L’UTILISATION DE LA LOI ET DE LA JUSTICE MILITAIRE POUR RÉPRIMER LA « DISSIDENCE POLITIQUE » AU LIBAN : LE CAS OMAR HARFOUCH



 

Le ressortissant libanais (mais résidant en France depuis 30 ans) Omar Harfouch, militant de longue date contre la corruption au Liban, a été, récemment, accusé de « trahison » pour avoir « entretenu des contacts avec des ressortissants israéliens ». Il est l’objet d’un mandat d’arrêt et pourrait être jugé devant un tribunal militaire. L’occasion de faire le point sur une législation et une pratique trop souvent utilisée pour faire taire toute voix dissidente au pays des Cèdres.

 

1-     « L’Affaire Omar Harfouch » : rappels des éléments factuels

Le 29 mars 2023, en fin d’après-midi, Monsieur Omar Harfouch assistait à une conférence organisée au siège du Parlement européen, à Bruxelles, sur le thème « Stop supportig terrorism ».

A un moment donné, la présidente de la séance décidait de donner la parole à Monsieur Harfouch (qui était assis dans la salle et n’était pas présent sur l’estrade, aux côtés des principaux intervenants) et celui-ci évoquait brièvement (durant environ trois minutes) la question de la corruption au Liban.

Dans les jours qui suivaient, il était violemment pris à partie, à Beyrouth, par des médias de gauche, le Hezbollah[1] et les autorités libanaises qui l’accusaient « d’être entré en contact avec un Etat ennemi » (Israël). Le quotidien al-Akhbar, réputé « proche du Hezbollah[2] » se montrait particulièrement virulent à son égard. 

La justice militaire ouvrait alors une procédure contre Monsieur Harfouch pour « Trahison » et diffusait un mandat d’arrêt à son encontre. Omar Harfouch est, depuis, l’objet d’une véritable campagne de haine et de dénigrement.

Voici les faits concrets, exposés le plus objectivement possible. Passons maintenant à leur analyse et à celle du contexte dans lequel se déroule l’affaire. 

 

2-     Qui est Omar Harfouch ? Pourquoi et comment est-il persécuté par les autorités libanaises ?

Fils d’un professeur de littérature arabe, Omar Harfouch, pianiste et hommes d’affaires, est né le 20 avril 1969 à Tripoli et possède la nationalité libanaise, à laquelle il est toujours resté fidèle[3].

Après avoir obtenu un premier prix de piano dans un concours prestigieux, il a étudié cet instrument en Union soviétique où il a également suivi une formation en diplomatie à l’Académie diplomatique de Moscou (qui dépendait du ministère des Affaires étrangères de l’URSS) au sein de laquelle il a notamment été l’élève de Yevgeni Primakov (29.10.1929 – 26.06.2015) qui devait occuper de hautes fonctions sous la présidence de Mikhaïl Gorbatchev. En 2014, il a épousé Yulia Lobova, un mannequin russe, et vit à Paris depuis 1994.

Il a fait fortune en Ukraine à l’âge de 28 ans après avoir fondé, avec son frère Walid, l’une des premières stations radio FM « Supernova ». Après avoir représenté l’agence de top models Elite en Ukraine, il devient l’organisateur du concours international Elite model Look, de 1997 à 2000. Il s’est fait connaître du grand public en France en participant en 2006 à l’émission de télé réalité « Je suis une célébrité, sortez-moi de là » au profit de Reporters sans frontières (RSF). On l’a vu, par la suite, dans de nombreux autres talk-shows.

Présenté par certains médias comme un « jet-setteur » (ce qui est une manière évidente de tenter de le discréditer, un peu comme quand les partisans de Moscou insistent sur le fait que le président ukrainien Volodymyr Zelenski est un ancien humoriste, voire un « clown »), Monsieur Harfouch est pourtant aujourd’hui, essentiellement, un homme politique et un activiste de la lutte contre la corruption et pour des réformes institutionnelles au Liban.

Il est également fortement engagé pour la cause des femmes. Dès le début des années 2000, il avait dénoncé l’exploitation sexuelle de certains mannequins de l’agence Elite et contribué à ce qu’une loi en France interdise le mannequinat aux jeunes filles de moins de 16 ans.

Le 12 octobre 2012, il organisait une conférence au Parlement européen, à Bruxelles, avec une dizaine d'anciens mannequins pour réfléchir à la façon dont l'Union européenne pouvait s'engager dans le combat contre les violences faites aux femmes. En 2021, il organisait une table ronde au Sénat pour donner la parole à d’anciens mannequins de l’agence Elite victimes d’agressions sexuelles.

Harfouch n’est pas un homme qui laisse indifférent. On l’aime ou on le déteste. Et, le cas échéant, on n’hésite pas à le diffamer.

Mais son combat principal, il le consacre à son pays d’origine, le Liban.

Soucieux des problèmes des déchets dans la ville de Tripoli, il lance une série de séminaires sur l’environnement au Sénat français avec Nathalie Goulet (sénatrice de l’Orne) et en 2018 il organise une rencontre entre des sénateurs français et le président Michel Aoun.

2.a. Un combat acharné contre la corruption

Pour lutter contre la corruption de ceux qui détiennent le pouvoir au Liban, il lance en 2019, une pétition sur la plateforme « Change.org » demandant le gel des fonds publics libanais dans les banques européennes, la mise sous tutelle de la banque centrale et la mise en place d’une autorité de la transparence de la vie publique avec obligation de déclaration de patrimoine. Le succès de cette mobilisation (plus de 100 000 signatures ont été recueillies dès les premiers jours de mise en ligne du texte) a permis de faire inscrire cette question à l’agenda du Parlement européen.

A son initiative, le juge français Charles Prats (spécialiste de la fraude fiscale) et la sénatrice Nathalie Goulet se sont rendus au Liban pour rencontrer le procureur financier Ali Ibrahim. Prats et Goulet sont également intervenus lors de conférences avec des juristes et des avocats afin de les aider à créer les outils nécessaires pour lutter contre la corruption, le blanchiment d'argent, l'évasion fiscale, et permettre le retour de l’étranger de l'argent volé.

Particulièrement ému par les explosions du port de Beyrouth, le 4 août 2020, il rend hommage à la capitale libanaise, un mois plus tard, lors d’un concert au Sénat français au cours duquel il présente sa nouvelle composition « Beyrouth ne meurt pas ».

Mais Omar Harfouch a surtout compris qu’au-delà de la lutte contre la corruption, ce sont les institutions libanaises qu’il fallait changer. Il souhaite donc l’instauration d’une troisième république, laïque. En mai 2022, alors qu’il est quasiment inconnu au Liban, il s’est présenté sans succès aux élections législatives libanaises et s’est fait remarquer par des propositions audacieuses allant des changements institutionnels, déjà évoqués, à l’attribution de la nationalité libanaise aux enfants de réfugiés palestiniens nés dans le pays.

En France, son engagement lui a valu une véritable reconnaissance : en mars 2023, il a reçu le prestigieux prix « Olivier de la paix » pour son courage dans sa lutte contre la corruption au Liban.

Mais au Liban, ses combats lui ont valu la haine tenace de « l’establishment ». Son avocat à Beyrouth, Joseph Elie Raphael, fait état d’une plainte du Premier ministre libanais, Najib Mikati, déposée le 4 avril dernier pour « diffamation et calomnie », « divulgation de la confidentialité de l’instruction », « incitation et provocation au conflit interne et sectaire ».

En cause notamment, la mention par Harfouch dans la presse libanaise de l’existence d’une enquête menée à Monaco visant Mikati[4] pour blanchiment d’argent.

Il est vrai que Mikati a de quoi en vouloir à Omar Harfouch. Ce dernier ne s’est pas contenté de discours. Pour concrétiser son engagement contre la corruption dans son pays natal, il n’a pas hésité à transmettre à la justice monégasque des documents tangibles mettant en cause non seulement Mikati mais aussi le gouverneur de la Banque du Liban, Ryad Salameh, apportant ainsi la preuve que ce dernier aurait fait passer illégalement à Monaco plusieurs dizaines de millions d’euros. Ces fonds seraient hébergés par la Banque Richelieu Monaco[5], une filiale de la Société Générale de Banque au Liban S.A.L. dont le président, CEO et principal actionnaire n’est autre que Anton Sehnaoui[6].     

Depuis, l’enquête s’est accélérée. La France, l’Allemagne et Luxembourg ont saisi 120 millions d’euros appartenant à Salameh[7]. Et, en mars dernier, le banquier libanais Marwan Kheireddine (un proche de Mikati[8]), président de la banque privée Al-Mawarid, était interpellé à Paris et longuement interrogé par la juge du pôle financier Aude Buresi qui décidait de le mettre en examen. Selon diverses sources, les révélations de Kheireddine  « auraient encore alourdi les charges pesant contre M. Salamé et son entourage »[9] [10].

Notons enfin que M. Sehnaoui lui-même est soupçonné d’être lié à des affaires de corruption[11] et qu’il serait à l’origine d’une campagne de diffamation menée, en France comme au Liban, en vue de discréditer Omar Harfouch[12].

Omar Harfouch, donc, est « l’homme à abattre » pour l’establishment beyrouthin.

Le mandat d’arrêt qui le vise aujourd’hui n’est que la suite logique de cette vendetta politique lancée par ses adversaires.

Cette accusation de « liens avec Israël » constitue d’ailleurs, remarquons-le, une deuxième tentative d’utiliser le même argument pour faire taire Omar Harfouch.  

En 2022, alors qu’il se présentait aux élections, de multiples plaintes ont été déposées contre lui : on lui reprochait n’importe quoi. Jusqu’à un simple like sous un post sur les réseaux sociaux, tout était bon pour l’intimider. Mais l’attaque la plus hargneuse fut le fait d’une douzaine de personnes qui, une semaine avant le scrutin, déposèrent plainte pour de supposés contacts entre Harfouch et une journaliste américano-israélienne, Daphné Barak. Tous deux avaient participé à un voyage en Libye en 2004 (ce qu’Omar Harfouch raconte dans un de ses livres), mais la journaliste n’avait passé qu’une journée sur place, les autorités libyennes l’ayant renvoyée chez elle du fait de sa nationalité israélienne.

Comme on le verra plus bas dans l’évocation d’un autre cas, ces faits étaient largement prescrits (la prescription étant de dix ans et ce « contact » supposé s’étant produit 18 ans avant le dépôt de la plainte…). L’action en justice fut pourtant déclarée recevable par le procureur général Ghassan Oueidate qui décida de renvoyer Harfouch devant la justice militaire pour trahison et révélation de secrets d’Etats.

Il n’est pas inutile, ici, de rappeler que le procureur Oueidate n’est pas n’importe qui. Considéré comme « le bouclier de l’establishment » - pour reprendre les termes du grand quotidien libanais francophone L’Orient-Le Jour[13] -, Oueidate est le même magistrat qui décida de classer sans suite l’enquête de corruption ouverte par Ghada Aoun contre Najib Mikati, qui n’a jamais pris aucune mesure sérieuse pour enquêter sur l’enrichissement suspect du gouverneur de la banque du Liban, Ryad Salame (qui fait aujourd’hui l’objet de deux mandats d’arrêt internationaux délivrés par Paris et Berlin pour des suspicions de corruption) et qui fait tout, depuis près de trois ans, pour freiner l’enquête sur l’explosion du port de Beyrouth. Son implication dans cette sombre affaire lui a d’ailleurs valu une inculpation[14] par le courageux juge d’instruction Tarek Bitar qui tente, en dépit d’énormes pressions et de menaces constantes, de faire la lumière sur le drame d’août 2020.

Dans l’affaire actuelle, c’est une autre magistrate libanaise qui a été instrumentalisée : la juge d’instruction de Tripoli, Samaranda Nassar, qui a délivré le mandat d’arrêt contre Omar Harfouch. Une fois de plus, Mme Nassar n’est pas n’importe qui. Réputée proche du Courant Patriotique Libre (CPL, un parti chrétien entretenant des relations privilégiées avec le Hezbollah), protégée par Ghassan Oueidate, elle a été pressentie un temps comme suppléante du juge Tarek Bitar dans l’enquête sur les explosions du port de Beyrouth[15]. Les familles des victimes, ainsi que de très nombreux observateurs y ont vu une nouvelle tentative d’étouffer l’instruction dans le but de protéger le Hezbollah et la clique dont la corruption et l’incompétence ont permis au drame de se produire.  

Bien entendu, on peut toujours penser que l’acharnement du Premier ministre Mikati, du procureur Oueidate, de Madame Nassar et d’autres contre un homme qui dénonce la corruption que le gouvernement s’acharne à couvrir est dû au simple hasard…

D’autres trouveront curieuse cette coalition de politiques et de fonctionnaires contre celui qui les attaque sans relâche depuis des années. 

   

3-     Ce que disent les lois libanaises sur les contacts avec Israël

D’un point de vue juridique, un état de guerre existe entre le Liban et Israël depuis 1948. Le Liban ne reconnait pas Israël et n’a donc pas de relations diplomatiques avec cet Etat. Une convention d’armistice a été signée le 23 mars 1949 et un accord de paix avait été conclu le 17 mai 1983[16] mais a été annulé le 15 juin 1987. 

Les interactions entre Libanais et Israéliens sont largement abordées dans une loi de boycott d'Israël datant du 23 juin 1955. Cette loi (votée à l’instigation de la Ligue arabe) interdit à toute personne physique ou morale d'entrer en contact avec des Israéliens ou des personnes résidant en Israël. Elle interdit également tout type de transactions, commerciales, financières ou autres. Ce crime est passible de trois à dix ans de travaux forcés. L’article premier de cette loi de boycott stipule en effet : « Il est prohibé à toute personne physique ou morale de contracter soi-même ou par intermédiaire une convention avec des organismes ou des personnes résidentes en Israël, ou dans l’intérêt d’Israël, et ceci chaque fois que l’objet de la convention est une transaction commerciale ou une opération financière ou toutes autres affaires de toute nature qu’elles soient ».

L’article 285 du code pénal libanais punit les relations commerciales entre un Libanais ou un résident du Liban et un ressortissant ou un résident d'un « pays ennemi » [comprendre : Israël].

L'article 50 du Code de justice militaire donne aux tribunaux militaires la prérogative de juger ces affaires.

Dans un article extrêmement documenté publié il y a plus de dix ans[17], le chercheur en droit civil Bchara Karam se penchait sur cet arsenal législatif : « Le sujet est sensible, car l’ambiance générale laissée par le discours politique est que toute relation est interdite, de quelle nature fut-elle. Mais des fois, on exagère : une poignée de main entre Miss de beauté, un concert d’un groupe de rock qui est passé par Israël lors de sa tournée, une publicité israélienne dans un site internet libanais, tout cela est aux yeux des politiciens autant d’actes de trahison et traîtrise. Or, qu’en dit le droit ? Devant la clameur constante de sanctions, il est convenable de rappeler le grand principe de droit pénal qui veut qu’il n’y ait ni crime ni sanction sans texte. Et, comme il serait difficile que le législateur ait tout prévu, et tout sanctionné, il en découle alors, au moins théoriquement, qu’il existerait une marge de permissivité dans les relations entre les deux pays. »

Ainsi Karam développe l’exemple suivant : une société libanaise était entrée en pourparlers avec une société étrangère présumée figurer dans la sphère des sociétés boycottées. L’affaire se retrouve devant la Cour de cassation pénale, qui considère qu’il n’y a pas d’infraction à la loi de boycott : «  A supposer qu’il y ait eu des réunions au siège de la société étrangère à Londres pour discuter d’affaires techniques relatives à la comptabilité, en présence de représentants du Liban et d’Israël, cela ne rentre pas dans le concept de l’article premier de la loi de boycott d’Israël étant considéré qu’il n’a pas résulté en une signature de conventions commerciales ou financières ou autres avec les Israéliens ».

« Les simples pourparlers, donc, sont chose permise », conclut-il.

Quant à l’accusation, fréquemment avancée, de « trahison » : « Un autre arrêt a aussi refusé d’appliquer ce même article tant que n’a pas été prouvée l’intention (qualifiée) de trahison en vue de nuire à la sécurité de l’Etat. (Cass.Lib.Crim. 6ème ch., 4/11/1997, Revue Cassandre, 1997, 11, p.j. 462). En l’espèce, les différents faits qui ont fait planer le doute sur les « accusés » sont : le fait de monter dans une voiture d’agents israéliens, le fait d’être vu avec ces agents, et le fait d’avoir parlé avec des soldats de l’armée du Liban Sud[18].  Décidément, bavarder avec des Israéliens n’est pas incriminant. Encore, quand bien même il y a bavardage avec des agents israéliens, le bavardage doit porter sur des informations. Quelles informations ? La Cour de cassation rappelle qu’il doit s’agir d’informations secrètes, au sens de l’article 281 C.Pénal. Or, un berger qui avait rapporté aux israéliens des informations comme la constatation de l’existence d’obus dans un terrain quelconque, ou le fait que des Palestiniens ont détruit une maison, donner la description de tel individu, des précisions géographiques sur base d’une carte aérienne, etc. n’a pas été considéré comme ayant rapporté des informations secrètes, car ses informations étaient apparentes et non conservées secrètement. (Cass.Lib.Crim. 6ème ch., numéro 215, 8/12/1998, Revue Cassandre, 1998, 12, p.j. 1197) ».

 

4-     Rôle et importance de la justice militaire au Liban

Dans un rapport présenté en novembre 2010 à une session de l’OHCHR[19], l’ONG Alkarama (une organisation créée en Suisse en 2004 pour défendre les droits de l’homme dans le monde arabe) faisait le point sur l’existence et le fonctionnement des tribunaux militaires au Liban[20] : « Des modifications ont été apportées au Code pénal libanais du 1er mars 1943 en vertu de la loi du 01/11/1958, aussi connue sous le nom de la loi contre le terrorisme. Ces modifications ont, d’une part, élargi le champ d’application des crimes punissables de la peine de mort, et, d'autre part, supprimé la compétence des juridictions pénales ordinaires dans de nombreuses affaires qui relèvent depuis de la compétence des tribunaux militaires. Ces juridictions militaires sont composées de magistrats qui sont des officiers de l'armée n’ayant pas nécessairement une formation juridique. »

L’organe principal de la justice militaire est la Cour militaire permanente qui siège à Beyrouth et est composée de cinq juges dont un seul est civil. Depuis de nombreuses années, la compétence des tribunaux militaires a été étendue à certaines infractions pénales commises par des civils alors que les faits qui semblent leur avoir été imputés ne constituent pas des infractions à caractère militaire. La comédienne et militante féministe Shaden Fakih a ainsi, par exemple, fait l’objet de poursuites devant la justice militaire pour des tweets et messages humoristiques critiques envers les autorités (durant le confinement lié au COVID-19, elle avait demandé qu’on lui livre des serviettes hygiéniques à domicile…)[21]

Le fonctionnement de la justice militaire est fixé par une loi du 13 avril 1968. Les garanties assurées aux prévenus en vertu de cette loi sont moindres que celles devant la justice ordinaire, notamment quant aux droits de la défense et au droit à un procès équitable et public, ce qui est en contradiction avec le principe de l’égalité entre les citoyens devant la loi. De plus, les juridictions militaires dépendent du ministère de la Défense[22] qui exerce sur elles un pouvoir hiérarchique direct.

Autre tribunal d’exception : le Conseil de justice, compétent notamment pour toute affaire relevant de la sécurité interne ou externe de l’Etat tels que les crimes de trahison, d'espionnage ainsi que les atteintes à la sécurité ou à l’unité nationale.

Le Conseil de justice ne dispose pas d’une structure d’enquête propre, ce qui a pour conséquence qu’il fonde souvent ses décisions sur les enquêtes préliminaires effectuées par les services de sécurité, en particulier les renseignements militaires. Il est, de plus, éminemment politique : « Le Conseil de justice […] est souvent considéré comme une juridiction politique en raison du lien organique qui le lie aux autorités politiques : le Conseil est saisi par un décret pris en Conseil des ministres qui décide des affaires qui lui sont déférées.[23] »

 

5-     Discussion du cas précis de M. Omar Harfouch

5.a. Ce que l’on reproche à Omar Harfouch

Nous soulignons d’emblée qu’il est difficile de savoir, dans le détail, ce que la justice libanaise reproche à Monsieur Harfouch. En effet, le mandat d’arrêt n’a été signifié ni à l’intéressé ni à ses avocats (ce qui n’est pas anormal en soi, l’existence ou non d’un mandat d’arrêt relevant, dans la plupart des pays, du secret de l’instruction, ce qui est logique et vise à empêcher celui qui en est l’objet de s’y soustraire) qu’ils soient libanais ou français.

Il est dès lors impossible de déterminer la peine que Monsieur Harfouch encourt et qui, en fonction du délit ou du crime qui lui serait reproché, pourrait aller de trois ans de travaux forcés (si seule l’infraction de « contact avec un ressortissant d’un pays ennemi » était retenue) à la peine de mort si une condamnation était recherchée pour le crime le plus grave (trahison)[24].

Toutefois, au-delà de l’aspect strictement légal des choses, il est important de rappeler que la désignation de M. Harfouch comme un « traître » ou un homme ayant des contacts avec Israël est de nature à lui faire courir un risque majeur en en faisant une cible pour diverses factions extrémistes libanaises, dont le Hezbollah.

De même, si Monsieur Omar Harfouch devait un jour être arrêté au Liban, on pourrait craindre pour son intégrité physique. Comme le soulignait, le 26 juin 2022, Amnesty International et 14 autres organisations de défense des droits humains : « En théorie, le Liban a renforcé sa protection contre la torture. En pratique, la torture reste très répandue. Il est rare que les plaintes donnent lieu à un procès : la plupart sont classées sans suite, aucune enquête efficace n’étant menée. La Loi contre la torture elle-même ne respecte pas les obligations du Liban au titre de la Convention de l’ONU contre la torture. Elle institue en effet un délai de prescription pour les poursuites relatives à des actes de torture, de trois à 10 ans à partir du moment où la victime est libérée de garde à vue ou de prison, en violation des normes internationales qui affirment qu’il ne doit pas y avoir de prescription pour les actes de torture. Par ailleurs, les peines prévues par la loi ne reflètent pas fidèlement la gravité du crime de torture. La loi ne criminalise pas les peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, qui sont pourtant interdits conformément à la Convention de l’ONU contre la torture ; et elle n’interdit pas explicitement le renvoi des plaintes pour torture devant les tribunaux militaires qui, selon les organisations de défense des droits humains, ne sont pas indépendants et ne respectent pas le droit à un procès équitable.[25] »

De telles craintes ne seraient pas exagérées. L’acteur Ziad Itani, qui avait été soupçonné d’être un espion israélien avant d’être blanchi et libéré, a déclaré avoir été enlevé et torturé par des agents des services de sécurité. Aucune mesure sérieuse n’a été prise pour enquêter sur ses déclarations qui semblent crédibles à de nombreux observateurs et aux organisations de défense des droits humains[26].

5.b. Une loi inapplicable et à géométrie variable

Il tombe sous le sens, que le spectre de la législation libanaise afférente aux relations entre Libanais et Israéliens est tellement imprécis et large, qu’elle est, de facto, inapplicable et que son utilisation relève dès lors du « fait du prince », ce qui suffit à en faire un acte arbitraire.

En effet qu’est-ce, juridiquement parlant, qu’un « contact » ? Une longue coopération ? Une discussion ? Une simple poignée de main ? La seule présence dans la même pièce ou la même enceinte ?

Mais si cette dernière définition était retenue, alors les diplomates libanais participant aux travaux de l’ONU (et, entre autres, à son assemblée générale annuelle) devraient tous être poursuivis puisqu’ils se trouvent, de fait, dans la même pièce que des diplomates israéliens et qu’ils participent aux mêmes travaux. Il en irait de même, par exemple, pour des athlètes libanais participant à une compétition sportive internationale comme, par exemple, les Jeux olympiques. Cette simple démonstration par l’absurde suffit à démontrer que l’utilisation ou non de cette loi relève d’une décision politique et non judiciaire et viole dès lors le principe de l’égalité de tous les Libanais devant la loi.[27]

Une évolution très récente complique encore la discussion relative à la pertinence de ces lois et de leur application. A l’automne 2022, un accord était passé entre Beyrouth et Jérusalem – par le truchement des Etats-Unis agissant comme médiateur. Il visait à délimiter la frontière maritime existant entre les deux Etats en vue de l’exploitation du gisement gazier de Karish.[28] On pourrait, à bon droit, argumenter que cet accord constitue les prémices d’une reconnaissance de facto (sinon même de jure) entre les entre deux Etats, mais ceci est un autre débat.

Pour notre part, dans le cadre de notre démonstration, nous nous bornerons à remarquer que le principal négociateur américain de cet accord, Monsieur Amos Hochstein, actuellement conseiller du président Joe Biden pour la sécurité énergétique, est (ou, au minimum, a été[29]) un double national israélo-américain[30] ayant, de surcroit, servi dans l’armée israélienne[31]. Ce point a été largement commenté, tant au Liban qu’en Israël, y compris dans les colonnes du quotidien de référence Haaretz.[32]

Ceci permet de comprendre les limites de l’application de la législation libanaise sur les relations avec Israël. Du point de vue légal, la citoyenneté israélienne possible ou supposée de M. Hochstein et le fait qu’il ait servi dans l’armée israélienne posent une question très claire : les parties libanaises ayant négocié avec lui ont-elles ou non enfreint la loi libanaise ?

Le chercheur de l’Université américaine de Beyrouth Marc Ayoud va même plus loin : « Nous savons tous que les États-Unis en général, même s'il n'était pas israélien... ne donneront pas aux Libanais tout ce qu'ils demandent […] Ainsi, quelle que soit la médiation américaine, elle sera davantage axée sur les profits israéliens, les préoccupations sécuritaires israéliennes, les avantages israéliens, plutôt que sur les avantages libanais. C'est une chose que nous savons au fond de nous-mêmes. »[33]

Nous soulignerons enfin que même le Hezbollah, qui représente certainement la partie libanaise la plus opposée à Israël et à toute normalisation avec cet Etat, a adopté sur cette question, par la voix de son chef, Hassan Nasrallah, une position pour le moins ambigüe, déclarant que son parti « n'exprimera pas d'opinion ou de position concernant la démarcation des frontières » mais reste prêt à affronter Israël si les ressources minérales du Liban « sont en danger. »[34] Pourtant, quelle que soit la nationalité de M. Hochstein, il apparait qu’il a participé à différentes opérations de lobbying au profit d’Israël ou de compagnies israéliennes. [35]

Nous nous félicitons, bien évidemment, que les autorités libanaises puissent ne pas s’intéresser à la nationalité (ou à la double-nationalité) de Monsieur Hochstein ou à son passé. Mais cette péripétie ne peut qu’asseoir l’idée que la législation libanaise sur les contacts avec les Israéliens est à géométrie variable : si ces contacts servent les intérêts économiques du Liban, on les ignorera, mais s’ils permettent de tenter de faire taire un « dissident », on les mettra en avant pour lui nuire.  

On remarquera encore qu’il ne semble plus exister de consensus national ou social, au Liban, sur la question des relations avec Israël (et donc sur celle des rapports que l’on peut ou non entretenir avec des citoyens ou résidents de ce pays). En avril 2022, s’est tenue, à Harissa (centre du Liban) une conférence intitulée « On Reclaiming Neutrality in Lebanon ». Le patriarche maronite Bechara al-Rahi a insisté pour que le pays s’affranchisse de l’influence iranienne et adopte une politique étrangère neutre. Le patriarche, comme plusieurs autres participants ont même abordé le sujet tabou de la normalisation avec Israël. « Nous sommes maintenant partie prenante dans les guerres des autres, alors que nous voulons faire la paix. Nous sommes maintenant une maison pour les prêcheurs de haine, alors que nous voulons répandre l'amour », a ainsi affirmé Toni Nissi, un orateur chrétien qui a ouvert la conférence.

5.c. Discussion du cas particulier de M. Harfouch

Mais revenons-en au cas précis de de M. Omar Harfouch.

Le 29 mars, donc, Monsieur Harfouch est présent dans une salle du Parlement européen accueillant la conférence précitée (« Stop supporting terrorism »). Il importe ici, pour clarifier les choses, de répondre à plusieurs questions :

  • Cette conférence est-elle organisée par l’Etat d’Israël, par une organisation israélienne ou par des ressortissants israéliens ?

La réponse à cette première question est clairement négative.

La conférence se tient à l’initiative de quatre parlementaires européens : Monsieur Antonio López-Istúriez White[36], de nationalité espagnole et membre du Parti populaire (droite), Monsieur Lukas Mandl[37], de nationalité autrichienne, membre du Parti populaire, Monsieur Costas Mavrides[38], de nationalité chypriote, membre du groupe socialiste et Monsieur Bert-Jan Ruissen[39], de nationalité néerlandaise, membre du groupe ECR (Conservateurs et réformistes).

« Techniquement », elle est organisée par l’ONG IMPAC (International Movement for Peace and Coexistence), une « association internationale sans but lucratif » belge et basée à Bruxelles.[40]. IMPAC se donne pour but principal de « promouvoir et lutter pour la défense de l'égalité des chances, les droits de l'homme, la liberté d'expression, la paix et la coexistence entre personnes de différentes origines, notamment en Europe et au Moyen-Orient. » Nulle part dans ses statuts n’apparaît la moindre référence à Israël.

  • Qui sont les participants (orateurs) à cette conférence ?

Outre les quatre parlementaires précités, Madame Patricia Teitelbaum et Monsieur Nigel Goodrich représentant IMPAC, six autres orateurs sont à la table des conférenciers :

  • L’imam Hassan Chalghoumi, Président de la conférence des imams, imam de Drancy ;
  • Itai Reuveni, Directeur de la communication, de NGO Monitor, Jérusalem ;
  • Eric Gozlan, co-Directeur du Conseil International pour la Diplomatie et le Dialogue ; Paris ;
  • Angel Mas, Président d’Action & Communication pour le Moyen-Orient, Madrid ;
  • Claude Moniquet, co-Directeur de l’European Strategic Intelligence & Security Center, Bruxelles[41] ;
  • Arsen Ostrovsky, avocat et Directeur de l’International Legal Forum, Tel Aviv.
  • L'un des participants à cette conférence est-il israélien ?

Cette question n’est pas pertinente au regard du droit et des usages européens et belges, mais l’une des deux organisations (« International Legal Forum » et « NGO Monitor ») sont indubitablement basées en Israël.

  • Monsieur Harfouch est-il un « participant » à cette conférence ?

Monsieur HARFOUCH n’est ni organisateur, ni co-organisateur, ni même « participant » à cette conférence (au sens où il n’en est pas l’un des orateurs). Il y assiste en tant que personne privée, et la Présidente de séance, Madame Teitelbaum, décide de lui donner la parole. Depuis la salle, Monsieur Harfouch évoque alors la question de la corruption au Liban. Il ne s’exprime pas plus de quelques minutes. De plus, ayant été présents dans la salle, nous pouvons témoigner que Monsieur Harfouch n’a eu de « contact », avant ou après sa prise de parole, qu’avec quatre personnes : Madame Teitelbaum, Monsieur Goodrich, l’imam Hassen Chalghoumi et Monsieur Moniquet. Aucune de ces quatre personnes n’est de nationalité israélienne ou n’est résidente israélienne.

  • Monsieur Harfouch pouvait-il connaître la nationalité ou le lieu de résidence des participants (invitants, organisateurs ou orateurs) à cette conférence ?

Si l’on excepte le cas des quatre parlementaires invitants, dont la nationalité a été précisée lors de l’invitation puis, à nouveau, lorsqu’ils ont pris la parole, Monsieur Harfouch n’avait aucun moyen de connaître la nationalité ou le lieu de résidence des organisateurs ou orateurs de cette conférence.

De plus, comme il l’a souligné lui-même dans des interviews, il n’est pas d’usage, en Europe, de s’enquérir de la nationalité des participants à un évènement public.

Pire encore, une telle démarche serait totalement illégale en Belgique[42] :  

  • La Loi tendant à réprimer certains actes inspirés par le racisme ou la xénophobie (dite « Loi contre le racisme ») du 18 aout 198, stipule en son article 7 : « Toute distinction directe fondée sur une prétendue race, la couleur de peau, l'ascendance ou l'origine nationale ou ethnique, constitue une discrimination directe, sauf dans les hypothèses visées aux articles 8, 10 et 11[43]. Toute distinction directe fondée sur la nationalité constitue une discrimination directe, à moins qu'elle ne soit objectivement justifiée par un but légitime et que les moyens de réaliser cet objectif soient appropriés et nécessaires. L'alinéa premier ne permet cependant en aucun cas de justifier une distinction directe fondée sur la nationalité qui serait interdite par le droit de l'Union européenne. »[44]
  • L’article 191 de la Constitution belge stipule : « Tout étranger qui se trouve sur le territoire de la Belgique jouit de la protection accordée aux personnes et aux biens, sauf les exceptions établies par la loi. »[45]
  • Enfin, le Pacte international relatif aux droits civils et politiques[46], adopté à New-York le 19 décembre 1966, établit en son article 2 que : « Les Etats parties au présent Pacte s'engagent à respecter et à garantir à tous les individus se trouvant sur leur territoire et relevant de leur compétence les droits reconnus dans le présent Pacte, sans distinction aucune, notamment de race, de couleur, de sexe, de langue, de religion, d'opinion politique ou de toute autre opinion, d'origine nationale ou sociale, de fortune, de naissance ou de toute autre situation. ». Et en son article 19 : « Nul ne peut être inquiété pour ses opinions. Toute personne a droit à la liberté d’expression ; ce droit comprend la liberté de rechercher, de recevoir et de répandre des informations et des idées de toute espèce, sans considération de frontières, sous une forme orale, écrite, imprimée ou artistique, ou par tout autre moyen de son choix. » Quant à l’article 20 du même Pacte, il établit : « Toute propagande en faveur de la guerre est interdite par la loi. Tout appel à la haine nationale, raciale ou religieuse qui constitue une incitation à la discrimination, à l'hostilité ou à la violence est interdit par la loi. »

On soulignera que ce pacte a été signé par la Belgique le 10 décembre 1968 et ratifié (pour simple rappel, la ratification d’un traité rend son application obligatoire) par le Liban le 3 novembre 1972.[47]

Or, le droit étant un ensemble de règles de valeur inégale (en fonction de l’autorité de l’organe qui a établi la norme), il est régi par une « hiérarchie des normes[48] » qui établit quelle règle a la primauté. Et il est généralement admis que le droit international (concrétisé par des conventions et traités) l’emporte sur le droit national. Le Liban ayant ratifié le « Pacte international relatif aux droits civils et politiques », on pourrait donc argumenter que Monsieur Omar Harfouch, même s’il avait en connaissance de cause participé à un évènement auquel étaient présents des ressortissants ou résidents israéliens, aurait, en fait, obéi à une norme juridique supérieure au droit libanais.

  • La position éthique de Monsieur Omar Harfouch

Au-delà des aspects juridiques que nous venons de soulever et qui lui interdisaient de s’enquérir de l’origine ou de la nationalité des personnes présentes à la conférence, Omar Harfouch insiste sur une position éthique forte : « Je dis et je répète que je refuse de demander qui, dans les personnes que je fréquente ou croise, est israélien ou juif. Sur quelle base le ferais-je ? L’apparence physique ? Un nom de famille ? Si j’acceptais de me livrer à cette démarche, je ne serais ni plus ni moins qu’un raciste et un antisémite. Je ne le ferai jamais »[49]

 

6-     La dénonciation des faits par le quotidien al-Akhbar et ses suites

Dans les jours qui suivirent cette conférence, le quotidien al-Akhbar (voir ci-dessus les notes « 1 » et « 2 ») dénonçait violemment la participation de Monsieur Omar Harfouch à une conférence, dans une salle où se trouvaient « des juifs », « des sionistes », « des pro-Israéliens » et « des Israéliens » (on remarquera, mais ce n’est pas vraiment une surprise, le caractère antisémite des reproches avancés par al-Akhbar).

Selon le quotidien, Omar Harfouch aurait dû, se rendant compte de la situation, quitter la salle sans délai.

Dans la foulée, plusieurs partis politiques déposaient plainte contre lui.

En déplacement à New-York, M. Harfouch apprenait in extremis (alors qu’il était sur un vol vers Beyrouth via Dubaï) que, sur ordre du Premier ministre, un mandat d’arrêt avait été déposé contre lui, et il dut interrompre son voyage. 

A ses yeux, ainsi qu’il nous le confiait, le but recherché était clair : « A peine arrivé, j’aurais été arrêté et transféré dans une prison, sans doute à Tripoli, ma ville natale. Les cellules de la prison à Tripoli accueillent la plupart du temps des dizaines de personnes dans 10 ou 20 m². Relevant d’un mandat d’arrêt pour des questions liées à la sûreté nationale, j’aurais pu y rester des jours, des semaines ou des mois sans jugement et sans même rencontrer un magistrat ou avoir le droit de voir un avocat. Et j’aurais évidemment été en danger de mort. Le but de cette manœuvre était évident : il s’agissait, ni plus ni moins, de me liquider »[50]

 

7-     Autres cas de citoyens libanais poursuivis pour les mêmes raisons

Monsieur Harfouch n’est pas, loin de là, le seul citoyen libanais poursuivi pour avoir eu des contacts ou entretenu des relations avec des citoyens ou des résidents israéliens.

Nous citerons quelques cas pour mémoire :

  • Carlos Ghosn : lorsque l’ancien patron de Renault-Nissan est arrivé au Liban après avoir fui le Japon, un collectif d’avocats libanais a demandé au parquet général d’entamer des poursuites contre lui en raison d’un voyage effectué en Israël. Dans le cadre de ses fonctions et d’un partenariat pour le lancement d’une voiture électrique, Carlos Ghosn s’était en effet rendu en Israël en janvier 2008, et avait même été reçu par le président et le Premier ministre de l’époque, Ehud Olmert et Shimon Peres. En novembre 2020, le parquet annonçait que M. Ghosn ne serait pas poursuivi pour cause de prescription[51].
  • Ziad Doueiri : en 2017, le réalisateur franco-libanais avait eu des démêlés avec la justice libanaise pour des scènes de son film « L’Attentat » tournées en Israël avec des acteurs israéliens. Jugé devant un tribunal militaire, il avait finalement bénéficié d’un non-lieu[52].
  • Kinda el-Khatib : activiste libanaise, elle avait été inculpée en juin 2020 pour avoir eu des contacts avec des ressortissants israéliens et s’était vue accusée « d’espionnage ». Selon son entourage, on lui reprochait surtout des prises de position critiques envers le président de la République de l’époque, le général Michel Aoun, ainsi qu’envers le Hezbollah et l’establishment libanais. Condamnée à trois ans de prison par un tribunal militaire, elle a été libérée le 16 mars 2021 en attente d’un procès en appel[53].

D’autres personnalités ont été violemment attaquées par certains médias ou partis politiques (dont le Hezbollah) mais n’ont pas fait l’objet de poursuites judiciaires. C’est le cas notamment de :

  • Bechara Boutros al-Rahi, patriarche maronite, critiqué à la suite d’un voyage en Terre sainte en mai 2014.
  • Salwa Akar : « Miss Liban » a été dénoncée pour avoir posée pour une photographie aux côtés de « Miss Israël » (Dana Zriek) aux Philippines en octobre 2018. Elle a été déchue de son titre mais n’avait pas fait l’objet de poursuites[54].
  • Amin Maalouf : en juin 2016, le célèbre auteur franco-libanais, membre de l’Académie française, a été la cible de violentes critiques après avoir accordé une interview à la chaîne israélienne i24.

 

8-     En guise de conclusion

Nous pensons avoir démontré sans contestation possible :

  • Que Monsieur Omar Harfouch n’a pas commis le « délit » qui lui est reproché par les autorités libanaises et qu’aucune accusation de « trahison » ne peut être retenue contre lui ;
  •  Que les lois libanaises régissant les relations avec des ressortissants ou résidents israéliens sont obsolètes, qu’elles ne correspondent plus aux réalités contemporaines et qu’elles sont, de surcroît, rejetées par une partie importante de la société libanaise ;
  • Que ces lois sont, de plus, en contradiction avec le droit international et des accords signés par le Liban ;
  • Que la position morale de Monsieur Harfouch, qui refuse toute sélection en fonction de la nationalité ou de la religion, est non seulement éminemment respectable mais inattaquable ;
  • Qu’il ne fait aucun doute que ces lois sont utilisées, au bon vouloir de l’Etat libanais, comme un outil de répression politique de toute attitude « dissidente » ou simplement critique vis-à-vis des autorités ;
  • Que la justice militaire est un instrument parmi d’autres permettant d’exercer cette répression politique ;
  • Que cette utilisation comme outil de répression politique est particulièrement avérée dans le cas d’Omar Harfouch auquel on reproche son combat contre la corruption, sa dénonciation de la corruption des « élites » libanaises (en particulier ses dénonciations concernant le Premier ministre Najib Mikati et le Gouverneur de la Banque du Liban Riad Salameh) ;
  • Que cette persécution politique se double très probablement d’une volonté de faire diversion alors que la « justice » libanaise, remarquablement efficace et diligente quand il s’agit de poursuivre Omar Harfouch pour un délit inexistant ou contestable, est incapable de faire la lumière sur la destruction d’une partie de Beyrouth par les terribles explosions du 4 août 2020 ou de poursuivre des hommes qui, comme Riad Salameh, sont soupçonnés de graves faits de corruption ;
  •   Qu’il ne fait aucun doute que, d’une part, Monsieur Harfouch ne pourrait pas bénéficier d’un procès équitable au Liban et que, d’autre part, les accusations portées contre lui mettent en danger sa sécurité physique et celle de ses proches.

 

En conclusion, nous estimons :

  • Que les autorités européennes (et en particulier françaises puisque l’intéressé est résidant en France depuis trente ans) devraient user de tous leurs pouvoirs pour exiger du Liban l’annulation du mandat d’arrêt délivré à l’encontre de Monsieur Omar Harfouch.
  • Qu’elles devraient entamer un dialogue soutenu avec le Liban pour que les juridictions militaires soient supprimées ou, à tout le moins, pour que leurs compétences soient réduites au jugement de délits ou crimes commis par des militaires dans l’exercice de leur fonction.
  • Qu’elles devraient maintenir une pression ferme pour que les différentes enquêtes en cours pour des faits de corruption (explosion du port de Beyrouth, faits de détournements imputés à M. Salameh etc.) soient jugées dans les meilleurs délais.
  • Qu’à défaut d’arriver à un accord concret sur ce point, les autorités européennes examinent la possibilité, dans le cadre des compétences juridiques qui sont celles des Etats membres de l’Union européenne, d’entamer elles-mêmes les poursuites adéquates. 
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©ESISC 2023

 

[1] Pour simple rappel, le Hezbollah est une organisation politico-militaire chiite née en 1982 et parrainée par l’Iran. Il est impliqué dans de nombreux attentats et prises d’otages au Liban et à l’étranger. Trois de ses membres, Salim Ayyash, Habib Merhi et Hussein Onneissi ont, par ailleurs, été reconnus coupables de l’assassinat de l’ancien Premier ministre libanais Rafiq Hariri (14 février 2005) et de 21 autres personnes, le premier par un jugement définitif du Tribunal spécial des Nations Unies pour le Liban en date du 7 avril 2021, les deux autres par un jugement du 16 juin 2022. Le Hezbollah est considéré comme une organisation terroriste par les Etats-Unis, le Royaume-Uni, l’Australie, la Malaisie, ’Argentine, la Colombie, le Conseil de coopération du Golfe et la Ligue arabe. Le 22 juillet 2013, l’Union européenne a placé sa branche militaire sur sa liste des organisations terroristes.

[2] Son financement est opaque et de nombreux observateurs évoquent des fonds privés proches du Hezbollah, ce qui est démenti par la direction du journal. Son directeur, Joseph Samaha, défend en tout état de cause une ligne politique proche des positions irano-syriennes et farouchement hostile aux Etats-Unis, à Israël et à la France. Voir : https://www.courrierinternational.com/notule-source/al-akhbar .

[3] Par le fait de ses résidences successives, il pourrait pourtant prétendre à la nationalité française mais également ukrainienne, russe ou allemande.  

[4] En 2019, la procureure Ghada Aoun a ouvert une enquête contre Najib Mikati pour « enrichissement illégal » ; en octobre 2021, son nom apparaissait dans les « Pandora Papers », une fuite de près de 12 millions de documents concernant entre autres les comptes offshores de 35 leaders mondiaux et d’une centaine d’autres personnalités. Monsieur Mikati nie toute malversation. On remarquera toutefois qu’en date du 14 mars 2023, une enquête était toujours ouverte à Monaco. Voir : https://www.thenationalnews.com/mena/lebanon/2023/03/14/monaco-says-investigation-of-najib-mikati-will-continue-despite-lebanon-closing-case/ 

[8] Il a été ministre dans l’un des gouvernements de Mikati, entre 2011 et 2013.

[10] On se souviendra que tant qu’ils n’ont pas été reconnus coupables par un jugement définitif, MM Mikati, Salameh, Sehnaoui et toute autre personne citée dans cette note sont réputés innocentes.

[12] L’article suivant qui accuse pêle-mêle Harfouch d’être proche du Hezbollah (qu’il combat depuis des années) et de mener une campagne contre Salameh « qui a évité au système bancaire de s’effondrer totalement et de priver les déposants de leur épargne… » est particulièrement représentatif de ces tentatives de déstabilisation : https://www.entreprendre.fr/omar-harfouch-lancien-playboy-qui-se-verrait-bien-premier-ministre-du-liban/ 

[18] L’Armée du Liban Sud ou ALS était une force supplétive de l’armée israélienne qui a été active au Sud-Liban de 1976 à 2000.

[19] Office of the United Nations High Commissioner For Human Rights.

[24] On remarquera toutefois que, si la peine de mort est toujours inscrite dans le code pénal libanais, entre autres pour le crime de trahison, elle n’a plus jamais été appliquée depuis 2004. 

[27] Constitution du Liban, Article 7,  Lebanese Constitution- En.pdf (lp.gov.lb)

[29] Il est d’usage qu’un citoyen américain ayant une deuxième nationalité renonce à celle-ci s’il est appelé à exercer des fonctions particulières touchant à la sécurité nationale.

[34] Idem (c’est nous qui traduisons).

[35] Idem.

[41] Et l’un des deux signataires de la présente note.

[42] Le droit belge est d’application dans l’enceinte du Parlement européen à Bruxelles.

[43] L’analyse de ces articles, dont la portée est limitée, ne se justifie pas dans le cadre du présent rapport.

[49] Entretien avec Omar Harfouch, 22 mai 2023.

[50] Entretien avec Omar Harfouch, 22 mai 2023.


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