En 1950, 30% de l’ensemble de la population mondiale vivait en ville. Aujourd’hui plus de la moitié de la population réside dans les agglomérations urbaines, et cette tendance à la concentration de l’habitat tend à se maintenir. Dans les pays développés, le taux d’urbanisation atteint déjà 75% de la population totale. La ville est un espace privilégié doté d’un fort pouvoir d’attraction parce qu’il offre un accès aisé aux services et au marché de l’emploi. Mais c’est également un lieu où s’expriment les tensions sociales et où apparaissent des formes de violence spécifiques.
De quoi parlons-nous ?
Etant donné le phénomène mondial d’augmentation de la population urbaine, on peut logiquement en déduire que les violences de toutes natures sont appelées à connaître une croissance proportionnelle dans les villes. Ce premier constat, élémentaire pour ne pas dire simpliste, ne rend pas compte de la réalité multiple d’une « violence urbaine » qui se décline en modalités distinctes et d’intensités très variables : émeutes urbaines cycliques aux Etats-Unis, crise nationale de novembre 2005 ou encore rituel des voitures incendiées en France, contrôle de favelas brésiliennes par des gangs armés, sentiment d’insécurité, etc.
De nombreuses approches empiriques et/ou théoriques de la « violence urbaine » proposent de la différencier de la délinquance classique en proposant une typologie centrée sur des actions qui ne poursuivent pas, du moins pas prioritairement ou uniquement, un objectif de lucre. On y trouve, pêle-mêle, les actes de vandalisme, les violences en bande associées à l’idée de domination spatiale (un quartier, un trottoir, un hall d’entrée d’immeuble, etc.) ou encore des agressions symboliques et/ou physiques dirigées contre des cibles institutionnelles (bâtiments scolaires, forces de l’ordre, pompiers, etc.). Ce type d’approches considère les émeutes de grande ampleur comme le degré supérieur de la « violence sociale » en cela qu’elles réunissent différents paramètres significatifs : augmentation généralisée du sentiment d’insécurité y compris chez les populations éloignées des émeutes, médiatisation très importante pouvant concourir à entretenir la dynamique de la violence, affrontements généralisés avec les forces de l’ordre, apparition de tactiques de guérilla urbaine, etc.
Cette vision de la « violence urbaine » qu’on retrouve régulièrement chez les professionnels de terrain, qu’ils soient issus du monde associatif ou qu’ils appartiennent aux forces de l’ordre, rappelle les travaux de James B. Rule[1]. Celui-ci a, notamment, traité des conséquences de la rupture, plus ou moins avérée, par certains groupes, plus ou moins organisés, de la règle qui veut que force doit rester à l’Etat et que celui-ci doit garantir l’ordre et la paix sociale.[2]
Cette idée de l’endommagement de la règle admise par la majorité par des groupes minoritaires plus ou moins structurés est sans doute un élément de compréhension du phénomène qui nous intéresse ou du moins constitue une piste à suivre pour étudier la « violence urbaine ».
Ajoutons que la diffusion, plus ou moins rapide et spontanée, des phénomènes de violence collective est également un facteur dont il faut tenir compte dans l’étude de la question.[3] Un incendie de véhicule ou un affrontement entre les forces de l’ordre et un groupe de jeunes dans une banlieue ne présenterait que peu d’intérêt, sauf bien entendu aux yeux des protagonistes et des victimes éventuelles. C’est la multiplication de ce type d’évènements, sa reproduction et sa diffusion dans une aire géographique de plus en plus vaste qui va concourir à en faire des phénomènes sociaux révélateurs.
Dans cet état des lieux de la « violence urbaine », nous exclurons a priori d’aborder la question de la délinquance et de la criminalité ordinaire (délits, vols et crimes) qui se retrouvent aussi bien dans les espaces ruraux que dans ceux des villes. Nous nous concentrerons exclusivement sur les actes qui ne poursuivent pas directement un objectif de lucre même si celui-ci est souvent non négligeable. Reconnaissons d’emblée que ce parti pris soulève des difficultés. Par exemple, la multiplication dans une zone donnée de faits dits de « petite délinquance » contribue à l’augmentation du sentiment d’insécurité. Nous traiterons de cette question à l’occasion d’une prochaine note d’analyse mais en nous centrant sur ce fameux « sentiment » difficile à définir et encore plus à quantifier. Autre cas de figure, celui du contrôle, plus ou moins efficace, d’un quartier par une association de malfaiteurs dévolus aux trafics en tout genre. A l’évidence, dans ce cas, la recherche de bénéfices financiers, souvent très importants, est un paramètre de première importance pour saisir la réalité et l’ampleur du phénomène. Mais dans ce cas comme dans le précédent, ce qui nous intéresse plus particulièrement c’est l’éventuelle concurrence pour le contrôle du terrain entre les représentants légitimes de l’Etat et ceux du gang de trafiquants.
Cet article sera le premier d’une série que l’ESISC consacrera à la « violence urbaine », qui sera traitée en privilégiant une approche centrée sur la concurrence entre l’Etat et les bandes organisées. Notre projet ne remet pas en question les différentes analyses interprétatives de la « violence urbaine » (voir infra). Celles-ci, quelles que soient leurs qualités ne sont pas de notre ressort. Nous nous bornerons à les présenter brièvement dans ce premier document.
Sociologie critique versus « culture de l’excuse »
Comme le rappelle Laurent Bonelli[4] : “…à partir de la fin des années 1970, s’opère pour la première fois avec le rapport Peyrefitte (en France ndla), une séparation entre le « crime » et la « peur du crime »[5]. Cette mise en évidence de l’interdépendance et de l’autonomie des phénomènes de violence, de criminalité et d’insécurité, est peut-être un « moment » fondateur des deux grands courants d’analyse de la « violence urbaine » qui s’affrontent avec une intensité qui ne cède en rien aux phénomènes qu’ils analysent.
Se font face, dans les champs académiques et médiatiques, d’une part, les partisans plus ou moins confirmés et compétents d’une sociologie critique et, d’autre part, les hérauts de la dénonciation, souvent radicale, de la « culture de l’excuse ».
Pour les premiers, l’analyse de la « violence urbaine » passe obligatoirement par la prise en compte de facteurs tels que l’accessibilité du marché de l’emploi, les échecs des politiques éducatives et des politiques urbanistiques, etc. Pour ce courant d’idée, la « violence urbaine » est un objet social, un concept qui exige d’être sans cesse repensé et réélaboré pour éviter qu’il ne soit qu’une construction idéologique.
Pour les auteurs qui appartiennent, pour reprendre Xavier Raufer, au courant qui n’a de cesse de dénoncer la « culture de l’excuse », la criminalité en général et, dans le cas qui nous intéresse, la « violence urbaine » ne sont que des occurrences de l’incapacité de l’Etat à répondre aux actes délictueux. En somme, les facteurs sociaux n’auraient pas d’influence sur l’évolution de la criminalité qui ne serait qu’une conséquence du laxisme de l’Etat et de la faiblesse de ses réponses sécuritaires.
Les tenants du « tout répressif » illustrent régulièrement leur position en mettant en avant les résultats positifs de la politique dite du « zéro tolérance » appliquée notamment par l’administration de la ville de New York après l’élection du maire républicain Rudolph Giuliani en janvier 1994.
Pour rappel, et dans les grandes lignes, la politique « zéro tolérance » prône la présence visible des forces de l’ordre, les durées réduites entre la constatation d’un délit et le jugement du prévenu, la sanction de tous les délits y compris les moins importants et la désignation de populations considérées comme étant les plus susceptibles de manquements à la loi.
Cette politique répressive a été critiquée en raison des risques de stigmatisation de certains groupes cibles et également parce qu’elle est susceptible de provoquer des déplacements de problématiques liées à la délinquance et à la criminalité des centres villes vers les banlieues.
De plus, s’il est incontestable qu’à l’ère Giuliani correspond une baisse significative de la criminalité et du fameux « sentiment d’insécurité », il est tout aussi démontré que la fin du XXème siècle fût une période de reprise de l’économie et d’amélioration notable du marché de l’emploi new-yorkais. On ne peut donc, en dépit des protestations véhémentes des dénonciateurs de la « culture de l’excuse », réfuter la corrélation entre la « violence urbaine » et les facteurs socio-économiques. Cela d’autant plus que durant ces années, en raison de l’amélioration des finances de la mégalopole américaine, l’administration Giuliani put, parallèlement au renforcement de sa politique répressive, développer un large volet d’actions sociales et préventives.
Il convient également pour clore ce chapitre de signaler que la politique du « zéro tolérance » a également été appliquée aux Etats-Unis dans le cadre institutionnel. L’exemple le plus représentatif est probablement celui des institutions scolaires qui mènent depuis une quinzaine d’années une lutte acharnée contre les incivilités, les dégradations volontaires et les trafics en tout genre.
Mais dans ce cas également les avis des experts sont plus que réservés quant à l’efficacité du « tout répressif »[6].
Il n’en reste pas moins que sociologues critiques et thuriféraires du « tout répressif » s’accordent, suivant des modalités distinctes, à reconnaître une dimension d’affrontement entre les représentants de l’Etat et les bandes organisées ou spontanées dans les phénomènes de « violence urbaine ».
Une échelle de la violence urbaine
En décembre 2009, Lucienne Bui Trong a proposé une échelle de la « violence urbaine »[7] graduée en huit niveaux successifs qui vont de la plus faible à la plus haute intensité.
Cet outil a le mérite de proposer des indicateurs concrets qui permettent d’appréhender un concept qui reste flou et susceptible d’interprétations diverses et idéologiquement marquées.
Toute tentative de formalisation d’un phénomène social est sujette à remise en question et à critiques. Celle-ci ne fait pas exception à la règle. On peut, par exemple, remettre en question la pertinence des seuils qui marquent la frontière entre deux niveaux de l’échelle. Il n’empêche que l’approche pratique développée par Lucienne Bui Trong est fertile en ce qu’elle permet de saisir la problématique en précisant de « quoi on parle ».
Concrètement, voici la synthèse de l’échelle de violence urbaine développée par Bui Trong, assortie de quelques remarques :
Degré 1 : actions contre les particuliers telles que le vandalisme sans connotation institutionnelle[8], la délinquance en bande induisant l’idée d’un rapport de force et/ou de domination spatiale, les règlements de compte entre bandes rivales avec ici également l’idée de « contrôle du terrain ».
Degré 2 : apparition des actions anti-institutionnelles mais sans violences physiques telles que les insultes et les provocations à l’encontre de personnes symbolisant l’autorité ou le vandalisme léger portant atteinte à des biens ou des bâtiments institutionnels.
Degré 3 : agressions physiques contre des agents institutionnels[9] autres que policiers, gendarmes et magistrats.
Degré 4 : agressions verbales et menaces à l’encontre des forces de l’ordre, de magistrats et/ou dégradations légères de matériel et de bâtiments de police.
Degré 5 : aggravation du degré 4 avec notamment pénétration dans les bâtiments ou manœuvres destinées à ralentir et/ou à empêcher les mouvements des forces de l’ordre.
Degré 6 : augmentation de l’intensité des violences perpétrées à l’encontre des forces de l’ordre, attaques de commissariats, volonté de porter atteinte à l’intégrité physique des membres des forces de l’ordre.
Degré 7 : vandalisme aggravé, bombes incendiaires, etc. mais avec une volonté manifeste d’éviter l’affrontement direct avec les forces de l’ordre. Nombre limité des assaillants et courte durée des faits.
Degré 8 : longue durée, nombre important des assaillants, émergence de tactiques de guérillas urbaines. Dans certains cas, ces émeutes peuvent se diffuser à grande échelle : émeutes de ghettos de villes américaines ou des banlieues françaises, en novembre 2005 par exemple. Il arrive également que les forces de l’ordre soient confrontées à un usage important voire massif d’armes à feu. Les opérations récentes de reprise de contrôle de certaines favelas brésiliennes en sont un exemple.
Cette tentative, réussie selon nous, de gradation de la violence urbaine met en évidence un axe progressif de remise en question et, finalement, d’affrontement ouvert avec les forces de l’ordre. Au degré 8 de l’échelle, les forces de l’ordre sont confrontées à une stratégie réfléchie et délibérée d’affrontement déployée par des bandes composées d’adolescents et de jeunes adultes qui les contraignent à « venir au contact ». Dans ce scénario, l’initiative appartient aux bandes et non pas à la police. La stratégie guerrière des bandes des cités et autres quartiers défavorisés est la cause première de la multiplication des interpellations et des contrôles policiers si souvent décriés. Le contrôle en lui-même qui peut légitimement être perçu par des jeunes gens victimes du « délit de faciès » comme une pratique harcelante et discriminatoire est une conséquence directe de la « guerre » déclarée à l’Etat.
En suivant le raisonnement induit par l’échelle de la « violence urbaine » mais également en constatant empiriquement les actes d’incivilités et les logiques de rapport de force (bandes versus citoyens, bandes entre-elles, bandes versus forces de l’ordre), on est amené à opérer, comme nous l’avions proposé en introduction, une distinction nette entre la criminalité ordinaire et la « violence urbaine ». Certes, cette dernière englobe une série d’actes criminels (repris en tant que tels dans les statistiques officielles) mais elle se distingue de la criminalité classique par une dimension de contrôle territorial.
Criminalité et « violence urbaine »
A l’évidence, les atteintes aux biens (vols avec ou sans violence et dégradations volontaires), les atteintes physiques aux personnes en ce y compris les violences sexuelles et les menaces, les trafics d’armes ou de stupéfiants sans parler des meurtres et des assassinats, contreviennent aux règles admises par le plus grand nombre des citoyens ainsi qu’à la paix et à l’ordre social. De même, ces crimes et délits contribuent certainement au « sentiment d’insécurité ». Cependant, et en dépit d’évidentes similitudes, nous proposons de les considérer comme des phénomènes à part entière de la « violence urbaine » qu’à la condition qu’ils relèvent d’une logique de compétition pour le contrôle d’un territoire. Une concurrence qui s’exerce au détriment de la très grande majorité des habitants du territoire concerné ainsi que des personnes et institutions qui représentent pratiquement et/ou symboliquement l’Etat.
Cette distinction que nous opérons entre la question sécuritaire classique et celle plus spécifiquement liée à la « violence urbaine », on la retrouve de plus en plus régulièrement, même si elle est exprimée de manière moins abrupte.
Le dernier numéro de la “Lettre de l’INHESJ“[10] illustre à sa manière ce souci de prise en compte de la spécificité de la « violence urbaine » : “Cette évolution a débuté dans les années 1980, avec la mise en place d’une « politique de la ville » qui va reposer sur l’articulation des différentes interventions à partir d’un diagnostic assumé sur l’existence et le développement d’une délinquance spécifique, intimement liée aux mutations urbaines de cette période. L’évènement déclencheur, au moins sur le plan symbolique, en sera l’explosion des émeutes des banlieues lyonnaises[11] en 1979“[12].
Les émeutes qui embrasèrent la France métropolitaine à l’automne 2005 sont exemplatives de la compétition entre l’Etat et les bandes pour le contrôle du territoire. Cette dimension, trop souvent tue, n’a pas échappée aux chercheurs du Centre d’Analyse Stratégique qui ont mené une recherche comparative entre deux municipalités voisines[13].
Pour rappel, Aulnay-sous-Bois avait connu des émeutes d’une extrême violence alors que Saint-Denis restait relativement calme. Partant de ce premier constat, nous pourrions conclure rapidement que les niveaux différents de violence pris par les émeutes s’expliquent par la différence de niveau socio-économique qui existerait entre les deux municipalités. Or, il n’en est rien. Les indicateurs d’Aulnay-sous-Bois et de Saint-Denis sont très proches : fort taux de chômage atteignant 40% chez les moins de 25 ans, augmentation des familles monoparentales aux ressources limitées, etc. Dans les deux villes, les violences furent le fait d’émeutiers très jeunes, les « grands frères » restant pour la plupart passifs voire indifférents. Enfin, dans les deux cas, les émeutes furent de courte durée, à l’image d’un jeu[14] qui cesse rapidement de passionner les adolescents qui s’y livrent. D’après les autorités municipales de Saint-Denis, le calme relatif que la ville a connu durant les émeutes de l’automne 2005 est la conséquence directe de la politique de prévention menée à leur initiative. Une hypothèse invalidée par les chercheurs du Centre d’Analyse Stratégique, qui arrivent à une conclusion nettement plus inquiétante en traitant le matériau fourni par les répondants : “…il y avait un continuum d’évènements violents au sein du quartier et, plus largement, sur la ville, qui rend assez difficile d’isoler novembre 2005 de son « avant » et de son « après ». Même si tous s’accordent pour dire qu’il s’agissait d’un moment paroxystique, il s’insère dans une certaine continuité“[15].
Nous pouvons nous interroger quant à l’efficacité d’une politique de prévention qui ne permet pas au citoyen de distinguer clairement la différence entre une journée « normale » et une émeute organisée. Si les émeutes de Saint-Denis n’ont pas dégénéré, c’est parce que les forces de l’ordre sont allées « au contact » en nombre, contrairement à leurs collègues d’Aulnay-sous-Bois[16]. Dans cette ville, les forces de police hésitèrent dans une première phase à investir massivement les quartiers livrés aux émeutiers avec, comme conséquence, l’explosion de la violence. La discrétion des forces de l’ordre, destinée à éviter l’enveniment de la situation, eut l’effet contraire de celui qui était attendu. Il faut également noter qu’à Aulnay-sous-Bois, les émeutiers saccagèrent leurs propres quartiers et incendièrent les voitures de leurs voisins directs. Il n’y a pas eu de tentatives d’accaparation et de destruction des biens des habitants de la cité pavillonnaire toute proche, une conduite prévisible si les émeutes avaient eu réellement la dimension politique et revendicatrice que d’aucuns ont voulu leur prêter. Pour notre part, nous y voyons avant tout une transgression absolue des règles républicaines, l’accaparation de territoires par des « bandes » de mineurs et de très jeunes adultes investis dans les trafics illicites les plus divers. Leur choix d’aller ou non à l’affrontement dépendant directement du rapport des forces en présence. Dès que le dispositif policier fut identifié par les émeutiers comme disproportionné par rapport à leurs propres forces, les violences s’arrêtèrent.
Pour citer un autre exemple significatif de la gestion de la « violence urbaine » qui reconnaît, explicitement dans ce cas, la compétition entre l’Etat et les « bandes de jeunes » pour le contrôle du territoire, nous ferons référence à la politique des « gang injunctions » mise en place par les autorités de la ville de Los Angeles[17]. Les « gang injunctions » ont introduit une nouvelle notion juridique, reconnue par la Cour Suprême de l’Etat de Californie, à savoir que les gangs sont des associations et pas uniquement des bandes regroupant des délinquants. Cette dimension associative permet aujourd’hui à la ville de Los Angeles de se constituer partie civile contre les gangs et de les assigner en justice pour toute une série d’infractions qui relèvent d’une stratégie de contrôle d’un territoire donné. Celui-ci pouvant être limité à une seule rue. La reconnaissance du caractère associatif des gangs induit que toute personne revendiquant son appartenance à un gang donné peut être poursuivie devant un tribunal civil, y compris si elle n’a pas participé personnellement au délit. Par exemple, un tag réalisé par un membre du gang « 18th Street-Pico Union » pour marquer la « frontière » du territoire pourra conduire à condamner à une amende tous les membres du territoire. Cette politique destinée à limiter les activités de 72 gangs urbains est considérée par le bureau du procureur de Los Angeles comme une action de prévention qui doit réaffirmer la prééminence et la légitimité de l’Etat dans des zones qui lui sont disputées par des organisations, les gangs, qui opèrent en suivant une logique de domination territoriale.
La politique menée par la ville de Rio de Janeiro depuis fin 2008 pour pacifier les favelas est un autre cas de figure où l’Etat reconnaît qu’au delà de la simple délinquance et criminalité, il est en concurrence pour exercer son droit et sa responsabilité de contrôle de l’espace public. Comme l’a déclaré José Mariano[18] Beltrame, le secrétaire à la sécurité de l’Etat parlant de la « guerre » menée par les forces de police contre les différentes bandes armées ayant pris le contrôle des plus de 1.000 favelas de la ville : “L’objectif, c’est que l’Etat récupère le contrôle de territoires dans lesquels il n’avait plus le droit d’entrer“[19]. Ajoutons que cette reprise du contrôle territorial par l’Etat, pas encore complet mais en forte progression, n’est possible que parce qu’en sus des véritables actions de commando menées par les forces de l’ordre, des unités de police spécialisée, les « unités de police pacificatrice » (UPP) occupent de manière durable le terrain. Il faut ajouter que cette occupation est vue d’un bon œil par la population qui critiquait auparavant la politique du « coup de force » de la police qui abandonnait ensuite le terrain. Ou pour le dire autrement, qui suivait un mode opérationnel calqué sur celui des bandes locales et qui donnait régulièrement à ces dernières l’avantage de l’initiative.
Les récentes émeutes de Londres[20] sont un autre exemple d’une situation de degré 8, suivant l’échelle de Lucienne Bui Trong, qui n’a pu être résolue que par la mise en œuvre d’une politique résolue de contrôle du territoire par l’autorité publique. Au-delà de l’ampleur des délits constatés pendant ces journées d’août 2011, ce qui frappa à l’époque les observateurs ce fut l’engagement total de l’Etat aux niveaux de la communication institutionnelle, de l’occupation du terrain, de l’engagement des forces de l’ordre et de l’application immédiate de la loi.
On se souvient des déclarations fracassantes de David Cameron, le Premier ministre britannique qui avait affirmé que : “les autorités britanniques ne laisseraient pas la « culture de la peur » régner dans les rues de la Grande-Bretagne et que quelles que soient les ressources dont la police a besoin, elle les obtiendra. Quelles que soient les tactiques que la police souhaite employer, elle aura un soutien juridique pour le faire. Nous ferons tout ce qui est nécessaire pour rétablir la loi et l’ordre dans nos rues“.
Cette expression forte de la volonté politique fût immédiatement suivie d’effets sur le terrain : 16.000 policiers affectés aux contrôles des émeutes dans la seule ville de Londres, 500 enquêteurs de la police judiciaire chargés d’identifier les voleurs et les pillards et l’autorisation accordée aux forces de l’ordre, pour la première fois dans l’histoire de la Grande-Bretagne[21], de faire usage de canons à eau et de balles de caoutchouc. L’ensemble de ces mesures exceptionnelles déployées sur le terrain ont permis de limiter la durée des émeutes londoniennes à quatre jours.
Sur les près de 2.000 personnes arrêtées durant les émeutes, 1049 ont été inculpées dont 218 mineurs. D’après le quotidien The Gardian[22], les peines prononcées en comparution immédiate ont été en moyenne 25% plus longues qu’habituellement.[23]
Demain la guerre ?
Au-delà de l’ensemble des phénomènes de violences symboliques et matérielles que l’on désigne actuellement sous l’expression de « violence urbaine », ne devons-nous pas détecter l’amorce de ce que l’ethnologue Pierre Clastres appelait « La guerre dans les sociétés primitives »[24]. Nous pensons, notamment, à la multiplication des bandes urbaines se réservant l’usage exclusif d’un territoire, de groupes se constituant sur une logique identitaire. Une identité territoriale et non pas ethnico-religieuse, qui se forge en opposition à l’Etat, en contestant son droit légitime à exercer son autorité sur tout le territoire national. L’importance de cette dimension particulière du contrôle territorial a été, il nous semble, sous-évaluée jusqu’à présent.
Si notre hypothèse est valide, il faut s’attendre dans les prochaines années à l’apparition de « guerre des gangs » de même nature que celles qui se sont imposées dans les mégalopoles sud ou nord-américaines[25]. De même, si comme nous le pensons, la guerre est appelée à s’installer au cœur des villes et des banlieues, les guets-apens tendus aux forces de l’ordre et aux services de secours se multiplieront et gagneront en violence.
En cas de guerre, qu’elle soit conventionnelle ou pas, les premières victimes seront les populations civiles, à savoir l’immense majorité des habitants de tout âge pris en otages et contraints de respecter la loi des bandes, à commencer par la loi mafieuse du silence. Une polémologie nouvelle reste à inventer.
© ESISC 2012
[1] Voir à ce propos : James B. RULE : “Theories of Civil Violence“, University of California Press, Los Angeles, 1989
[2] On n’est pas loin dans ce cas de la rupture du fameux « pacte social » cher à Thomas Hobbes dans son fameux “Léviathan. Traité de la matière, de la forme et du pouvoir ecclésiastique et civil“ publié en 1651.
[3] A ce propos nous rappelons l’article de référence : PITCHER B.L, HAMBLIN R.L., MILLER J.L.L. “The diffusion of collective violence“, American Sociological Review 1978, Vol. 43 (February) : 23-35. Article disponible en ligne :
http://www.uvm.edu/~pdodds/files/papers/others/1978/pitcher1978a.pdf
[4] BONELLI L. ; Renseignements généraux et violences urbaines“, Actes de la recherche en sciences sociales, Année 2001, Volume 136, Numéro 136-137, pp. 95-103
[5] BONELLI L. opus cité, voir p. 97 la note n°4 qui rapporte que : “Ce rapport du Comité d’études sur la violence, la criminalité et la délinquance explique en effet qu’ »insécurité, criminalité et violence sont trois phénomènes interdépendants, mais aussi dans une large part, autonomes ».
[6] En 2000, Russel J. Skiba de l’Université de l’Indiana publiait sous le titre évocateur “Zero Tolerance, Zero Evidence“, le compte-rendu d’une recherche consacrée aux pratiques de répressions basées sur le « zéro tolérance » dans les établissements scolaires aux Etats-Unis. Il faut signaler que Skiba, ne niait nullement la gravité de la situation sécuritaire dans les institutions d’enseignement. Mais ses conclusions longuement étayées remettaient en question l’efficacité de cette politique. Le rapport est disponible en ligne :
[7] Le document complet est disponible en ligne : http://ns206907.ovh.net/~ville/wp-content/uploads/2011/07/echelle-de-Bui-Trong-revu.pdf
[8] Par « institutions », nous entendons les bâtiments et les véhicules qui sont propriétés de l’Etat ou qui sont contrôlés par ses services, le charroi des forces de l’ordre et des services de secours ou encore les véhicules des sociétés de transport en commun.
[9] Pompiers, ambulanciers, postiers, etc. Tous les personnels identifiés comme exerçant une activité qui ressort des missions de l’Etat (exercées directement par celui-ci ou par un prestataire de services privés) à l’exception des membres des forces de l’ordre. C'est-à-dire à l’exception d’agents de l’Etat formés et équipés pour faire face à une agression.
[11] Pour rappel, le déclenchement des émeutes lyonnaises de 1979 suit l’arrestation d’un jeune voleur de voitures, sous le coup d’un arrêté d’expulsion du territoire, dans la cité de la Grappinière à Vaulx-en Velin.
[12] INHESJ, opus cité, voir page 1
[13] Le rapport d’enquête est accessible dans son intégralité : http://www.strategie.gouv.fr/ (domaine : rapports et documents). La recherche a été menée entre avril et octobre 2006.
[14] Parler de « jeu » concernant des émeutes d’une violence parfois extrême peut choquer. Il n’en reste pas moins que la pulsion ludique transparaît dans de nombreux entretiens menés avec les émeutiers quelques mois après les faits. Ce constat doit inquiéter. Si, hier, on a « joué » à l’émeute, pourquoi, demain, ne pas « jouer » à la guerre avec le même redoutable entrain ?
[15] Rapport cité voir page 83
[16] Rapport cité voir page 98
[17] Un document de 23 pages diffusé par le bureau du procureur de Los Angeles résume le mode de fonctionnement de cette politique qui associe prévention et répression. Il est disponible en ligne :
[18] Pour le lecteur maitrisant le brésilien, nous conseillons la lecture de l’entretien accordé sur cette question par José Mariano Beltrame en octobre 2011 à « Epoca » :
[19] Cité sur le 4 octobre 2010 sur le site électronique du Figaro :
[20] Du 6 au 10 août 2011 avec des extensions significatives à Birmingham, Manchester et Liverpool. Rien qu’à Londres, la police métropolitaine (Scotland Yard) a dénombré t 3.296 délits dont 1.101 cambriolages, 399 destructions de véhicules, 310 vols sur personnes et 162 incendies criminels. 1.049 émeutiers ont été inculpés dont 218 mineurs. Le bilan en vie humaine fût particulièrement lourd : 1 mort à Londres et 3 morts à Birmingham.
[21] A l’exception notable du conflit d’Irlande du Nord
[22] Edition datée du vendredi 19 août.
[23] Il faut remarquer que les peines prononcées dans ces circonstances ont souvent été revues à la baisse en appel.
[24] Clastres, P., “Archéologie de la violence. La guerre dans les sociétés primitives“, Paris, Poche Essai, collection “l’aube“, 1997 et 2005 pour l’édition de poche.
[25] Plus près de nous, à Londres, Ian Blair, le chef de Scotland Yard, observait : “ une « nouvelle tendance » à l’augmentation des crimes graves et des meurtres impliquant des adolescents“. Et ce, alors que globalement ce type de crimes a connu à Londres une baisse de 14% en 2006.