COMMENT ISRAËL MÈNE LA GUERRE URBAINE À GAZA



 

« La zone urbaine est le terrain privilégié du combat asymétrique car, favorisant le nivellement de la puissance en minimisant l’infériorité, elle constitue un lieu privilégié où le plus faible peut choisir d’affronter le plus fort. Il peut aisément y refuser la logique occidentale de la guerre et, usant de logiques non conventionnelles, chercher à s’en prendre aux forces morales des combattants et des nations plutôt qu’à leurs forces vives… La ville est ainsi l’un des derniers maquis où l’adversaire peut espérer vaincre ou résister à une armée moderne »

Général Vincent Desportes[1]

 

Prologue

La guerre que mène aujourd’hui Israël contre le Hamas est une guerre urbaine, ce qui signifie qu’elle répond à des règles d’engagement très spécifiques et produit obligatoirement un nombre important de victimes civiles (dites « collatérales »). Dictées par la nature du théâtre des opérations, ces règles sont impératives mais ces victimes et, dans le cas qui nous occupe, l’exploitation qui en est faite par la propagande du Hamas – relayée par des organisations extérieures disant défendre « la cause palestinienne » - sont évidemment de nature à brouiller la perception que le public peut avoir de cette guerre et à remettre en cause sa légitimité

Et ce d’autant plus qu’aucun autre conflit au monde ne suscite ou n’a suscité, pour des raisons que nous ne rechercherons pas ici, autant de sentiments extrêmes que celui qui oppose Israël et les Palestiniens. Un million de Tutsis ont été massacrés par les Hutus au Rwanda en 1994, des crimes de guerre abominables ont été commis dans les Balkans dans les années quatre-vingt-dix, des centaines de milliers de Ouïghours ont été parqués dans des camps « de rééducation » en Chine depuis 2017, au moins dix milles personnes sont mortes au Soudan dans les combats des derniers mois, et l’on pourrait multiplier ces exemples. A-t-on vu pour autant des dizaines de milliers de bonnes âmes défiler à Paris, Londres, Bruxelles ou Washington ? Non.   

La déferlante de passions (souvent obscures, mais c’est un autre débat) suscitée par le conflit israélo-palestinien, relancée par l’accumulation des morts civils à Gaza ces dernières semaines a entraîné une conséquence particulièrement visible aujourd’hui : alors que le 7 octobre et les jours qui suivirent immédiatement l’agression terroriste, une immense émotion s’était répandue dans le monde occidental (nous soulignons volontairement ce point : l’émotion a été moins grande ou en tout cas moins exprimée dans les pays du « sud global » et presque tout à fait absente dans la plus grande partie du monde arabo-musulman), suscitant de nombreux appels à la solidarité avec les victimes, ce sentiment de solidarité s’est aujourd’hui largement déplacé et se porte désormais sur les victimes palestiniennes de la guerre. Nous ne portons ici aucun jugement : nous comprenons l’émotion soulevée par l’accumulation de morts innocents, même si nous regrettons que peu nombreux sont aujourd’hui ceux qui remontent à l’origine du mal et rappellent que ce sont les plus de 1 200 morts israéliens qui ont provoqué la riposte de Tsahal.

Mais nous ne pouvons que constater qu’il résulte de ce climat passionnel une pression accrue des opinions publiques sur les gouvernements, entre autres en Europe, afin que soit imposé à Israël d’observer un « cessez-le-feu durable » qui l’empêcherait bien entendu d’atteindre des buts de guerre sur lesquels existait pourtant un large consensus international au lendemain du massacre perpétré par l’organisation terroriste.

Cette position est particulièrement perceptible en France. Le 10 novembre, le président Emmanuel Macron déclarait à la BBC : « De facto, aujourd’hui, des civils sont bombardés. Ces bébés, ces femmes, ces personnes âgées sont bombardés et tués. Il n’y a aucune justification » et « aucune légitimité à cela. Nous exhortons donc Israël à arrêter »[2].

Pour clarifier le débat, il nous semble donc indispensable de nous éloigner des passions suscitées par le Moyen-Orient pour revenir aux fondamentaux : rappeler rapidement les origines de la guerre, préciser ce qu’est une « guerre urbaine » et déterminer dans quelles conditions Israël la mène.

 

1-      Le piège du Hamas

A/ Une guerre imposée

La guerre que mène aujourd’hui à Gaza l’armée israélienne (ci-dessous « Tsahal » ou « FDI ») lui a été imposée, le 7 octobre 2023, par une attaque terroriste multi-cibles sans précédent.

Sans précédent, cette attaque l’était tant du point de vue des moyens engagés (autour de 3 000 membres du Hamas et du Jihad Islamique[3] déployés sur le terrain, plus de 5 000 roquettes et missiles tirés), que dans sa forme (une opération combinée à la fois terrestre, maritime et aérienne), dans le nombre des lieux attaqués (en tout, au moins dix lieux différents[4]), dans le  nombre de victimes (plus de 1 200 morts, près de 5 000 blessés, 239 otages kidnappés et 40 « disparus »[5]) et, bien entendu, par la sauvagerie inouïe des massacres qui a été amplement documentée et sur l’horreur desquels il n’est pas utile de revenir ici.

Ces différents facteurs impliquaient obligatoirement que la réponse israélienne serait massive et particulièrement « brutale », qu’il ne s’agirait pas d’une « simple » opération antiterroriste ou de représailles « classiques », comme nous y sommes habitués depuis des décennies, mais bien d’une véritable guerre, mettant en œuvre toute la force et la gamme des capacités militaires de Tsahal (à l’exception, bien entendu, de l’arme nucléaire) et appliquant la doctrine de guerre d’Israël telle que nous l’avons rappelée dans une note précédente[6] : emploi d’une force disproportionnée dans le but de détruire les infrastructures civiles et militaires de l’ennemi.

Les buts de guerre israéliens (« Effet final recherché », ou EFR), pour simple rappel, sont la destruction du Hamas en tant que force armée, son élimination en tant que force politique et son remplacement, dans la gestion de Gaza, par un pouvoir moins extrémiste (celui de l’Autorité palestinienne) et la libération des otages retenus par l’organisation.

B/ Le choix délibéré, par le Hamas, de l’horreur comme arme psychologique 

L’ampleur des moyens déployés par le Hamas et la férocité absolue de son action résultent de choix délibérés de l’organisation terroriste, manifestement destinés à forcer la réaction israélienne.

En 1969, le révolutionnaire Carlos Marighela écrivait : « L'ensemble des actes perpétrés par les guérilleros urbains, et chaque action à main armée en particulier, constituent le travail de propagande armée. Les « mass médias » d'aujourd'hui, par le simple fait de divulguer ce que font les révolutionnaires, sont d'importants instruments de propagande. »[7]

Ses concepts ont, ensuite, fortement influencé les terroristes européens des Brigades Rouges italiennes et de la Fraction Armée Rouge allemande, qui considéraient leurs actions non pas comme une fin en soi mais comme un moyen d’accélérer le processus d’affrontement (qu’ils pensaient inévitable) entre le capitalisme et les révolutionnaires. Une manière d’inciter les Etats à une répression de plus en plus violente qui allait finir par pousser de vastes pans de la société (« la classe ouvrière ») à se révolter par les armes. Certes Marighela était marxiste et il théorisait la guérilla dans le cadre de la lutte contre les dictatures militaires sud-américaines (en l’occurrence, plus spécifiquement, la dictature brésilienne), mais son texte peut s’adapter mot pour mot aux actions du Hamas le 7 octobre : il s’agissait bien d’une forme de « propagande armée », destinée à installer l’idée que seul le Hamas s’oppose par les armes à « l’occupation israélienne »[8]. Mais il s’agissait également d’une opération de guerre psychologique dont le but était de refermer le piège sur l’Etat d’Israël.

Le psychologue et philosophe Pierre Mannoni souligne bien que le terrorisme est également une arme psychologique lorsqu’il écrit : « La démarche terroriste répond à un souci de mise en scène. Tandis que les opérations militaires classiques visent un résultat pratique, matériel, comptabilisable en pertes infligées à l’ennemi, les attentats terroristes ont avant tout un objectif psychologique. Il ne s’agit pas tant de « neutraliser » des cibles militaires (leurs résultats en la matière sont presque négligeables), mais d’atteindre des cibles symboliques. Tout leur combat est là, et c’est là qu’ils le gagnent. Le jeu des symboles est prioritaire dans ces mises en scène spectaculaires et sanglantes. »[9]

Il s’agit donc, délibérément, de recourir à une sauvagerie « médiévale » pour provoquer le dégoût, la peur (« terroriser », au sens premier du terme) et entraîner une réaction voulue : « le plus efficace n’est pas ce qui relève de la nouveauté technico-scientifique, mais, au contraire, ce qui, venant du fond des âges, est susceptible de bouleverser plus radicalement les esprits et les sensibilités. Un exemple peut rendre ce principe plus évident : le découpage des chairs (égorgement, décapitation, éventration) par une lame (poignard, rasoir, sabre) est plus difficile à soutenir pour l’imagination que les blessures par balle. »[10]

Le 7 octobre, le Hamas, soulignons-le, avait pourtant d’autres possibilités que ce déchainement d’épouvante digne des pogroms des siècles passés ou des pires moments de la Shoa. Cette organisation, qui a été capable de concevoir et de planifier – certainement sur une durée de plusieurs mois, si ce n’est d’un an ou deux – puis d’exécuter, en engageant des moyens considérables, ce qui est à ce jour, proportionnellement, l’opération terroriste la plus importante (et la plus atroce) de l’Histoire aurait tout aussi bien été en mesure de faire entrer en Israël deux ou trois fois plus de combattants, de s’emparer d’une ou plusieurs localités, de s’y retrancher et d’y attendre l’arrivée de l’armée israélienne pour un affrontement « force contre force » qui aurait duré plusieurs jours.

Une telle opération aurait attiré l’attention du monde entier et, probablement, suscité une sympathie immédiate pour le « faible » (le Hamas) face au fort (IDF et son amoncellement de technologies). Mais cela n’a pas été le choix de ses dirigeants. Au contraire, ils ont privilégié un modus operandi horrible, s’en prenant délibérément et très majoritairement aux civils, en les assassinant de manière abominable avant de se retirer à Gaza avec plus de deux cents otages.

La volonté de provoquer la réaction à laquelle nous assistons depuis (une offensive militaire massive contre un centre urbain) est donc manifeste.

Si le Hamas a imposé cette guerre à Israël (et a choisi le moment de son déclenchement), il a donc également imposé le territoire sur lequel elle se déroulerait : la Bande de Gaza et, plus précisément, Gaza City, une ville de 45 km² peuplée d’environ 600 000 personnes.

Pour résumer, le Hamas a contraint Israël à se lancer dans une « guerre urbaine » de grande ampleur dans le but évident de forcer Tsahal à mener des actions destructrices qui ne pouvaient qu’entraîner un nombre important de victimes collatérales. L’EFR du Hamas était probablement triple : susciter une émotion considérable par la multiplication des victimes civiles due à la riposte israélienne, « délégitimiser » ainsi l’Etat hébreu et le couper de ses soutiens naturels en Occident et pousser des acteurs tiers (Hezbollah, Iran, éventuellement des pays arabes) à entrer dans la guerre.

Il est également probable qu’en planifiant l’agression du 7 octobre, le Hamas s’est conformé à des intérêts qui n’étaient pas les siens mais ceux de l’Iran, mais cet aspect dépasse le cadre de cette note et nous ne nous y attarderons donc pas.

Nous ne perdrons pas davantage de temps, ici, à disserter sur le fait de savoir si le gouvernement israélien pouvait réagir d’une autre manière : n’importe quel Etat démocratique confronté à un « 7 octobre » aurait fait de même.

 

2-      La Guerre Urbaine : de la théorie à son application à Gaza

Venons-en maintenant au cœur de notre sujet : la guerre urbaine et la manière dont Israël la mène.

C/ La guerre urbaine est tout sauf « nouvelle »

La guerre urbaine n’a rien de « nouveau ». On la pratique depuis la plus haute antiquité, souvent comme partie intégrante d’une guerre plus large impliquant également, voire principalement, le choc d’armées constituées sur des terrains de bataille ouverts. Les villes sont le centre du pouvoir politique et militaire, si elles ne capitulent pas suite à une défaite en rase campagne, il est donc nécessaire de les conquérir et de les soumettre pour affirmer sa victoire.

Ce qui a changé, ce sont les moyens déployés pour conquérir et soumettre une ville, le regard du Droit sur ce qui est permis et ne l’est pas et le fait que la guerre urbaine, qui a longtemps été une composante de la guerre large, est souvent devenue son point d’application principal depuis la disparition du monde bipolaire et la multiplication des « guerres asymétriques »[11] (Somalie, deuxième guerre du Golfe, guerres de Tchétchénie, guerres antiterroristes, etc.)

C’est donc dans une guerre urbaine que Tsahal est aujourd’hui engagée, une forme de guerre particulièrement difficile à mener.

Certes, les FDI ont acquis, depuis la guerre du Liban (1982) qui les avait conduites jusqu’à Beyrouth et, surtout, depuis la seconde intifada (2000-2005), une grande expérience de la guerre urbaine qu’elles désignent sous l’acronyme LASHAB. Elles peuvent également s’appuyer sur un corpus théorique international qui s’élargit continuellement[12], la guerre urbaine étant aujourd’hui enseignée dans toutes les grandes armées, tant au niveau du commandement (enseignement théorique dans les écoles de guerre) que pratique (formation de base des militaires).

D/ La guerre urbaine du point de vue du défenseur

Il n’en reste pas moins que, quels que soient le niveau de connaissance et l’expérience acquis, la guerre en milieu urbain réserve toujours des surprises en ce qu’elle favorise nettement le défenseur.

Celui-ci jouit toujours d’une supériorité sur l’attaquant puisqu’il agit depuis des positions retranchées et fortifiées qui lui assurent une certaine prédominance tactique. Carl Clausewitz remarquait déjà : « Que vise la défense ? Préserver. Préserver est plus facile qu’avancer. A égalité de moyens, donc, il sera plus facile de défendre que d’attaquer. Comment se fait-il que préserver et protéger soient plus facile ? C’est que tous les temps inemployés par l’attaquant favorisent le défenseur. »[13]

Le défenseur est, ici, particulièrement avantagé par la densité des constructions, qui limite les capacités de mouvement de l’attaquant mais aussi par la présence de nombreux civils qui lui permettent de se fondre dans la masse pour échapper à la détection et de se protéger derrière des « boucliers humains ». Cela est encore plus vrai quand une armée traditionnelle affronte un groupe terroriste dont les combattants sont dépourvus d’uniforme et n’ont aucune restriction morale à utiliser les civils pour se protéger.

Le rapport de force en zone urbaine est tellement défavorable à l’attaquant que, si on estime en général qu’il doit être de 3 contre 1 en terrain dégagé, il peut monter à 5 ou 6 contre 1 en milieu urbain[14]

Dans le cas de Gaza, cet « avantage urbain » est encore accru par l’existence d’un vaste réseau souterrain de tunnels (qui offrent au Hamas des possibilités de déplacement d’un point à l’autre du théâtre d’opérations et de surgir à n’importe quel endroit, de préférence sur les arrières de l’ennemi) et de casernement qui lui fournissent autant de facilités pour se reposer, se soigner, stocker armes, munitions et matériels, et se réarmer.

De plus, l’un des effets premiers du combat urbain est d’éliminer (ou, au minimum, de réduire fortement) l’avantage que l’attaquant pourrait tirer de sa supériorité numérique, matérielle et technologique : l’artillerie et les blindés sont plus difficiles à utiliser et se trouvent à la merci, ainsi que les transports de troupes, de frappes de blindicides (armes antichars) ou d’engins explosifs improvisés (IED). De plus, le paysage urbain et les débris accumulés par les destructions ralentissent le mouvement et compliquent les manœuvres d’engins mécanisés. Lors des débuts de la guerre en Ukraine, à la fin du mois de février 2022, une colonne russe d’une centaine de combattants embarqués dans des blindés légers de reconnaissance et des transports de troupes blindés, a ainsi été quasiment anéantie à Buca, dans la banlieue de Kiev, par une unité ukrainienne nettement inférieure en nombre mais très mobile et équipée d’armes antichars. 

La densité des constructions et le plan urbain sont donc deux des facteurs essentiels qui permettent à l’assiégé de renforcer sa défense, entre autres en obligeant l’attaquant à scinder les unités d’infanterie de leurs soutiens blindés. Contrairement aux environnements non-urbains sur lesquels les combattants peuvent être observés, parfois à longue distance, et mettre beaucoup de temps à trouver un abri, par exemple, contre des frappes aériennes, le tissu urbain permet également au défenseur de progresser en évitant d’être détecté, d’attaquer par surprise, de battre en retraite « à couvert » et de redéployer très rapidement ses effectifs à quelques dizaines ou centaines de mètres des points de friction sans subir de trop lourdes pertes.

L’existence de décombres provenant des destructions opérées par le défenseur lui-même, pour multiplier les obstacles, ou de la « préparation » du terrain par l’attaquant (tirs d’artillerie, bombardements aériens) est également un facteur qui favorisera le défenseur en obstruant les voies pouvant être empruntées par l’attaquant. Cette utilisation des destructions pour favoriser la défense est l’une des caractéristiques de la bataille d’Ortona (le « Stalingrad italien ») entre deux bataillons de la Première Division parachutiste allemande (en défense) et la Première Division d’infanterie canadienne à l’automne 1943. 

Mais la ville offre d’autres possibilités au défenseur qui souhaite accumuler le obstacles : « Lors d'une bataille importante à Sadr City, en Irak, le 4 avril 2004, les miliciens Mahdi et leurs sympathisants ont rapidement construit des obstacles faits de réfrigérateurs, de blocs et d'essieux de moteurs de véhicules, de rouleaux de fil de fer concertina, de meubles en bois, de tas d'ordures en feu et de viande en décomposition qui ont arrêté des véhicules de combat d'infanterie et parfois même des chars d'assaut M1 Abrams. Lors de la bataille de Séoul en 1950, les Nord-Coréens ont construit des barricades avec des sacs de sable, des véhicules, des débris et tout ce qui leur tombait sous la main. Ces barricades ont été utilisées pour bloquer les routes, protéger les points d'appui et établir un système global de défense par barricades, dont certains obstacles étaient si solides que les forces de l'ONU ont mis des jours à les franchir. »[15]

Plusieurs types de défense sont envisageables. La plus classique est probablement de choisir des « points d’appui » en utilisant des bâtiments particulièrement résistants, à les fortifier et à les protéger par des réseaux de barbelés, des obstacles divers et des champs de mines. Plusieurs points d’appuis dans une même zone peuvent également s’assurer une couverture mutuelle. Cette tactique permettra de fixer les forces attaquantes qui auront besoin de temps et de moyens important pour les réduire. En septembre 1942, à Stalingrad, le sergent Yakov Pavlov s’est ainsi emparé d’un bâtiment de quatre étages (« Pavlov House ») sur le « Square du 9 janvier », qu’il a tenu pendant 58 jours avec une simple section (entre 30 et 50 hommes) armée de fusils mitrailleurs, d’armes antichars et de mortiers, infligeant de très lourdes pertes à des effectifs allemands très nettement supérieurs en nombre et appuyés par des blindés qui passaient à l’attaque plusieurs fois par jour. Il est possible que l’histoire de Pavlov (qui fut fait « Héros de l’Union soviétique ») ait été exagéré par la propagande soviétique[16], mais elle reste un cas d’école.

Nous avons déjà souligné que l’utilisation d’armes blindicides mobiles peut également, pour le défenseur, se révéler d’une redoutable efficacité. De très petites unités se déplaçant avec des armes antichars peuvent briser un assaut et priver l’infanterie de son soutien blindé. Cette tactique a été utilisée avec succès lors de la première bataille de Grozny, en Tchétchénie, par les séparatistes tchétchènes qui déployaient des binômes de combattants disposant d’un armement léger d’armes antichars RPG-7 (arme d’épaule d’une portée de 150 mètres et permettant cinq tirs par minute) ou RPG-18 (d’une portée de 200 mètres). Ils tiraient sur les blindés russes depuis les étages supérieurs des bâtiments, immobilisant les véhicules de tête et de queue des colonnes avant de s’attaquer au reste de celles-ci. En trois jours, en janvier 1995, les Russes ont ainsi perdu 102 transports de troupes blindés et vingt chars lourds.

E/ Les leçons de trois précédents : Naplouse, Jénine, Mossoul

Nous avons cité, dans les paragraphes précédents, plusieurs exemples historiques. Il en est d’autres qui peuvent inspirer les stratèges de Tsahal, mais tous ne sont pas pertinents quand on envisage les conditions opérationnelles prévalant à Gaza. 

Ainsi, lors de la deuxième Intifada (2000-2005), les FDI ont mené deux batailles urbaines importantes, celle de Naplouse (5 au 8 avril 2022) et celle de Jénine (1er au 11 avril 2002).

A Naplouse, Tsahal a commencé par occuper la majeure partie de la ville avec ses blindés et l’infanterie. Un bataillon de la Brigade Golani dégageait les barricades à l’aide de bulldozers blindés précédant les transports de troupes puis attaquait massivement les combattants palestiniens, les repoussant vers l’Ouest de la Casbah où ils étaient pris en charge par un bataillon parachutiste.

Les parachutistes, eux, se divisaient en petites unités attaquant simultanément de nombreuses maisons où étaient retranchés les groupes palestiniens (habituellement de très petites tailles, de 2 à 5 hommes par groupe), ce qui empêchait toute coordination efficace entre les assiégés. Un peu moins de 100 combattants palestiniens et une dizaine de civils ont été tués, les forces israéliennes n’enregistrant qu’une seule perte.

A Jénine, les combats ont été beaucoup plus durs. Les Israéliens ont attaqué depuis trois directions différentes (nord, sud-est et sud-ouest) mais ont été fortement défavorisés par le fait que l’une des principales unités engagées (la 5è brigade d’infanterie) était composée de réservistes n’ayant que peu d’expérience du combat et, en tout cas, absolument aucune du combat en zone urbaine. L’offensive a également été marquée par un sous-emploi des blindés et des hélicoptères de combat dans le but de réduire les pertes civiles.

Ces deux batailles offrent peu d’enseignements utilement réplicables à Gaza, ne serait-ce que pour une raison fondamentale : elles se déroulaient dans un cadre géographique général (la Cisjordanie) qui était fortement contrôlé par Tsahal et où les troupes israéliennes pouvaient donc se mouvoir à peu près librement, ce qui n’est pas le cas dans la Bande de Gaza. De plus, même s’il s’agit d’agglomérations relativement importantes, Jénine et Naplouse n’ont rien à voir avec Gaza-City.

Une bataille récente fournit de meilleures leçons applicables à Gaza, celle de Mossoul (du 16 octobre 2016 au 20 juillet 2017)[17].

Avec ses soixante-dix kilomètres carrés et ses 2,7 millions d’habitants, Mossoul est une très grande ville du nord de l’Irak, avec une différence notable avec Gaza, l’existence d’un fleuve (le Tigre) qui divise la ville en coulant du nord-ouest vers le sud-ouest. Le groupe Etat islamique en avait fait l’une des deux capitales de son califat (l’autre étant Raqqa, en Syrie).

En octobre 2016, elle a été assiégée par une force de plus de cent mille hommes sous autorité du gouvernement irakien et conseillés par la coalition internationale. La ville, elle, n’a jamais été défendue par plus de 10 000 combattants de l’IE (et ce chiffre est probablement très exagéré), mais Mossoul était tombée aux mains de l’Etat islamique en 2014, et le groupe terroriste avait donc bénéficié de deux ans pour la fortifier. Des positions de combat, de commandement et logistiques importantes avaient, notamment, été installées dans des hôpitaux (entre autres à l’hôpital Salaam) et à l’université.

L’EFR des Irakiens et de la coalition internationale était très comparable à celui de Tsahal aujourd’hui à Gaza (la donnée « otages » en moins) : détruire Daesh en tant qu’organisation armée et annihiler son contrôle politique sur la ville qui était alors la dernière place forte du Califat.

La première phase de l’opération consistait en une approche de la ville en vue de l’encercler, en menant dans le même temps des bombardements ciblant les ponts sur le Tigre, puis d’en pénétrer les quartiers orientaux. La deuxième phase visait à parfaire le contrôle sur la partie de la ville déjà libérée et la troisième à libérer l'ouest de Mossoul et à s'emparer de la vieille ville.

La tactique envisagée était prudente et graduelle. Attaquer quartier par quartier selon un schéma classique : intervention de forces d’élite pour assurer le premier choc et éliminer les défenseurs, repousser les survivants hors du quartier puis consolider le succès en assurant le contrôle total du périmètre avant que la zone libérée passe sous l’autorité de forces moins aguerries (mais suffisantes), ce qui permettait aux unités expérimentées de reprendre leur progression vers un quartier voisin. Cette avance prudente permettait tout à la fois de limiter les pertes des attaquants et les pertes collatérales dans la population civile.

Le 12 janvier, après trois mois de combat (interrompus par une courte pause opérationnelle en décembre), la coalition et les forces gouvernementales contrôlaient environ 85 % de l'est de Mossoul, mais de petites poches de résistance persistaient. Surtout, lors d’une manœuvre mal conçue, début décembre, la 9e division blindée irakienne a envoyé une colonne blindée vers le Tigre, mais sans aucune couverture d’infanterie sur ses flancs. Daesh a donc déployé des petites unités très mobiles équipées d’armes antichars et détruit des dizaines d’engins. A la suite de ce désastre, les attaquants ont décidé de ne plus déployer de blindés.

Après une nouvelle pause, les combats ont repris le 18 février, mais plus le territoire contrôlé par l’EI se réduisait, plus sa résistance devenait âpre, avec une intensification de l’utilisation d’IED et même celle de gaz de combat, réduisant l’avancée des troupes attaquantes à 400 mètres par jour. La réponse des attaquants, quoique toujours mesurée, provoquait de nombreux morts civils et, le 17 mars, une frappe sur un immeuble occupé par des tireurs d’élite de Daesh causait la perte de plus de 200 civils utilisés comme boucliers humains. L’émotion mondiale obligeait la coalition à décider d’un nouvel arrêt des combats, de trois semaines cette fois. Il fallut ensuite plusieurs mois pour achever la conquête de la ville, et particulièrement de sa partie historique, et la victoire ne fut finalement remportée qu’au prix de pertes importantes : plus de 8 000 combattants des forces gouvernementales (soit les 4/5è de l’ensemble des pertes des forces dans l’ensemble des combats pour la reconquête de la totalité du territoire contrôlé par Daesh), des milliers de civils et une dizaine de milliers de membres de Daesh.

Les enseignements de la bataille de Mossoul, applicables à Gaza, sont importants :

1)      La difficulté de protéger les populations civiles est extrême : même avertis, certains habitants ne partent pas (soit parce qu’ils veulent protéger leurs biens, soit parce qu’ils n’ont nulle part où aller). Il faut donc intensifier les efforts d’informations mais aussi fournir des itinéraires de fuite protégés, des lieux d’hébergement, des moyens de subsistance aux personnes déplacées, et des soins médicaux. Quoiqu’il en soit, le combat urbain fera toujours de nombreuses victimes civiles.

2)      Si, en général, les défenseurs finissent par perdre, ils font payer un prix très élevé aux attaquants pour leur victoire, que ce soit en termes de pertes militaires ou collatérales. Penser que l’on pourra aller jusqu’au bout d’une opération urbaine à moindre coût humain est une illusion.

3)      Le coût social et financier de la guerre pour l’attaquant est énorme. A Mossoul, le ratio attaquant/attaqué était au minimum de 8 contre 1 et au maximum de 33 contre 1 (cette disparité s’explique par le fait qu’il reste extrêmement difficile de déterminer quel était le nombre exact de combattants de l’EI). Dans le cas de Gaza, les réservistes ayant été largement mobilisés par Tsahal, cela signifie que des pans entiers de l’économie israélienne sont virtuellement à l’arrêt ou tournent au ralenti. Ce poids humain et financier est encore aggravé par l’utilisation de quantités phénoménales de munitions et d’équipements.

4)      Les drones comme moyens de renseignement ou d’attaques jouent un rôle central dans le combat urbain, tant pour ce qui est de l’attaque que de la défense.

5)      L’utilisation des blindés est essentielle pour obtenir la victoire et raccourcir la durée des opérations. A Mossoul, le fait de ne plus les employer a sans doute rallongé la bataille de plusieurs mois (sa durée était initialement prévue pour trois mois, elle en a duré neuf, pauses comprises…). Si l’emploi des blindés est donc impératif, il ne peut se concevoir qu’avec une couverture suffisante par l’infanterie et des drones.  

6)      La multiplication des attentats suicides sur les troupes attaquantes est une menace extrêmement sérieuse. A Mossoul, on a en a compté 482, combinant souvent véhicules suicides et « kamikazes à pied », souvent guidés par des drones équipés de caméras. Mais il est possible de se prémunir de ces attaques par l’emploi d’armes antichars et de moyens « d’interdiction » protégeant une position (fossés, barricades).

F/ La conduite des opérations à Gaza

Arrêtons-nous maintenant à la conduite des opérations de guerre menées par les IDF.

Quel que soit le type de guerre menée, il faut toujours se rappeler qu’elle répond à des principes généraux :

Liberté d’action : soit la « possibilité pour un chef de mettre en œuvre ses moyens à tout moment et d’agir malgré l’adversaire et les diverses contraintes imposées par le milieu et les circonstances en vue d’atteindre le but assigné. La liberté d’action repose sur : la sûreté, qui permet de se mettre à l’abri des surprises ; la prévision et l’anticipation des événements et des actions adverses ; la capacité de prendre l’ascendant et d’imposer sa volonté à l’adversaire »[18].

Concentration des efforts : soit la « convergence dans l’espace et le temps des actions et des effets des différentes fonctions opérationnelles. »[19]

Economie des moyens : soit la « répartition et [l’] application judicieuses des moyens en vue d’obtenir le meilleur rapport capacités/effets pour atteindre le but assigné. »[20]

Dans un premier temps, Tsahal a massé ses troupes autour de la Bande de Gaza pour empêcher toute nouvelle infiltration terroriste (celles-ci avaient persisté dans les jours suivant le 7 Octobre) et empêcher l’entrée de tout ravitaillement (essentiellement de l’essence que le Hamas pourrait utiliser pour faire fonctionner les générateurs fournissant l’électricité à ses installations souterraines. Mais l’organisation avait évidemment prévu cette situation et stocké d’importantes réserves de carburant, alors que les civils et les hôpitaux en manquent cruellement….).

Cette première phase a été accompagnée de bombardements intensifs visant à désorganiser les lignes de communications du Hamas, à détruire ses centres de commandement, à éliminer certains de ses chefs et à détruire les « points hauts » (les immeubles élevés pouvant servir de positions de tirs contre les troupes et les blindés). Dans le même temps, des incursions terrestres limitées ont eu lieu avec pour but de réparer et renforcer la clôture de sécurité aux endroits où elle avait été détruite le 7 octobre.

Cette phase initiale s’est achevée le 27 octobre avec le début de l’offensive terrestre.

Durant la deuxième phase, Tsahal a progressivement avancé vers Gaza-City depuis le nord et le sud, tout en prenant le contrôle de la plage de manière à réaliser un bouclage intégral de la ville.

Une fois ce bouclage devenu effectif (le jeudi 2 novembre), la pénétration dans la ville elle-même a pu commencer. Cette pénétration s’est faite par petits groupes de la taille d’une compagnie (entre 100 et 150 hommes à chaque fois), accompagnés de bulldozers Caterpillar renforcés qui déblaient le terrain et d’unités du génie chargées du déminage et de la destruction des pièges, et appuyés par des blindés lourds. La progression est obligatoirement très lente étant donné la nature du terrain (tissu urbain, débris), la menace permanente (engins explosifs, snipers) et la nécessité de fouiller et « nettoyer » chaque bâtiment, et de détruire ou combler les accès des tunnels. Tsahal a déployé simultanément plusieurs dizaines de ses compagnies, afin de pouvoir attaquer de nombreux points de manière concomitante et à empêcher le Hamas de coordonner sa défense, chacun de ses points d’appui se trouvant coupé des autres. 

Au cours de cette progression, des opérations plus ciblées peuvent être conduites pour détruire ou prendre le contrôle d’arsenaux et d’autres installations. La localisation de ces lieux est effectuée grâce au renseignement acquis par des moyens humains (HUMINT : informateurs locaux, mais ils ne sont plus très nombreux, et unités de reconnaissance tactique), électroniques (SIGINT : interception de signaux et de communications) ou par l’imagerie (IMINT : essentiellement des images de drones). On notera que si une partie de ce renseignement est acquise en temps réel sur le théâtre des opérations, une autre partie devait déjà être en possession des services de renseignement préalablement à l’attaque terroriste du 7 octobre ou a pu être rassemblée entre le 7 octobre et le début de l’opération terrestre proprement dite, le 27 octobre.

G/ Spécificités de la « guerre des tunnels »    

Pas plus que la guerre urbaine, la guerre des tunnels[21] n'est « nouvelle ».

Très récemment (printemps 2022), en Ukraine, troupes russes et ukrainiennes se sont affrontées pendant plusieurs semaines dans les souterrains du complexe industriel Azovstal, à Marioupol. Dans un passé plus éloigné, les Japonais ont largement utilisé les fortifications souterraines dans les îles du Pacifique (entre autres à Iwo Jima), les forces nord-coréennes l’ont fait lors de la Guerre de Corée et, durant la guerre du Vietnam, le Viêt-Cong et l’armée nord-vietnamienne ont fait des tunnels un usage intensif pour acheminer le ravitaillement, établir des postes de commandements, des centres de communication et des hôpitaux de campagne ou encore mener des opérations de combat contre les forces américaines, entre autres à Cu Chi (60 kilomètres au nord-ouest de Saïgon) où le réseau souterrain s’étendait sur 250 kilomètres et qui servirent de point de départ à « l’offensive du Têt » (du 30 janvier au 8 avril 1968) sur Saïgon.

A Gaza, les campagnes terrestres de 2008 et 2014 ont permis de détruire plusieurs dizaines de kilomètres de tunnels, mais il en restait probablement plusieurs centaines de kilomètres au début de l’offensive actuelle.

Le mot « tunnel » lui-même doit être utilisé avec parcimonie, car il induit en erreur sur la qualité de ces installations.

Ces installations n’ont plus, en effet, le caractère rudimentaire qui pouvait être le leur il y a quinze ans, lorsqu’elles servaient essentiellement à faire entrer armes et munitions dans la Bande de Gaza et étaient étroites (le plus souvent, un mètre de large sur deux mètres de haut). Il s’agit aujourd’hui de véritables travaux de génie civil, bétonnés et souvent enterrés à plusieurs dizaines de mètres de profondeur, ce qui interdit de les détruire par des bombardements (des bombes « anti-bunker » telles que la GBU-28 ne permettent guère de pénétrer le sol au-delà de 30 mètres, ou le béton au-delà de 7 mètres). Certains tunnels sont assez larges pour permettre la circulation de véhicules, et des bunkers de plusieurs centaines de mètres carrés, parfaitement ventilés et éclairés, abritent dortoirs, arsenaux, postes de commandement, moyens de communication et réserves d’eau, de nourritures, de médicaments, de matériel sanitaire et d’essence.

Ces réseaux permettent également aux hommes du Hamas de se replier d’un quartier encerclé par Tsahal, de préparer et de mener des attaques surprises ou de garder les quelque 250 otages enlevés les 7 et 8 octobre. Certaines des installations les plus importantes sont situées sous des infrastructures civiles : écoles, mosquées ou hôpitaux. On notera qu’un certain nombre de ces installations ont été construites par les Israéliens lorsqu’ils occupaient la Bande de Gaza (1967-2005) et ensuite récupérés par le Hamas lorsqu’il en a pris le contrôle en juin 2007. C’est entre autres le cas de vastes souterrains sous l’hôpital al-Shifa.On comprend mal pourquoi ces bunkers n’ont pas été détruits lors de l’évacuation par Israël.

Il ne fait donc nul doute que ces systèmes souterrains forment un élément essentiel de la tactique de l’organisation. D’autres ont peut-être été transformés en mines (du type de celles utilisées en 14-18 dans le nord de la France) bourrées d’explosifs permettant de faire sauter des bâtiments qui seraient occupés par Tsahal.

La pénétration dans ces tunnels et le combat sont particulièrement difficiles. Le Colonel John Spencer[22] écrit : « L'entrée dans les tunnels présente des défis tactiques uniques, dont beaucoup ne peuvent être relevés sans un équipement spécialisé. Dans certains cas, il peut être impossible de respirer sans bouteille d'oxygène dans les tunnels, en fonction de leur profondeur et de la ventilation. Il peut également être impossible de simplement voir. La plupart des lunettes militaires de vision nocturne dépendent d'une certaine lumière ambiante et ne peuvent fonctionner en l'absence totale de celle-ci. Tout équipement militaire de navigation et de communication qui repose sur des signaux satellitaires ou en visibilité directe ne fonctionnera pas sous terre. Une arme tirée dans les espaces compacts des tunnels, même un fusil, peut produire un effet de concussion qui peut blesser physiquement le tireur. Un seul défenseur peut tenir un tunnel étroit contre une force bien supérieure. »[23]

Tsahal s’est préparé à cette guerre souterraine et a formé de longue date des unités spécialisées dans leur repérage, leur conquête et leur destruction comme l’unité Yahalom du Corps des ingénieurs de combat[24], la compagnie Sayfan[25], spécialisée dans la lutte contre les armes non-conventionnelles, Samur (une sous-unité de Yahalom), qui gère les destructions des installations souterraines, ou Oketz[26], la « brigade canine » de Tsahal qui a dressé des chiens de combat à opérer sous terre. Certains éléments de Sayeret Matkal[27] (unité de reconnaissance de l’état-major général) ou de Yamam (l’unité antiterroriste des forces de sécurité des frontières, les Mishmar Ha-Gvul) ont également été entraînés à cette forme de guerre très particulière.

Ces unités bénéficient de matériels spécialement développés pour le combat sous-terrain : « Yahalom et d'autres unités de Tsahal disposent également… de capteurs terrestres et aériens, de radars à pénétration de sol, d’équipements de forage et d'autres systèmes pour trouver les tunnels. Il existe des radios et des technologies de navigation qui permettent de travailler sous terre, des lunettes de vision nocturne qui utilisent des technologies thermiques et autres pour voir dans l'obscurité totale, ainsi qu'une série de robots volants ou rampants télécommandés ou filoguidés qui peuvent examiner et cartographier les tunnels sans risquer de blesser des soldats. L'armée israélienne utilise également des simulateurs d'entraînement en réalité virtuelle qui permettent aux soldats de s'entraîner à la guerre souterraine même lorsqu'ils ne se trouvent pas sur les sites d'entraînement physiques qui comprennent des environnements souterrains. »[28]

Dans certains cas, les entrées des tunnels peuvent être obstruées par le déversement de ciment frais à prise rapide ou les installations peuvent être noyées par des eaux de mer ou le détournement de canalisations d’eaux usées. Et les médias se sont largement fait l’écho de la « bombe-éponge[29] » développée par la défense israélienne, une arme nouvelle qui diffuse une mousse spéciale qui se dilate rapidement et durcit pour bloquer les accès des couloirs souterrains.  

H/ La question des pertes civiles

Nous l’avons déjà souligné à plusieurs reprises, l’une des questions les plus sensibles de la guerre urbaine – qu’elle soit menée par des moyens aériens ou terrestres - est celle des pertes civiles, qui peuvent être considérables. Ces pertes sont éthiquement discutables mais, de plus, elles peuvent profondément affecter le moral des troupes engagées, ce qui aura pour effet d’altérer leur aptitude au combat et elles peuvent avoir pour conséquences des troubles psychiques graves chez les combattants (Troubles de stress post-traumatique) : contrairement à ce que certains peuvent croire, aucun soldat d’une armée régulière n’accepte de gaieté de cœur que son action ait pour résultats la mort de civils ou la mutilation de femmes, d’enfants ou de personnes âgées. Et, bien entendu, dans le cas qui nous occupe, ces pertes seront exploitées par le Hamas et ses soutiens dans leur propagande.

Nous allons essayer de l’aborder le plus froidement possible.

Les chiffres, d’abord. Le lundi 20 novembre, le Hamas annonçait au moins 13 300 morts depuis le début des opérations à Gaza. C’est évidemment énorme. Mais il faut souligner que ces chiffres sont ceux du Hamas et qu’il n’existe aucune vérification indépendante. Y-t-a-il réellement eu « 13 300 morts » ? C’est possible, mais nous n’en savons rien. Deuxième point sur lequel le Hamas n’offre aucune information : quelle est la proportion de civils et de combattants du Hamas ou du Jihad islamique dans ces morts ? Là non plus, nous ne le savons pas, mais vu l’intensité des combats et la précision des frappes, il est évident que des milliers de combattants figurent parmi ces victimes. On rappellera enfin que, comme d’autres groupes terroristes, le Hamas est loin de répugner à recruter des adolescents dans ses rangs. Au nombre des « enfants » dont l’organisation annonce la mort, combien ont été tués les armes à la main ?  

Reste qu’il y a, incontestablement, beaucoup de civils tués et que c’est très douloureux. Mais ce qui se déroule aujourd’hui à Gaza n’est pas, répétons-le, une « opération antiterroriste » très ciblée mais une guerre de haute intensité. Et la guerre tue toujours des civils, des « victimes collatérales » comme on dit.

Nous avons assisté, sur le terrain, à plusieurs conflits, depuis quarante ans, au Moyen Orient et en Europe. L’un de nous était au Liban en 1982, lors de l’offensive israélienne, puis, dans les années quatre-vingt-dix, a passé des mois sur les différents théâtres d’opération dans les Balkans, Croatie, Bosnie puis Kosovo.

Nous pouvons témoigner que l’armée israélienne a des standards moraux très élevés. Non seulement les Israéliens ont globalement appelé l’ensemble des populations du nord de la Bande de Gaza à évacuer – et elle continue à le faire tous les jours – mais en plus, chaque frappe ciblée est précédée d’une opération de communication dirigée vers les habitants des lieux qui vont être bombardés. Un certain temps avant l’action (parfois deux heures), ils sont prévenus, entre autres par téléphone, par haut-parleurs ou par largages de tracts, de la frappe et on leur demande d’évacuer.

Tsahal utilise ce dispositif par une opération appelée « toquer au toit » qui peut également inclure les largages de fusées éclairantes ou les tirs de petites charges explosives. De très nombreux experts et journalistes peuvent témoigner que c’est une réalité. Après, certains n’évacuent pas et dans d’autre cas, c’est le Hamas qui les empêche de partir parce que cette organisation souhaite qu’il y ait le maximum de victimes civiles pour s’en servir dans sa propagande.

Cela a été confirmé à plusieurs reprises par des chefs du Hamas, dont Ghazi Hamad, membre de son bureau politique, qui déclarait à la télévision libanaise LBC, en octobre dernier : « On nous appelle une nation de martyrs et nous sommes fiers de sacrifier nos martyrs… » Le sang des civils est un puissant carburant pour la propagande du Hamas à l’étranger mais aussi pour recruter de nouveaux membres. Ajoutons, une dernière fois, que le Hamas se cache dans la population, place ses tunnels et ses centres de commandement dans les écoles, les hôpitaux, les endroits les plus peuplés et que ses combattants ne peuvent pas être distingués des civils (toutes ces pratiques sont d’ailleurs des crimes de guerre). On le voit, tout concourt à maximaliser le nombre de victimes collatérales. Mais Tsahal fait le maximum pour les éviter…

I/ Ce que dit le droit international

 On lit et on entend énormément de choses sur les violations du droit de la guerre auxquelles se livreraient les forces israéliennes à Gaza. Outre les précisions apportées au chapitre précédent, il est intéressant de rappeler ici ce que dit le droit de la guerre.

Les combattants : « Pour être reconnues comme telles les forces armées d'une Partie à un conflit doivent être organisées et placées sous un commandement responsable de la conduite de ses subordonnés …   Ces forces armées doivent en outre être soumises à un régime de discipline interne qui assure, notamment, le respect des règles du droit international applicable dans les conflits armés. Ce respect implique, en particulier, que les combattants sont tenus de se distinguer de la population civile, sauf   exception, par un uniforme ou par un autre signe distinctif visible et reconnaissable à distance, lorsqu'ils   prennent part à une attaque ou à une opération militaire préparatoire d'une attaque. La violation, par un combattant, des   règles applicables en cas de conflit armé est punissable, mais, pour autant que ce combattant porte au moins les armes ouvertement au combat, ne le prive pas de son droit au statut de prisonnier de guerre en cas de capture. Si la Partie à laquelle   appartiennent ces forces armées omet ou refuse délibérément d'exiger le respect de ces mêmes règles, il peut s'ensuivre la   perte du statut de combattant et de prisonnier de guerre pour tous les membres qui composent ces forces armées… A titre exceptionnel, lorsque la nature des hostilités l'exige, il peut être dérogé à l'obligation pour un combattant de se distinguer de la population civile par le port, en opérations militaires, de l'uniforme ou d'un signe fixe et reconnaissable à distance. Toutefois, ces combattants doivent alors se distinguer par le port ouvert des armes pendant l'engagement et pendant le temps où ils sont exposés à la vue de l'adversaire alors qu'ils prennent part à un déploiement militaire qui précède le lancement d'une attaque à laquelle ils doivent participer. Celui qui contrevient même à l'obligation de porter les armes ouvertement peut se voir privé de son statut, mais non des garanties y afférentes, au cas où il est poursuivi pour avoir porté les armes illégalement, conjointement ou non avec d'autres infractions »[30]

Protection des hôpitaux : l’article 12 du « Protocole additionnel aux Conventions de Genève du 12 août 1949 » stipule : « Les unités sanitaires doivent en tout temps être respectées et protégées et ne doivent pas être l'objet d'attaques » mais il précise : « En aucune circonstance, les unités sanitaires ne doivent être utilisées pour tenter de mettre des objectifs militaires à l'abri d'attaques. Chaque fois que cela sera possible, les Parties au conflit veilleront à ce que les unités sanitaires soient situées de telle façon que des attaques contre des objectifs militaires ne mettent pas ces unités sanitaires en danger. »[31]

L’article 13 établit que : « La protection due aux unités sanitaires civiles ne peut cesser que si elles sont utilisées pour commettre, en dehors de leur destination humanitaire, des actes nuisibles à l'ennemi. Toutefois, la protection cessera seulement après qu'une sommation fixant, chaque fois qu'il y aura lieu, un délai raisonnable, sera demeurée sans effet. »

On notera que le fait « que le personnel de l'unité est doté d'armes légères individuelles pour sa propre défense ou pour celle des blessés et des malades dont il a la charge », que « l'unité est gardée par un piquet, des sentinelles ou une escorte », qu’il se trouve « dans l'unité des armes portatives et des munitions retirées aux blessés et aux malades et n'ayant pas encore été versées au service compétent » ou que « des membres des forces armées ou autres combattants se trouvent dans ces unités pour des raisons médicales » ne constituent pas les « actes nuisibles » évoqués.

3-      Conclusion provisoire

Au moment où nous terminons cette note, une trêve provisoire a été conclue entre Israël et le Hamas grâce à l’intermédiation du Qatar, des Etats-Unis et de l’Egypte.

Cette trêve prévoit la libération d’un certain nombre d’otages israéliens (au moins 50 femmes et enfants) en échange de quatre jours d’arrêt des combats et de la livraison de médicaments et d’aide humanitaire. Elle pourrait être prolongée d’un jour pour chaque libération complémentaire d’un groupe d’au moins dix otages.

Mais il ne faut pas s’y tromper. Si la libération des otages est bien l’un des buts de guerre d’Israël, le principal de ces EFR reste la destruction du Hamas en tant que force militaire et politique, ce qui implique que les combats continueront à Gaza, puis dans d’autres localités de la zone (Khan Younès, Jabalia…).

Un arrêt total et définitif des opérations avant que cet objectif ne soit atteint n’est donc pas envisageable. Pour Israël, ce serait une défaite, et, dans le contexte « post 7 octobre », la défaite n’est pas une option envisageable. Ni pour le gouvernement israélien, ni pour la société.   

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[1] Le Général de division Vincent Desportes a été directeur du Centre de doctrine et d’emploi des forces (aujourd’hui Centre de Doctrine et d’Enseignement du Commandement) de l’Armée de Terre française. Cette citation est extraite de sa préface à Guerres Urbaines, Nouveaux Métiers, Nouveaux Soldats d’Antoine Tisseron, Economica, Paris, 2007.  

[4] Le festival de musique de Re’im, dans le désert du Néguev, les kibboutzim de Beeri, Kfar Aza, Nir Oz, Nirim, le mochav Netiv HaAsara, les villes d’Ofakim et Sderot, les bases militaires de Re’im et Nahal Oz.

[5] Chiffres arrêtés au 13 novembre 2023.

[7] Carlos Marighela, Manuel du Guérillero Urbain, Brésil 1969, reproduit dans : https://perspective.usherbrooke.ca/bilan/servlet/BMDictionnaire/1906

[8] Nous nous plaçons bien entendu ici, délibérément du point de vue du Hamas et de ceux qui le soutiennent : les attaques du 7 octobre ne se sont pas déroulées en Cisjordanie et n’ont pas visé une « puissance occupante » mais une population civile vivant dans les frontières internationalement reconnues et admises de l’Etat d’Israël. 

[9] Pierre Mannoni, Le terrorisme comme arme psychologique ou les triomphes du paradoxe, Journal des Psychologues, 2008/4 (n°257), pages 28 à 32.

[10] Ibid.

[11] En France, les militaires définissent la « guerre asymétrique » comme un type de conflit « dans lequel il y a disparité de nature des buts de guerre, des moyens et des manières d’agir. » Voir Colonel Philippe Coste, Tactique Générale, Armée de Terre, Centre de Doctrine d’Emploi des Forces, Paris, juillet 2008 :  https://www.c-dec.terre.defense.gouv.fr/images/documents/documents-fondateurs/ft-2_hq.pdf     

[12] Voir notamment le site de l’United States Military Academy (USMA, West Point) : https://mwi.westpoint.edu/urban-warfare-project/ 

[13] Carl von Clausewitz, De la Guerre, Librairie académique Perrin, Paris, 1999, page 214.

[14] Louis Di Marco, Urban Operations in Ukraine: Size, Ratios, and the Principles of War, https://mwi.westpoint.edu/urban-operations-in-ukraine-size-ratios-and-the-principles-of-war/

[15] John Spencer and Jayson Geroux, Defending the City: an Overview of Defensive Tactics from the Modern History of Urban Warfarehttps://mwi.westpoint.edu/defending-the-city-an-overview-of-defensive-tactics-from-the-modern-history-of-urban-warfare/

[17] Voir : Urban Warfare Project, Cas Study #2 – Mosul, par John Spencer et Jayson Geroux : https://mwi.usma.edu/urban-warfare-project-case-study-2-battle-of-mosul/

[18] Philippe Coste, Tactique Générale, Armée de Terre, Centre de Doctrine d’Emploi des Forces, Paris, juillet 2008.

[19] Ibid.

[20] Ibid.

[21] Pour une approche détaillée de la guerre des tunnels, on se reportera à l’article du Colonel John Spencer : Underground nightmare: Hamas tunnels and the wicked problem facing the IDF, Modern War Institute (West Point), 17 octobre 2023 ; https://mwi.westpoint.edu/underground-nightmare-hamas-tunnels-and-the-wicked-problem-facing-the-idf/

[22] John Spencer a passé vingt-cinq ans dans l’armée américaine. Il est titulaire de la chaire d'études sur la guerre urbaine au Modern War Institute (West Point, United States Military Academy). Il a fondé et dirige le seul groupe de travail international existant sur la guerre souterraine.

[23] Ibid.

[28] Spencer, Ibid.


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