambitions américaines en Mer Noire. C’est ainsi que, dernièrement, Moscou a proposé un prêt de 4 millions de dollars à l’Ukraine pour la construction de deux centrales nucléaires.

 

Jusqu’à présent, la stratégie moscovite a été payante. Lors d’une conférence de presse, à l’issue de la visite du président géorgien à Bruxelles, le président de la commission européenne, José-Manuel Barosso, admettait implicitement l’efficacité de la diplomatie russe en Europe. Justifiant la future reprise du dialogue Russie - UE, il estimait que cette reprise ne constituait « en aucun cas un cadeau pour la Russie », mais qu’elle est « justifiée par la nécessité pour l’UE de protéger ses intérêts économiques et financiers ainsi que ses investissements ».

 

Outre ses atouts diplomatiques, la Russie dispose de fonds souverains qui se révèlent être des atouts financiers particulièrement favorables. D’autant plus favorables, que la crise financière mondiale actuelle, sur fond de banqueroutes bancaires, laisse à Moscou toute liberté de manœuvre pour discuter avec les autorités turkmènes et évincer les compagnies énergétiques occidentales en mal de liquidités. Mi-octobre, le premier ministre Poutine a avancé 9 milliards de dollars aux quatre principales compagnies pétrolières russes pour faire face à leurs dettes extérieures immédiates. Cette somme s’ajoute aux 5,5 milliards de réduction d’impôts et au plan de 50 milliards que le gouvernement russe a adopté le 17 octobre pour le remboursement des dettes et le financement des projets dans le secteur énergétique.

 

Aucun des pays occidentaux ne semble actuellement en mesure de soutenir son secteur énergétique comme le font les autorités russes. Et cet aspect des choses sera un élément de poids dans les prises de décisions des autorités turkmènes, lorsqu’elles auront à décider et à choisir entre les offres des compagnies occidentales et celles de Gazprom. Seul un réel engagement européen, portant sur des exportations conséquentes en volume et surtout en rentrées de devises, inciterait le Turkménistan et le Kazakhstan à regarder vers l’Ouest sans trop se soucier du « qu’en dira-t-on ? » moscovite.

 

Les mois qui viennent devraient nous dire si l’affichage par l’UE du caractère prioritaire des projets Nabucco et White Stream est un signal suffisant pour convaincre les États exportateurs et les éventuels investisseurs.

 

2)  … à la prééminence militaire

 

La présence militaire russe en Asie centrale a connu un net regain à la suite du départ des forces aériennes américaines de la base ouzbèke de Karshi-Khanabad dont elles disposaient avant les évènements du 13 mai 2005 à Andijan[15]. L’une des principales explications au tropisme russe des républiques centrasiatiques est la crainte réelle d’une révolution de couleur du style de celle qui a secoué le Kirghizstan[16]. Crainte associée dans les esprits des populations au mythe d’une Amérique avide de domination sur la région.

 

Au cours des derniers mois le Kazakhstan et la Russie ont mené deux exercices interarmées de grande envergure. Sabre 2008, du 9 au 11 juin, dans la région orientale de Tchebarkoul, à proximité de la frontière avec la Russie ; puis en septembre, Centre 2008, dans la région méridionale de Zhambul. L’exercice Sabre 2008 qui comportait des exercices aériens et des manœuvres de blindés et d’infanterie a été présenté par le ministre kazakh de la défense, Daniyal Akhmetov, comme  une interaction réussie des forces militaires russo-kazakhes dans le cadre d’une éventuelle invasion militaire étrangère en Asie centrale. D’autres exercices militaires sont actuellement en préparation, en particulier l’exercice Bouclier 2008, avec pour objectifs des tests de défense aérienne et des essais de missiles balistiques[17].

 

La Russie utilise les infrastructures militaires de l’époque soviétique pour justifier sa présence dans la région et, avantage non négligeable, elle ne conditionne pas, contrairement aux États-Unis, son aide militaire et économique à des réformes démocratiques et politiques[18]. Le 12 septembre dernier, le secrétaire général de l’Organisation du traité de sécurité collective - OTSC -, Nikolaï Bordyuzha, a annoncé que cinq[19] des États membres de l’organisation avaient décidé la mise sur pied prochaine d’une force internationale centrasiatique destinée à faire face à « tout type de menace extérieure ». Moins de deux mois plus tard, le 9 novembre 2008, le président russe Dimitri Medvedev soumet à la Douma un projet d’accord pour la mise sur pied d’une force de 5. 000 hommes. Pour de nombreux experts, Moscou, sous couvert de coopération militaire au sein de la CEI ou de l’OTSC, ne fait que purement et simplement renforcer sa présence militaire et son influence en Asie centrale[20].

 

En dépit de revers dans la réalisation de certaines de ses ambitions « impériales » au sein de la CEI, la Russie marque, à nouveau, de son empreinte le cours de l’histoire centrasiatique. L’accroissement de la domination militaire et économique russe en Asie centrale est en phase avec les intérêts stratégiques de l’Iran et de la Chine, qui considèrent Moscou comme un élément essentiel et indispensable pour la neutralisation des ambitions américaines dans cette région. Dans cette situation, le Kazakhstan, grâce à sa politique « multipolaire et tous azimuts », semble être le seul pays à même de manœuvrer librement entre les grandes puissances mondiales.   Mais une question essentielle demeure : quelle réponse les occidentaux peuvent-ils apporter aux incursions de plus en plus importantes de Moscou en l'Asie centrale ?

 

b) Pékin avance ses pions

 

La perspective de la relance d’un affrontement russo-américain sur les contreforts du Caucase, les rives de la Caspienne et dans les steppes d’Asie centrale, - depuis la guerre russo-géorgienne d’août 2008 de nombreux observateurs parlent de nouvelle guerre froide -  ne devrait pas faire perdre de vue un acteur important, la Chine.

 

Les autorités turkmènes se sont engagées à livrer une quantité annuelle de 40 milliards de m3 via le gazoduc Asie centrale-Chine actuellement en construction et dont le financement, estimé à 2,6 milliards de dollars, est assuré par la Chine. Petrochina, une succursale de la China National Petroleum Corporation, et la China National Oil and Gas Exploration and Development Company (CNOGEDC) se partagent à égalité les coûts de ce projet et ont créé, à cet effet, une succursale commune, la Trans-Asia Gas Pipeline Company Ltd.

 

Bien qu’arrivée tardivement sur le marché turkmène, la Chine y occupe maintenant la deuxième place derrière la Russie en matière de transactions commerciales. Au moment de la signature du contrat russo-turkmène de juillet 2007 pour la fourniture de gaz, les analystes américains avaient cru voir une manœuvre d’Achkhabad afin de faire monter les enchères auprès des compagnies russes et occidentales. Ce n’est que quelques temps après qu’ils ont réalisé que la Chine était un sérieux concurrent. La CNOGEDC est loin d’être une compagnie novice. Elle a fait ses preuves dans le domaine de l’exploitation des gisements pétroliers et gaziers, non seulement au Kazakhstan et en Azerbaïdjan, mais aussi en Indonésie, en Algérie, en Équateur, au Tchad, au Niger, au Pérou, au Venezuela, au Canada et à Oman.  

 

La Chine a de nombreux atouts en main. Tout d’abord c’est un marché émergeant avec d’énormes besoins. Pékin estime que la part de gaz naturel dans sa consommation énergétique passera de 2,5% à 5,3% d’ici 2010. On est encore loin de la moyenne mondiale des 25% et cela montre bien le potentiel du marché chinois. Autre atout, l’absence d’image « impérialiste », à contrario de la Russie et des États-Unis. La Chine n’est pas donneuse de leçons, elle ne prône pas les « révolutions de couleur » et élude le problème des droits de l’homme chez ses interlocuteurs. Pour les pays centrasiatiques, c’est un partenaire extrêmement accommodant. Troisième atout, la Chine a une stratégie commerciale simple : le « gagnant-gagnant ». Elle considère la coopération énergétique comme un élément moteur de la coopération économique dont les retombées sont bénéfiques pour tous les partenaires. Enfin, dernier atout, la Chine évite toujours la confrontation ouverte. Elle préférera, ainsi, travailler et coopérer avec la Russie sur les projets d’augmentation de la production turkmène plutôt que de s’opposer ouvertement à Moscou. La diplomatie énergétique chinoise en Asie centrale et sur les rives de la mer Caspienne offre un modèle que les compagnies européennes, désireuses d’échapper à l’univers kafkaïen de la rivalité russo-américaine, seraient bien avisées de suivre.

 

c)  Les espoirs occidentaux

 

Les derniers développements au Turkménistan permettent à Washington d’espérer, malgré de sérieux revers ces dernières années, un retour de premier plan dans le Grand Jeu. La garantie de ressources suffisantes - le Turkménistan prévoit de porter à 125 milliards de m3 sa production annuelle de gaz - permet aux occidentaux d’envisager la relance des projets comme le Nabucco, même si l’exploitation opérationnelle de Yolotan-Osman sud n’est pas pour demain.

 

Pour preuve des espoirs américains, la mise en sommeil des critiques habituelles sur le non respect des droits de l’homme au Turkménistan. Comme le faisait remarquer Bruce Pannier[21], « il est devenu clair, en 2008, que les besoins énergétiques ont, lors les discussions avec les autorités turkmènes, relégué en arrière-plan les droits de l’homme ». Un tel pragmatisme est habituel de la part des autorités américaines et Achkhabad aura certainement pris note, avec satisfaction, de cette nouvelle orientation.

 

Bruxelles et Washington ne manqueront pas d’encourager les compagnies gazières occidentales à s’impliquer dans la mise en valeur et l’exploitation des gisements gaziers de Yolotan-Osman sud et de Yashlar.

 

De passage à Astana le 5 octobre dernier la secrétaire d’état américaine, Condoleeza Rice a annoncé[22] que les États-Unis n’avaient nullement l’intention de saper les intérêts russes en Asie centrale ou de faire basculer le Kazakhstan dans la sphère d’influence américaine. Cette déclaration soulève, en fait, plus de questions qu’elle n’apporte d’éclaircissements sur la nature exacte des relations entre les superpuissances américaine et russe.

 

Il est difficilement imaginable que la diplomatie américaine passe le Kazakhstan, ses immenses réserves énergétiques et le poids géopolitique significatif qu’elles représentent, par « pertes et profits ». C’est ainsi que les conversations entre Condoleeza Rice et le président Noursultan Nazarbaïev, son premier ministre, Karim Massimov et son ministre des affaires étrangères, Marat Tazhin, ont porté sur la coopération économique, l’acheminement de pétrole et de gaz via l’Azerbaïdjan et la Géorgie et sur les investissements dans l’économie afghane.

 

Le contexte de ces discussions - vif regain de tensions entre Moscou et Washington dans la foulée du conflit russo-géorgien du mois d’août dernier - a cependant poussé les Russes à interpréter cette visite comme une tentative américaine de coalition antirusse en Asie centrale. Les autorités russes estiment que cette visite de Rice avait pour but de dissuader le Kazakhstan de se ranger de leur côté au sujet de l’Ossétie du sud[23].

 

d) Les ambitions turkmènes

 

Le Turkménistan est un partenaire vital pour la Russie en matière d’approvisionnements gaziers mais c’est aussi maintenant une superpuissance gazière capable de rivaliser avec elle. Les deux pays sont liés par un contrat qui fixe les prix et les volumes de gaz pour la période 2008/2009. De 50 euro, fin 2006, les 1. 000 m3 sont passés à 75 euro en 2007. Début janvier la même quantité se négociait à 100 euro et depuis juillet 2008 le prix s’est stabilisé autour de 115 euro.

 

En négociant habilement et en jouant sur les nerfs du géant gazier russe Gazprom - et surtout sur ses immenses besoins en gaz pour satisfaire des engagements sur les marchés européens qui représentent à eux seuls 70% de son chiffre d’affaires - Achkhabad a réussi à obtenir une telle augmentation. Gazprom exporte actuellement près des 2/3 de sa production et dans le contexte d’un marché sans cesse en expansion est obligé de s’assurer un accès sans restriction aux réserves turkmènes.

 

Cependant, le quotidien russe Kommersant[24] qui cite une source au sein de Gazprom, met le doigt sur ce qui semble n’être qu’une ombre au tableau, pour l’instant, mais qui pourrait se révéler, à terme, comme une importante erreur d’appréciation de la part de Moscou : l’accord du 25 juillet dernier entre Gazprom et la firme nationale turkmène, Turkmengaz, ne concerne pas le gisement de Yoloten-Osman sud. Cela change complètement la donne, car si le géant gazier russe a réussi, jusqu’à présent à préempter la majeure partie de la production turkmène, l’accès aux ressources nouvelles va certainement faire l’objet d’enchères acharnées.

 

e)  Des défis techniques …

 

Sur un plan technique, et en dépit de la construction d’un nouveau gazoduc en direction de la Chine, les infrastructures turkmènes sont insuffisantes pour que ce pays puisse honorer ses engagements commerciaux actuels et futurs à destination de ses deux principaux clients, Moscou et Pékin.

 

Les équipements de production sont vieux, quasiment hors d’usage et le réseau de gazoducs est dans un état tel qu’il est impossible d’augmenter sa capacité de transport. Pour Rovshan Ibrahimov, directeur du Département relations internationales de l’Université Qafqaz de Bakou, le système turkmène possède « une capacité de production inadaptée et le pays à lui seul ne peut pas remédier à ces insuffisances ». Un expert énergétique d’Achkhabad confirme que le système de production est dépassé depuis longtemps, que le réseau de gazoducs est en décrépitude et que les autorités turkmènes ont beau se réjouir et se féliciter de l’annonce de réserves phénoménales, elles sont dans l’incapacité d’augmenter la production.

Tous les experts soulignent qu’il y a un monde entre « audit » et « production ». Les contrats en vigueur signés avec la Russie, la Chine et l’Iran sont déjà supérieurs de 30% aux capacités actuelles de production, ce qui signifie que, si les projets d’acheminement vers les pays européens se réalisaient, le Turkménistan devrait doubler ses volumes exportés. C’est impossible à court terme.

 

f)     … économiques et financiers

 

La solution passe donc immanquablement par le recours aux investissements étrangers. Pour que cela porte ses fruits, il faudrait que les autorités turkmènes offrent des garanties financières et commerciales attractives en garantissant, par la loi, la liberté de circulation des capitaux et la libéralisation du système bancaire. Cela représenterait un changement fondamental par rapport à la situation qui prévaut actuellement : une hiérarchie rigide et un contrôle exclusif du président sur la politique monétaire et financière. Comme le fait remarquer un observateur, les investisseurs n’ont pas confiance car il est, à leurs yeux, dangereux d’investir dans un pays où tout peut changer, du jour au lendemain, sur une simple décision du chef de l’État.

 

Autre handicap, la crise financière mondiale n’est pas, à proprement parler, le contexte idéal pour une levée des fonds nécessaires à la modernisation des infrastructures énergétiques turkmènes et la construction de nouveaux gazoducs.

 

 

  1. 3.  Conclusion

 

Autrefois terre de passage et d’invasions, le Turkménistan sait, mieux que n’importe quel autre pays d’Asie centrale, ce que « posséder quelques ressources » peut signifier. Scythes, Ta-Yue-Chih, Parthes, Huns, Mongols et Turkmènes qui envahirent successivement cette contrée désertique, connaissaient l’existence de l’oasis Akhal[25] où la tribu des Tékés domestiquait et élevait une race exceptionnelle et étonnante de chevaux turkmènes, plus couramment appelés les Akhal-Tékés et dont la beauté, l’élégance, la force, la résistance et la pureté ont fait la renommée dans le monde entier.

 

Les historiens racontent qu’Alexandre le Grand s’empara de plusieurs centaines de ces chevaux au titre de trophées de guerre lors de sa campagne centrasiatique. Un peu plus de deux cents ans après, en 104 avant Jésus-Christ, l’empereur Wu-Ti de la dynastie chinoise Han, littéralement fasciné, voire envoûté, par cette race de chevaux[26] avait émis le souhait d’en acquérir quelques uns[27]. Pour une obscure raison, les tribus turkmènes refusèrent la transaction et l’envoyé de l’empereur chinois fut dépouillé et assassiné. Lors d’une première expédition punitive, Wu-Ti dépêcha un corps expéditionnaire de 6.000 cavaliers et plusieurs milliers de fantassins qui furent défaits. Deux ans plus tard, c’est un corps expéditionnaire fort de 30.000 cavaliers, 60.000 fantassins et accompagné de plusieurs milliers de tête de bétail, d’ânes et de chameaux qui s’empare des meilleurs spécimens des « chevaux célestes » et de plusieurs milliers d’étalons et de juments ordinaires. 

 

Étrangement, l’histoire préfigurait déjà la situation actuelle. L’appât des ressources énergétiques à remplacé celui des mythiques Akhal-Tékés. Il y a fort à parier que l’appétit des compagnies gazières ressemblera, comme deux gouttes d’eau, à la voracité impériale d’un Alexandre le Grand ou d’un Wu-Ti.

 

 

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[1] « Père de tous les Turkmènes », surnom qu’il s’était attribué avant de le donner également à l’ancien mois de janvier, à un palais, à un parc d’attractions, à un port, au sommet le plus élevé de son pays et même à une marque de vodka.

[2] Nommé, en 1985, chef du Parti communiste turkmène, Saparmourad Niazov, leader de la République socialiste soviétique turkmène, devient, à la chute de l’empire soviétique, le premier président turkmène.

[4] Ibid.

[5] Le billion - en anglais trillion - est équivalent à 1012 mètres cube, soit un million de millions de m3.

[8] Cf. Note d’analyse du 26/10/2008 (http://www.esisc.org)

[11] La compagnie Nabucco Gas Pipeline International GmbH est un consortium composé des firmes suivantes : BOTAS Petroleum Pipeline Corporation (Turquie), Bulgaraz Holding EAD (Bulgarie), MOL Plc (Hongrie et Slovaquie), OMV Gas and Power GmbH (Autriche), RWE AG (Allemagne) et TRANSGAZ SA (Roumanie).

[12] Le gazoduc BTE (Bakou-Tbilissi-Erzurum) est entré en service le 15 décembre 2006 et achemine via la Géorgie et la Turquie le gaz du gisement azerbaïdjanais de Shah Deniz.

[14] Projet de gazoduc Turkménistan-Afghanistan-Pakistan-Inde, plus connu sous l’acronyme de TAPI.

[15] Cf. Note d’analyse du 18/07/2008 (http://www.esisc.org)

[16] Révolution des Tulipes de mars 2005, qui a aboutit au départ forcé du président Askar Akaev.

[17] Kazakhstanskaya Pravda, 7 octobre 2008.

[18] www.centrasia.ru, 8 octobre 2008.

[19] Russie, Kazakhstan, Kirghizstan, Tadjikistan et Ouzbékistan. Les deux autres membres de cette organisation, l’Arménie et la Biélorussie, ne sont pas concernés cet accord.

[22] Kazakhstanskaya Pravda, 7 octobre 2008

[23] Moskovskiy Komsomolets, 5 octobre 2008. http://www.mk.ru/

[25] Au sud du pays, au pied du massif du Kopet-Dag, à proximité de l’actuelle frontière irano-turkmène. 

[26] Dans l’imaginaire chinois de l’époque ces chevaux étaient appelés « chevaux célestes »


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