Quelques réflexions au sujet de la tragédie de Bir al-Abed



 

L’attentat commis contre une mosquée dans le petit village de Bir al-Abed (2500 habitants), non loin d’el-Arish, dans le Nord-Sinaï est effrayant à plus d’un titre. D’abord, bien entendu, il s’agit de la pire attaque terroriste de l’histoire égyptienne : samedi matin, le bilan, toujours provisoire, était de 305 morts (dont 27 enfants) et d’au moins 28 blessés.  Il est un niveau auquel les chiffres se valent et il est vain de comparer ou de tenter d’établir un sinistre palmarès de l’horreur terroriste - un mort, bien entendu, c’est déjà un mort de trop – mais disons seulement, pour bien donner l’ampleur de cette tragédie que 305 morts, c’est, en une seule frappe, davantage de victimes que l’ensemble de celles tuées en Europe depuis le 7 janvier 2015 par le salafisme djihadiste.

 

Une tragique occasion de rappeler, si nécessaire que les musulmans sont, et de très loin, les premières victimes du fascisme islamiste. Européanisme et « théorie du mort kilométrique » - plus un drame un lointain, plus il faut de morts pour que les médias en parlent - obligent, on l’oublie trop souvent

 

Le deuxième constat est tout aussi inquiétant. Même si l’attaque n’a pas encore été revendiquée, les spécialistes s’accordent à y voir la main de l’Etat islamique. En décembre dernier, en tout état de cause, après avoir enlevé et égorgé deux religieux soufis, Daesh avait menacé de « tuer » tous les Soufis du Sinaï s’ils ne se repentaient pas. Pour les salafistes, en effet, les Soufis, baignés de mysticisme et pratiquant diverses « abominations » et autres « innovations » coupables – telle que « l’association » consistant à prier les saints morts pour obtenir leur intercession – sont des hérétiques et des polythéistes.

 

Force est donc de remarquer que Daesh, trois ans après que le groupe local Ansar Beit Al-Maqdis ait prêté serment d’allégeance à l’EI pour en devenir la Wilayat Sinaï (province du Sinaï) a, désormais, atteint sa « maturité politique » en Egypte. Son idéologie mortifère imprègne, désormais totalement le djihadisme local, et l’attaque de vendredi en est la preuve. Jusqu’à présent en effet, les attaques de l’EI en Egypte visaient, essentiellement, les policiers l’armée, les « collaborateurs » civils des forces de sécurité et les étrangers. Ici, et pour la première fois dans ce pays, c’est une mosquée qui a été attaquée, chose courante en Irak mais qui, répétons-le, ne s’était jamais produite en Egypte. En ce sens, l’attentat de Bir al-Abed marque une étape importante pour le groupe…

 

Enfin, cette attaque souligne à quel point l’offensive antiterroriste de l’armée et des forces de sécurité égyptienne a échoué. Cela fait des années que le Sinaï est le théâtre d’opérations militaires de grande envergure dans lesquelles tous les moyens ont été employés, y compris la destruction de plantations qui permettraient aux terroristes de se cacher. Dans les grandes villes égyptiennes, la traque des terroristes est constante et les arrestations sont quotidiennes. Pourtant, cette stratégie n’a pas porté ses fruits. Probablement entre autres parce que la brutalité parfois extrême de l’armée a, dans le meilleur des cas, coupé les autorités de la population (et, donc, du renseignement indispensable) et, dans le pire des cas, jeté une partie de cette population dans les bras des terroristes.

 

Il y a plus de cinquante, le lieutenant-colonel David Galula, dans « Contre insurrection, théorie et pratique » - on ne le dira jamais assez, mais ce livre d’un officier français reste à peu près ignoré en France alors qu’on l’enseigne dans les écoles militaires américaines où Galula est considéré comme l’un des plus grands stratèges du XXème siècle…- définissait les conditions à réunir pour vaincre une insurrection. Se montrer, quand il le faut impitoyable, bien entendu – Galula parle « d’écraser » ou « d’anéantir » l’insurrection – mais également et surtout offrir des perspectives d’avenir aux populations locales en aidant à leur développement, en luttant contre la corruption et en leur faisant comprendre que la présence et l’action de l’Etat leur sont bénéfiques. C’est pourquoi on peut parler d’une guerre qui est aussi idéologique, une bataille pour gagner les cœurs et les esprits. Bien entendu, cela ne se fait pas en un jour et cela nécessite d’autres conditions, également décrites par David Galula : assurer une présence militaire pérenne sur une longue période, isoler ce qui reste des forces insurgées, combattre la propagande de l’ennemi, doter les « locaux » d’une administration efficace et juste, les protéger contre les représailles inévitables de l’insurrection, etc.

 

Si la population ne voit pas dans la contre-insurrection l’une des conditions de l’amélioration de ses conditions de vie, pourquoi l’appuierait-elle ? Si elle craint autant (si ce n’est plus) l’armée que les insurgés, pourquoi serait-elle loyale ou ne se rallierait-elle pas aux seconds ? Ce travail de fond n’a pas été fait davantage en Egypte qu’il ne le fut en Irak ou en Syrie.

 

Car comment expliquer autrement que par l’existence de puissants réseaux de soutien et de nombreuses complicités que dans une zone aussi quadrillée par l’armée que le nord Sinaï – même si la péninsule est immense – les islamistes aient pu rassembler une quarantaine d’hommes lourdement armés, leur fournir des uniformes militaires et organiser une véritable colonne d’au moins quatre véhicules tout-terrain (c’est le nombre d’unités directement engagées dans l’opération et qui ne tient donc pas compte d’éventuels véhicules supplémentaires prévus pour la retraite du commando) les amener dans ce village, cerner sa mosquée et mener une véritable opération « militaire » ?

 

Dernière réflexion, à l’usage de ceux qui se gargarisent des victoires (réelles) remportées en Irak et en Syrie contre Daech et évoquent déjà l’anéantissement de cette organisation : l’Etat islamique, même affaibli est bien vivant et nous sommes très loin d’en avoir fini avec lui.  

FIN.

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Cet article, et plusieurs d'autres sont publiés sur le blog de Claude Moniquet

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