Turkménistan : l'an 1 de l'après-Niazov



 

 

C’est très vraisemblablement la date du 21 décembre 2006 qui restera, avec 10 jours d’avance sur le calendrier officiel, comme le point de départ symbolique de l’année 2007 au Turkménistan.

 

L’annonce de la disparition de Saparmourad Niazov, après 21 ans passés à la tête du pays, a subitement attiré l’attention des médias mondiaux sur un pays qui n’est, dans l’imaginaire de beaucoup de personnes, qu’une parcelle d’Asie centrale tout à la fois isolée, pauvre et désertique, vaguement localisée dans une lointaine région plus connue pour son passé glorieux de mythique « Route de la soie » que pour son présent fragile et incertain.

 

Les funérailles du président défunt ont attiré une grande partie du gotha politique de l’Europe de l’est, de la Communauté des États indépendants (CEI) et d’Asie du sud. Normalement, la disparition d’un second rôle au plan mondial ne retient pas autant l’attention.

 

Mais nous sommes, ici, au Turkménistan; un eldorado gazier situé dans une région où, contrairement à l’Europe centrale, l’effondrement de l’empire soviétique aura eu le moins de conséquences géopolitiques directes et immédiates.

 

Tandis que la Russie sombrait dans la « kleptocratie » après une période de thérapie de choc, que les pays baltes et d’Europe centrale se tournaient résolument vers l’Union européenne et que le Caucase était écartelé par des conflits séparatistes, maintenant « gelés », l’Asie centrale était relativement « épargnée ».

 

Au système politico-économique autoritaire des Soviétiques a succédé un système politico-économique tout aussi autoritaire, tombé aux mains des anciens potentats communistes locaux qui se sont habilement recyclés en se faisant élire présidents.

 

Et c’est justement parce que cette région n’a connu, à quelques rares exceptions près, qu’une seule et unique génération de présidents issus de l’ancien système, que la mort soudaine de Saparmourad Niazov est apparue aux yeux des spécialistes du pays et de la région comme le signal annonciateur qui semblait indiquer que son histoire, figée depuis 1992, allait commencer à s’animer et à s’écrire.

 

Un an après, où en est le Turkménistan et quelles sont ses perspectives d’avenir ? La disparition de Saparmourad Niazov a-t-elle entraîné pour son pays les changements espérés et annoncés ? Telles sont les questions que l’on peut se poser en dressant le bilan de l’an 1 de l’après-Niazov. 

 

 

1)     « Pleurons le Turkmenbachy[1] ! »

 

C’est ainsi que Dominique Bromberger, journaliste à France-Inter[2], titrait, ironiquement, sa chronique quotidienne « Regard sur le Monde », le 21 décembre au soir. Il y retraçait le « destin hors du commun » de ce petit garçon de huit ans surgissant, seul rescapé d’une famille décimée, des ruines de la capitale de la République socialiste soviétique du Turkménistan que le tremblement de terre de 1948 venait de raser. Pris en charge par les autorités soviétiques il grandira dans l’admiration d’un Staline et d’un Brejnev et dans le respect des valeurs du Parti tout puissant au point, après avoir été, en 1985, distingué par Michael Gorbatchev, d’en devenir le numéro 1 et de prendre en mains l’avenir de son pays.

 

Et c’est ce destin hors du commun qui s’est brutalement interrompu le 21 décembre 2006 au matin. Le défunt « président à vie » du Turkménistan laissait derrière lui un régime très particulier, sans successeur désigné et, plus encore, sans élite dirigeante digne de ce nom. Leader excentrique, il avait soigneusement muselé tous ses opposants et régné sans partage sur un « empire énergétique » devenu sa propriété personnelle. Son régime était assurément dictatorial, probablement pas l’un des pires, mais sûrement l’un des plus surréalistes. 

 

Petits arrangements entre amis

 

C’est l’impression qui ressort des décisions prises dans les heures et les jours qui ont suivi le décès de Saparmourad Niazov. De vice-Premier ministre et ministre de la Santé, Gurbanguly Myalikgulyevich Berdimuhammedov s’est retrouvé président par intérim. Ce rôle devait constitutionnellement revenir au président du Parlement, Ovezgeldy Ataev, mais, en raison d’une enquête « opportunément »ouverte  à son encontre aux motifs de « conduite immorale et d’abus de pouvoir », il est démis de ses fonctions et expédié en prison[3].

 

La Constitution est aussitôt amendée pour confier au vice-Premier ministre l’intérim présidentiel et, pour maintenir un semblant d’apparence démocratique, le Halk Maslahaty - le Conseil du peuple - la plus haute instance législative du Turkménistan, en charge du choix des candidats, décide d’autoriser la candidature de cinq autres personnalités politiques, toutes issues des cercles du pouvoir. Aucun candidat d’opposition n’est enregistré. Personne n’est dupe. Comme le déclare Mourad Karriev, chef de la Commission centrale électorale : « Tout doit être mis en œuvre pour assurer la victoire de Gurbanguly Berdimuhammedov, le plus valable des candidats[4] ».

 

Gurbanguly Berdimuhammedov est donc, sans surprise, élu avec près de 90% des voix. Et c’est le 14 février 2007, devant les 2.500 membres du Halk Maslahaty, les chefs d’État d’Afghanistan, de Géorgie, du Kazakhstan, du Tadjikistan, de Turquie, de Russie et d’Ukraine et un certain nombre de chefs de gouvernements, qu’il prête serment en louant, le plus sérieusement du monde, un processus électoral que bien peu en réalité considèrent comme équitable et démocratique.

 

De nombreux scenarii…

 

Aussitôt Gurbanguly Berdimuhammedov installé au pouvoir, de nombreux analystes et observateurs se posent la question de l’avenir du Turkménistan. Si quelques-uns redoutent une déstabilisation interne et une lutte fratricide entre les membres de l’entourage du défunt Turkmenbachy[5], le sentiment général qui prévaut majoritairement est celui d’une lente amélioration qui se traduirait, au minimum, par quelques réformes, voire une révision critique de l’ère Niazov.

 

Les plus optimistes, établissant un audacieux parallèle entre Staline et Niazov, voient en Gurbanguly Berdimuhammedov un nouveau Nikita Khrouchtchev prêt à rompre avec le passé totalitaire, à dénoncer et condamner les erreurs de Niazov et à procéder à une libération partielle du régime.

 

Parmi les plus pessimistes des observateurs, Andrei Tsygankov, directeur de programme au sein de l’Association des études internationales[6] et professeur associé de relations internationales et de sciences politiques. Dans un article intitulé « Les dangers qui guettent le Turkménistan - Danger lurks in Turkmenistan », publié dans l’Asian Times du 20 janvier 2007[7], il estime que la mort de Saparmourad Niazov pourrait non seulement avoir des conséquences sur l’évolution du régime, mais aussi sur la sécurité et la politique économique de toute la région.

 

Pour lui, il n’y aurait que deux possibilités. Soit les élites dirigeantes s’entendent pour trouver un compromis acceptable par tous - et c’est ce qui semble le plus vraisemblable - soit le Turkménistan sombre dans le chaos. Un chaos d’autant plus dangereux que le cocktail « armes, drogues et désespoir social » peut, à tout moment, déchaîner des forces autodestructrices puissantes au profit de personnalités politiques de premier plan, dont il est de notoriété publique qu’elles entretiennent des liens étroits avec les Talibans, Al-Qaïda et les barons de la drogue afghans.

 

… mais un seul réalisateur

 

En fait, aucun de ces scenarii ne s’est réalisé. Mis à part quelques changements mineurs, qui ont plus trait à la cosmétologie qu’à des réformes de fond, les fondations du régime sont restées figées et Gurbanguly Berdimuhammedov s’est, en reprenant fidèlement le rôle de son prédécesseur, rapidement coulé dans la fonction de président. 

 

Dans un article paru sur le site de l’agence de presse Ferghana[8], Adjar Kurtov, analyse les conditions de l’arrivée au pouvoir de Gurbanguly Berdimuhammedov et la situation interne du Turkménistan après la mort du Turkmenbachy. Pour lui, si cette transition a pu s’effectuer sans heurts et sans problème majeur, c’est en raison de la remarquable stabilité du régime et de l’absence de rivalités et de luttes intestines au sein des élites dirigeantes.

 

Pas de bain de sang, ni de guerre civile. Pas plus de junte secrète tirant les ficelles en coulisses, comme semble le supposer l'historien Artem Oulounian, de l'Académie des sciences de Russie, qui attribue le rôle de l’homme de paille à Gurbanguly Berdimuhammedov et le pouvoir réel au ministre de la Défense, Agageldi Mammetgeldiev, à l'homme de confiance du Turkmenbachy, Akmourad Redjepov, et, dans une moindre mesure, au ministre de la Sécurité nationale et au ministre de l’Intérieur[9] .

 

La situation n’a, à aucun moment, échappé au contrôle de Berdimuhammedov. Quasiment inconnu à l’extérieur, cet ancien dentiste de 49 ans, vice-Premier ministre et ministre de la Santé, le plus « inoxydable des ministres» pour son exceptionnelle longévité au gouvernement - l’un des rares à avoir survécu aux innombrables purges décrétées par le Turkmenbachy - a su admirablement tirer son épingle du jeu pour apparaître comme l’homme providentiel et incontournable au moment du décès de Saparmourad Niazov.

 

C’est cette soudaine irruption au plus haut niveau qui a conduit certains observateurs à penser que la mort du président Niazov pourrait ne pas être aussi naturelle que ce que la version officielle a annoncé[10], et d’autres à penser que Gurbanguly Berdimuhammedov devait son accession à la rumeur, apparemment infondée, selon laquelle il serait le fils illégitime du défunt président. En dépit d’une troublante ressemblance physique avec son prédécesseur et de son appartenance à la tribu des Tékés[11], tribu dont était aussi originaire le Turkmenbachy, Gurbanguly Berdimuhammedov doit, en fait, son arrivée au pouvoir à son relatif anonymat et sa non-implication ou prudente mise en retrait dans les actes les plus discutables et répréhensibles du règne Niazov.

 

 

2)     Immobilisme à l’intérieur

 

En matière de politique intérieure, Gurbanguly Berdimuhammedov s’est bien gardé de passer pour un réformateur ou un révolutionnaire, mettant même un point d’honneur à apparaître comme le digne successeur de Niazov et le gardien jaloux de l’arsenal autoritaire reçu en héritage.

 

De très timides avancées

 

Il est rapidement revenu sur certaines des décisions prises par son prédécesseur. Il a ramené à dix ans la durée légale de la scolarité - elle avait été réduite d’un an par Niazov - et il a rétabli les pensions et autres prestations sociales qui avaient été abolies. Mais il n’a, pour autant, dénoncé aucune des actions ou politiques de Saparmourad Niazov. Pas plus qu’il n’a montré qu’il était prêt de s’affranchir des pratiques du passé.

Si en matière d’éducation il faut bien reconnaître avec Erika Dailey, directrice du projet « Turkménistan » de l’Open Society Institute[12], que « les choses ont bougé dans la bonne direction, en particulier en matière d’infrastructures, de recrutement d’enseignants et de nouveaux manuels de classe »,il faut également reconnaître que « le maintien du Rukhnama comme livre de référence est évidemment préjudiciable à un changement de mentalités[13] ».

 

Présenté comme un Coran des temps modernes, le Rukhnama est un recueil de conseils moraux et spirituels, écrit en 2001 par le Turkmenbachy en personne. La lecture et l’étude de cet ouvrage ont été rendues obligatoires. Il est même parfois exigé d’en réciter des passages entiers par cœur pour prétendre passer des examens scolaires, le permis de conduire ou des concours de recrutement dans la fonction publique.

 

S’adressant aux étudiants de l’Université de Columbia à New York, le 24 septembre dernier, le président turkmène a effectivement confirmé que le Rukhnama « faisait partie du patrimoine culturel du Turkménistan et qu’il n’y avait aucune raison d’en supprimer l’étude obligatoire[14] ».

 

Autres avancées signalées, les différentes amnisties qui ont marqué les premiers mois de la présidence. Mais on peut se demander si elles constituent réellement des avancées. L’amnistie des anciens vice-Premiers ministres Jolly Gurbanmuradov et Dortkuli Aidogdyev, puis celle du mois d’août au cours de laquelle l’ex-imam Nasrulla ibn Ibadulla a été remis en liberté et enfin celle du mois d’octobre - libération de 9000 prisonniers - ne font pas oublier que tous les opposants de Niazov, que tous les conjurés de la tentative d’attentat de 2002 sont encore en prison. En agissant ainsi, Gurbanguly Berdimuhammedov a adressé un avertissement très clair et un message de fermeté à ses éventuels opposants. 

 

Un Turkmenbachy bis ?

 

Les lampions de la fête organisée en l’honneur du cinquantième anniversaire de Gurbanguly Berdimuhammedov étaient à peine éteints que la plupart des agences de presse russes et occidentales estimaient avoir assisté à la naissance d’un Turkmenbachy bis.

 

En un peu moins de six mois après son arrivée au pouvoir, le nouveau leader turkmène a déjà publié son autobiographie, fait frapper et mis en circulation des médailles d’or ornées de son portrait. Il a également été élu, à l’unanimité des 2.500 délégués, président du Halk Maslahaty et, aux termes d’une résolution du Mejlis (le Parlement turkmène), promu au grade de général d'armée, commandant en chef des forces armées du Turkménistan. Il a enfin été élu, le 4 août dernier, chef du seul parti politique autorisé, le Parti Démocratique, et chef du mouvement Galkynysh (Renaissance) qui regroupe les syndicats ainsi que des organisations diverses de jeunes et de vétérans.

Il a surtout organisé une cérémonie de commémoration de son cinquantième anniversaire qui n’avait rien à envier aux manifestations et mises en scène ubuesques de son prédécesseur. C’est au cours de cette cérémonie qu’il s’est lui-même décerné, pour « services exceptionnels »,  la médaille de l’Ordre de la Patrie - le Watan Order - qui consiste en un pendentif d’or et de diamants d’un poids d’un kilo environ. Par la même occasion, il s’est attribué une prime de 20.000 dollars et une augmentation de salaire de 30%[15].

 

Un temps libéral, le style de Gurbanguly Berdimuhammedov a rapidement pris un tournant ouvertement conservateur. Les médias nationaux sont priés de rendre grâce aux talents et efforts déployés par le leader national. Des fonds spéciaux ont été débloqués pour financer une campagne de presse sans précédent destinée à vanter l’expérience turkmène, y compris sur certaines chaînes de télévision russes. Tout récemment, il a ordonné la disparition des antennes satellitaires qui, anarchiquement il est vrai, ornent les façades des immeubles d’Achkhabad. Il est cependant permis de douter de motifs purement esthétiques comme fondement d’une telle décision.

 

Le bon temps des purges

 

Feu le Turkmenbachy Niazov avait l'habitude de renvoyer ses ministres au gré de ses humeurs. Ainsi, le 13 décembre 2007, soit huit jours avant sa disparition, il avait  chassé le ministre chargé des routes, Baimukhammet Kelov, l’accusant de « manquements graves » dans son travail. L’agence officielle de presse du Turkménistan, TDH, avait annoncé la nomination de son remplaçant, Ashyrgeldy Zamanov, pour une « période d’essai » de six mois. Dans la foulée, Niazov avait aussi renvoyé le doyen de l'Université internationale turkmène-turque, Chary Komekov, et l’avait remplacé par le ministre de l’Education Shemshat Annagylyjova. Il avait accusé le doyen Komekov d’avoir « contribué à la détérioration du niveau des études ».

 

Dès le 5 mars 2007, le président Berdimuhammedov a publiquement réprimandé le ministre de l’Energie et de l’Industrie, Yusup Davodov, nommé à ce poste une semaine auparavant pour « sérieuses faiblesses » dans son travail. Il a fait l’objet d’un décret présidentiel critiquant une « insuffisante attention prêtée aux centrales et installations électriques » suite à une série de coupures de courant dans la capitale Achkhabad.

 

Dans son malheur, Yusup Davodov, peut s’estimer mieux loti que le responsable des services secrets présidentiels, le général Akmurat Redjepov, qui, le 16 mai 2007, est  relevé de son poste et, pudiquement, appelé « à d’autres fonctions ». Redjepov dirigeait les services secrets depuis 17 ans. Très lié à Saparmourad Niazov, il était considéré, par certains, comme le véritable homme fort au Turkménistan[16]. Cette arrestation avait été précédée de celle de Murad Agayev, propriétaire de l'Oriental Company et homme d’affaires très proche Redjepov et de Niazov.

 

On apprenait le lendemain que ce même général avait été arrêté, de même que son fils, le colonel Nurmourad Redjepov, rappelé sous un prétexte futile de son poste d’attaché militaire à l’ambassade du Turkménistan auprès des Émirats arabes unis[17]. Quant au ministre de la Sécurité nationale, Geldimuhammet Ashirmuhammedov, qui trois semaines auparavant accompagnait encore le président turkmène à Moscou, il aurait, selon des sources bien informées, été également arrêté et soumis à interrogatoire. En fait, son limogeage n’interviendra que le 8 octobre dernier, en compagnie d’un autre ministre, celui de l’Intérieur Khojamyrat Annagurbanov accusé « d’abus de pouvoir et d’incompétence ».

 

Ainsi en moins de six mois, Gurbanguly Berdimuhammedov a réussi à se débarrasser des personnages les plus encombrants de la vieille garde de l’ère Niazov. L’opinion générale était qu’il leur aurait été redevable de son poste. Si c’est le cas, ils auront appris, à leurs dépens, que le vieil adage « n'aie pas de complices, ou élimine-les après t'en être servi », attribué à Machiavel, est toujours d’actualité. Mais le plus symptomatique et inquiétant pour certains observateurs, dont Arcady Dubnov, correspondant en Asie centrale du quotidien russe Vremya novostei, réside dans le fait que les remplaçants des personnages écartés sont tous issus du village natal du président actuel[18].

 

Il est peut-être trop tôt pour porter un jugement définitif sur la toute jeune présidence de Gurbanguly Berdimuhammedov. Toujours est-il que les tendances affichées laissent mal augurer de l’avenir et l’on ne peut que souscrire à l’opinion de John MacLeod, rédacteur en chef de l'Institute for War and Peace Reporting (IWPR), pour qui « tant que subsisteront les structures de base de l’autoritarisme au Turkménistan - et elles devraient perdurer un bon bout de temps - il sera impossible d’assister à des réformes et des améliorations car des systèmes de cette sorte n’ont jamais été, par eux-mêmes, des facteurs de réformes et de changements[19] ».

 

 

3)     Ouverture à l’international

 

Sous la férule de Saparmourad Niazov, le Turkménistan avait rejoint le triste club des pays « parias » figurant, avec une constance qui ne s’est jamais démentie, au fil des rapports annuels des organisations de défense des droits de l’homme, dans les profondeurs des classements. A son arrivée au pouvoir, Gurbanguly Berdimuhammedov a très rapidement réalisé les espoirs que mettait en lui la communauté internationale. Le Turkménistan dispose de ressources gazières qui, si elles sont avérées, le placeraient au cinquième rang mondial des pays producteurs.

 

La disparition soudaine de son prédécesseur a relancé les manœuvres et intrigues qui caractérisent le « Grand Jeu » auquel se livrent les puissances mondiales pour la conquête des immenses ressources énergétiques centrasiatiques. C’est pourquoi Gurbanguly Berdimuhammedov a tenu à apparaître avant tout, au plan international, comme un partenaire fiable et digne de confiance, prêt à faire sortir son pays de l’isolement dans lequel il était maintenu depuis 20 ans.

 

L’appât du gaz

 

La mort de Saparmourad Niazov intervient au moment où les luttes pour le contrôle des immenses ressources énergétiques de la région entraient dans une phase particulièrement intense avec de nombreux acteurs extérieurs qui se tournent désormais vers l’Asie centrale avec plus d’insistance et d’intérêt.

 

La Turquie est à la recherche d’une nouvelle vision stratégique, d’autant plus nécessaire que son éventuelle intégration dans l’Union européenne semble repoussée, voire compromise. L’Iran s’immisce de plus en plus profondément en Irak et pour lui l’Asie centrale pourrait constituer une prochaine étape. La Chine cherche à consolider son miracle économique et souhaite trouver en Asie centrale les ressources nécessaires à son développement. La Russie se réveille et se prend soudain à regarder nostalgiquement vers le Sud en rêvant d’un empire restauré. Quant à l’Occident, les États-Unis désireux de contrecarrer les initiatives russes et l’Union européenne soucieuse de ses approvisionnements gaziers, son influence, en termes de développement économique, justifie qu’il s’invite dans le débat énergétique en cours. Le 20 décembre au soir, la situation géopolitique de l’Asie centrale, en général, et celle du Turkménistan, en particulier, semblait vitrifiée. Le 21 au matin, l’annonce de la disparition du Turkmenbachy laissait entrevoir une éventuelle remise en cause du fragile équilibre des cinq États d’Asie centrale.

 

Le temps des promesses…

 

Aussitôt investi, le président Berdimuhammedov tient à rassurer les partenaires commerciaux du Turkménistan. Le Turkménistan respectera tous ses accords et engagements commerciaux. C’est ainsi qu’il s’engage à honorer le contrat signé par son prédécesseur avec les autorités chinoises, le 3 avril 2006, et qui porte sur la construction, pour mise en service en 2009, d’un gazoduc reliant les deux pays et la livraison de 30 à 40 milliards de m3, par an, de gaz à la Chine. Il s’est également engagé à respecter le contrat de 25 ans signé avec la Russie en 2003.

 

A la mort de Niazov, les différends avec la Russie sont aplanis depuis peu. Après de sérieuses tensions autour du prix de vente, les autorités turkmènes et les instances dirigeantes du géant gazier russe Gazprom annoncent, le 5 septembre 2006, être parvenus à un compromis. Le prix de vente est fixé à 100 dollars les 1.000 m3, soit une augmentation de 35 dollars par rapport au prix précédent. Cet accord porte sur la période 2007-2009 et sur une quantité annuelle de 50 milliards de m3.

 

Se lançant, dès les premiers mois de sa prise de fonctions, dans une série de voyages qui le conduisent vers des pays musulmans (Arabie saoudite et Iran), des pays occidentaux (États-Unis et Belgique) et des pays de la CEI (Kazakhstan, Russie et Tadjikistan), l’attitude du président Berdimuhammedov tranche nettement avec les habitudes de son prédécesseur. En retour, de nombreuses délégations étrangères, et pas des moindres, font le voyage d’Achkhabad. Déjà, pour les obsèques de Saparmourad Niazov, on avait vu le directeur général de Gazprom, Alexeï Miller, assister aux obsèques du Turkmenbachy, en bonne place au sein de la délégation russe. Quelques semaines après, il assistait à la cérémonie d’intronisation de Gurbanguly Berdimuhammedov. Le dernier grand ponte du monde gazier à avoir pris le chemin d’Achkhabad, en novembre 2007, était Arnaud Breuillac, responsable du pôle Asie centrale du groupe Total. Comme toutes les autres sommités qui l’ont précédé, il a exprimé le souhait de sa firme de s’impliquer dans des programmes majeurs avec le Turkménistan. 

 

… et celui des doutes

 

Si Gurbanguly Berdimuhammedov a su habilement tirer parti du regain d’intérêt pour son pays - ce qui n’aurait pas été pour déplaire à son prédécesseur - certains spécialistes du pays et des problèmes énergétiques soulèvent la question de la validité de ces promesses qui reposent sur une estimation, jamais confirmée, qui chiffre les réserves gazières du Turkménistan entre 2 et 9 billions de m3. La certification de ces réserves - le 28 décembre dernier, le président Gurbanguly Berdimuhammedov a demandé que cette certification soit effectuée en 2008[20] - apportera certainement une réponse à cette énigme.

 

L’année écoulée restera dans les mémoires comme l’année des trois gazoducs. Le projet Est, en direction de la Chine, dont l’entrée en service est prévue pour 2009 est le projet le moins conflictuel des trois. En revanche les deux autres ont alimenté la polémique tout au long de l’année.

 

Le projet Nord, en direction de la Russie via le Kazakhstan, lancé à grand renfort de publicité en mai 2007, lors du sommet énergétique de Turkmenbachy, une ville portuaire sur la  mer Caspienne, prévoit la mise sur pied d’un consortium chargé de la construction d’un nouveau gazoduc caspien. L'objectif de ce consortium consiste, en posant un nouveau tronçon le long du littoral oriental de la mer Caspienne, à porter le débit du gazoduc en activité Asie centrale-Centre 4 (Russie centrale) à 10 milliards de m3 par an contre moins de 2 milliards actuellement. Quant au débit du gazoduc Asie centrale-Centre 3 qui relie les réseaux turkmène, ouzbek et kazakh au réseau russe, il devra être porté à 20 milliards de m3 par an. A l'horizon 2014, cet ensemble de gazoducs devrait être en mesure d’acheminer annuellement vers la Russie jusqu'à 90 milliards de m3 de gaz centrasiatique.

 

Dernier projet à l’étude, le projet Ouest, transcaspien. Projet fortement soutenu par les pays occidentaux. Ces derniers, soucieux de s’affranchir de la tutelle russe en matière de livraisons gazières, poussent à la construction de ce gazoduc qui, après avoir traversé la mer Caspienne, ressortirait à Bakou, en Azerbaïdjan, pour être connecté au gazoduc Bakou-Tbilissi-Erzurum (BTE) - inauguré en 2006 - et qui, via la Géorgie et la Turquie, court-circuite le territoire russe, tout comme l’oléoduc Bakou-Tbilissi-Ceyhan (BTC). La disparition du Turkmenbachy, en délicatesse avec les autorités azerbaïdjanaises, a remis au goût du jour l’hypothèse d’une réconciliation entre les deux pays. Ce qui, de facto, aurait levé l’un des principaux obstacles à ce projet.

 

Gurbanguly Berdimuhammedov ne cesse de répéter que le Turkménistan possède suffisamment de ressources pour alimenter ces trois gazoducs. Il semble placer beaucoup d’espoir dans la toute dernière découverte - le gisement Osman - mais en l’absence de vérification indépendante, les experts mondiaux rechignent à prendre pour argent comptant les mirobolantes annonces turkmènes.

 

Malgré toutes ces incertitudes, les pays et les consortiums gaziers demeurent très intéressés, quoi qu’il leur en coûte, par un positionnement éventuel sur le marché turkmène. Ce qui explique sans doute la récente augmentation - les 1.000 m3 passeront de 100 dollars à 150 dollars à la mi-2008 - pour laquelle Gazprom et les autorités turkmènes sont tombées d’accord. Jadis, pour les pères de la géopolitique « quiconque possède la Méditerranée possède le monde entier ». Aujourd’hui, quiconque contrôle le robinet d'un oléoduc ou d'un gazoduc a toutes les chances de devenir un nouveau pôle du monde. C'est la leçon que Gurbanguly Berdimuhammedov semble avoir retenu de sa première année au pouvoir.

 

 

4)    Conclusion

 

Avec la disparition inattendue du Turkmenbachy, l’année 2006 s’était terminée pour le Turkménistan par un coup de théâtre. Trois cent soixante quatre jours après, le 20 décembre 2007, c’est un nouveau coup de théâtre qui restera, avec 11 jours d’avance sur le calendrier officiel, comme le point de départ symbolique de l’année 2008 au Turkménistan et en Asie centrale.

 

La signature officielle, à grand renfort de publicité, du contrat définitif pour la construction du gazoduc caspien, c’était en quelque sorte Noël avant l’heure pour le président kazakh, Noursoultan Nazarbaïev, et ses homologues russe et turkmène, Vladimir Poutine et Gurbanguly Berdimuhammedov. C’était surtout une décision qui venait mettre un point final à des mois de négociations, de tergiversations et de sombres manœuvres qui, sur fond de rivalité entre Russie et Occident, ont opposé tenants de la voie nord et supporters de la voie transcaspienne.

 

À l’instar des nombreux récents accords commerciaux mis au point par le Kremlin, celui-ci revêt une signification géopolitique de première importance. Si la rivalité russo-occidentale pour la conquête des ressources énergétiques centrasiatiques n’est pas récente, elle a néanmoins pris une tournure plus agressive au fur et à mesure de l’influence grandissante du Kremlin sur le géant gazier russe Gazprom

 
Il est de notoriété publique que la stratégie de Moscou en Asie centrale est de
bloquer toutes les routes énergétiques alternatives qui concourraient à court-circuiter le trajet russe. C’est pourquoi le projet Nord vise à torpiller le projet transcaspien fortement soutenu par l’Union européenne et les États-Unis. Déjà, dès le mois de mai dernier, les observateurs estimaient, à l’annonce de l’accord de Turkmenbachy, que « l’Histoire retiendra que c’est en mai 2007 que les ambitions énergétiques des pays occidentaux en Asie centrale se sont effondrées. Au cours de ce mois, la Russie semble bien avoir réduit à néant les projets occidentaux d’importation directe des ressources énergétiques d’Asie centrale. Cette défaite de la stratégie américaine d’accès direct aux immenses réserves tue dans l’œuf les efforts similaires engagés par l’Union européenne depuis 2006[21]».

 

Avec la signature du 20 décembre, c’est non seulement cette sombre prévision qui se confirme, mais aussi l’arrêt de mort du projet européen Nabucco[22]. Imaginé par les instances européennes, ce gazoduc devait servir de prolongement au réseau BTE et permettre l’approvisionnement gazier des pays européens. Partant d’Erzurum, en Turquie, il était prévu rejoindre, après avoir transité par  la Bulgarie, la Roumanie et la Hongrie, le pôle gazier autrichien de Baumgarten. Avec une capacité de stockage de 2,5 milliards de m3, ce pôle gazier devrait constituer, dès 2011, le second plus grand centre de stockage de gaz en Europe centrale et le plus grand centre européen de gestion des transits gaziers.

 

Après avoir un temps balancé entre Russie et Occident, le président Gurbanguly Berdimuhammedov a choisi son camp. Il sort financièrement grand gagnant de sa partie de poker menteur ; jouant habilement des antagonismes, il a réussi le tour de force de faire accepter par Gazprom une augmentation de près de 50%, remettant en cause, au passage, l’accord du 5 septembre 2006 qui courait jusqu’en 2009. Politiquement, cet accord lui confère une légitimité accrue sur le plan régional et international.

 

Pour Moscou, l’année 2007 se termine par un grand chelem en Asie centrale. Avec l’accession programmée, pour 2010 du Kazakhstan à la présidence de l’Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe (OSCE), le président russe a pu vanter l’efficacité de l’action coordonnée de la Russie et du Kazakhstan sur ce problème. Avec la réélection, plus que douteuse, du plus fidèle de ses alliés, l’ouzbek Islam Karimov, le président Poutine peut envoyer à moindre coût un message de bienveillance à l’égard des autocrates et apprentis dictateurs centrasiatiques. Avec l’accord du 20 décembre 2007, Vladimir Poutine, Noursoultan Nazarbaïev et Gurbanguly Berdimuhammedov, à défaut d’être les rois du pétrole, sont devenus les rois du gaz. 

 

 

 

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[1] Littéralement le « Père de tous les Turkmènes ». Surnom que s’était attribué Saparmourad Niazov avant de l’attribuer également à l’ancien mois de janvier, un palais, un parc d’attractions, un port, le sommet le plus élevé de son pays et même une marque de vodka.

[6] L’Association des Études Internationales (International Studies Association - ISA) a été fondée en 1959 pour promouvoir la recherche et l’éducation en matière de relations internationales. Elle collabore avec une cinquantaine organisations dans plus de trente pays et est basée aux États-Unis.

[11] Tribu connue pour ses élevages d’Akhal-Tékés, appelés aussi « chevaux turkmènes ».

[12] L’Open Society Institute fait partie du réseau de la Fondation Soros et le projet « Turkménistan » vise à promouvoir la société civile turkmène au travers de programmes artistiques, culturels, médiatiques et de santé publique.

[19] Idem.

[22] Du nom du roi de Babylone, Nabuchodonosor II, qui restaura le réseau d’irrigation de son royaume.


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