Journée sanglante au nom de l'amour du prophète au Pakistan



 

La diffusion d’extraits du film « L’innocence des musulmans » sur Youtube au début du mois de septembre a provoqué une explosion de colère à travers le monde arabo-musulman. Parti d’Egypte et de Libye, ce mouvement a jeté des centaines de milliers de manifestants dans les rues de Casablanca, Tunis, Kaboul ou Jakarta. Le pays le plus touché a été le Pakistan. Des émeutes d’une rare violence s’y sont soldées par un bilan d’une vingtaine de morts et de plusieurs centaines de blessés, ainsi que par la destruction de dizaines de bâtiments officiels, de commerces, d’établissements financiers, de cinémas, de stations-service, de véhicules, etc. Le gouvernement avait pourtant décrété un jour férié national (Ishq-e-Rasool Day) le vendredi 21 septembre pour éviter des débordements et permettre à la population de célébrer pacifiquement son « amour du prophète » Au-delà de la question du blasphème ou du choc des civilisations, ces évènements mettent donc une nouvelle fois en lumière un problème structurel de violence politique et l’incapacité du gouvernement à y apporter une réponse.

 

Témoignage des ambiguïtés du pays face à cette violence, des responsables politiques influents se sont publiquement félicités de la mobilisation du peuple à l’issue d’Ishq-e-Rasool Day. Le secrétaire général de l’Assemblée des Oulémas (Jamiat Ulema-e-Islam), Maulana Fazal-ur-Rahman, relais du Parti du Peuple pakistanais (PPP) du président Ali Zardari dans la mouvance islamiste, a congratulé la nation pakistanaise pour le succès des manifestations. Ghulam Ahmad Bilour, ministre fédéral des Chemins de fer et membre influent du National Awami Party à Peshawar, a offert une prime de 100 000 dollars à celui qui tuerait le réalisateur de « L’innocence des musulmans ». Le gouvernement a pris ses distances avec ces déclarations. Elles témoignent néanmoins des relations incestueuses qui unissent des politiciens de premier plan avec les milieux les plus extrémistes de la société pakistanaise.

 

Un problème endémique de la société pakistanaise

 

Les violences religieuses et politiques et les émeutes représentent le quotidien de toutes les grandes villes pakistanaises. On notera cependant que le bilan le plus lourd d’Ishq-e-Rasool Day a été enregistré à Karachi, capitale de la province du Sindh et poumon économique et financier du pays. Notons qu’il se produit en moyenne 122 manifestations violentes chaque année à Karachi depuis 1988, et que plus de 1 700 personnes y ont été victimes d’assassinats ciblés au cours des premiers mois de 2012. La guerre sans merci que se livrent des partis politiques alliés à des groupes criminels pour le contrôle de quartiers entiers de la métropole explique cette instabilité chronique. De plus, des équilibres ethniques, religieux, économiques et politiques locaux extrêmement fragiles ont été bouleversés par l’afflux de dizaines de milliers de réfugiés pachtounes chassés des zones tribales du nord-ouest et de la province de Khyber Pakhtunkhwa par les inondations et la guerre.

Le gouvernement, qui a promis de rétablir le calme à Karachi à « n’importe quel prix », fait porter la responsabilité de cette violence sur les groupes talibans qui se seraient infiltrés parmi les réfugiés pachtounes. La dégradation de la situation socio-économique et la modification des structures ethniques et religieuses de la ville ont en effet favorisé l’affirmation des partis islamistes qui ont joué un rôle primordial dans la mobilisation contre « L’innocence des musulmans ». Malgré les fréquentes rodomontades du président Zardari et de l’ancien ministre de l’Intérieur Rehman Malik, les autorités ont surtout démontré leur incapacité totale à maîtriser une ville gangrénée par la misère et la corruption politique. Au contraire, le gouvernement  a toujours choisi de céder aux revendications des partis les plus extrémistes, en durcissant notamment la législation anti-blasphème qui a déjà conduit à de très nombreux excès contre les communautés chrétienne et chiite du pays.

 

Furie contre les Etats-Unis

 

Ce climat préexistant de violence explique le bilan des émeutes de Karachi. Des incidents se sont également déroulés dans le reste du pays, y compris à Islamabad et à Rawalpindi, où des partis islamistes avaient appelé leurs sympathisants à se réunir en masse pour dénoncer l’insulte faite au prophète. Consciente des risques pour les représentations diplomatiques, les intérêts économiques et les ressortissants américains résidant dans le pays, l’ambassade des Etats-Unis a acheté des espaces publicitaires sur des chaines de télévision locales. Les images de Barack Obama et Hillary Clinton condamnant le blasphème dans des déclarations sous-titrées en ourdou n’auront cependant pas été suffisantes pour rétablir une bonne image des Etats-Unis dans l’esprit de la majorité des Pakistanais.

 

En Libye, l’assassinat de l’ambassadeur Chris Stevens par une milice islamiste a déclenché la colère d’une population restée favorable aux Etats-Unis après la chute du régime Kadhafi. Au Pakistan, la réception de « L’innocence des musulmans » a traduit au contraire le sentiment croissant d’antiaméricanisme qui traverse la société. Les relations entre Islamabad et Washington se sont constamment dégradées depuis 2008 et l’intensification de la guerre des drones dans les zones tribales qui longent la frontière afghane. Les Etats-Unis dénoncent le manque d’efforts de leur allié traditionnel dans la lutte contre le terrorisme, alors que le Pakistan les accuse en retour de violer systématiquement sa souveraineté nationale. Les frappes de drones dans des villages isolés et les pertes civiles ont également accentué le sentiment d’hostilité envers l’Amérique.

 

Le moindre prétexte était donc suffisant pour déclencher une explosion de violence incontrôlable. Alors que le pays traverse une très grave crise politique depuis la destitution du Premier ministre Yousouf Raza Gillani par la Cour Suprême en juin 2010, les appels du gouvernement et des partis laïques à manifester pacifiquement sont apparus comme un nouvel aveu de faiblesse. Décrédibilisé par des scandales de corruption successifs et par la dégradation de la situation sociale et économique, le gouvernement est encore perçu comme un vassal des Etats-Unis par une grande partie de la population. Dans ce contexte, la « journée d’amour du prophète » a été reçue par les mouvements extrémistes comme un blanc-seing pour déverser leur haine de l’Occident, et surtout pour affirmer publiquement leur influence sur la société en dehors de tout processus démocratique.

 

 

 

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